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Les jeux sont faits

Le 20 décembre 1999, Macao retourne à la Chine. Le Portugal aurait souhaité que cette restitution soit repoussée jusqu’en 2007 afin que celle-ci coïncide avec le 450ème anniversaire de son implantation en terre chinoise (1557) mais la Chine populaire a insisté pour recouvrir « l’exercice de sa souveraineté » sur ce petit territoire avant la fin du XXème siècle.

Cet empressement tardif met au jour toute l’ambiguïté de la situation présente de Macao. Située à l’extrémité occidentale du delta de la Rivière des Perles dont la rive orientale est fermée par Hong Kong, Macao a depuis longtemps lié son sort et son avenir à celui de l’ancienne colonie britannique, revenue « dans le giron de la mère patrie » le 1er juillet 1997.

Après la chute de l’Empire mandchou (1911), l’ensemble des forces révolutionnaires chinoises — en particulier le Kuomintang et le PC chinois — ont manifesté leur volonté de reprendre le contrôle de ces deux territoires. Si l’établissement du régime nationaliste à Nankin en 1927 a permis d’avancer dans cette direction, en faisant notamment de la fermeture des concessions étrangères un de ses objectifs prioritaires — celles-ci, après une phase de réformes entamée en 1928 seront définitivement démantelées en 1943 —, la guerre sino-japonaise puis la rébellion communiste l’ont empêché de mettre à exécution ce dessein.

Or, la victoire des troupes de Mao Zedong contre celles de Tchiang Kaï-shek, en 1949, a probablement contribué — n’est-ce pas le moindre des paradoxes historiques ? — à repousser d’un demi-siècle le retour à la Chine de Hong Kong et de Macao. Si le KMT a également en son temps usé de l’argument d’opportunité selon lequel ces deux colonies devaient être récupérées lorsque la situation serait « mûre », politiquement isolé et économiquement autarcique, le régime communiste avait autrement besoin de conserver à ses portes ces deux symboles d’un capitalisme pourtant honni. Affectionnant la vulgarité paysanne de son Hunan natal, Mao compara un jour Hong Kong à une verrue située sur le « cul de la Chine ». Mais c’était une manière de masquer la situation de vulnérabilité économique extrême dans laquelle se trouvait son pays. En d’autres termes, toute remise en question du statut de Macao aurait eu des répercussions sur Hong Kong et donc sur le développement de la Chine populaire.

Ainsi, afin de ne pas déstabiliser la place financière et commerciale de Hong Kong, par deux fois — en 1966, lors de la Révolution culturelle, puis après la Révolution des œillets de 1974 — le régime maoïste a supplié les autorités portugaises de ne pas abandonner Macao. Et il fallut attendre le lancement des réformes et l’ouverture du pays, en 1979, pour que les responsables désormais réformistes de la Chine populaire et, au premier chef Deng Xiaoping, commencent à se soucier de mettre fin à l’« humiliation » insupportable que constituait la présence européenne dans ces deux territoires. Le contraste avec la manière pour le moins musclée dont l’Inde indépendante récupéra les comptoirs français (1954) et surtout le territoire portugais de Goa en 1961 est à cet égard éclairant.

Si une telle attitude en dit long sur les ambiguïtés du nationalisme chinois, elle souligne également le rôle décroissant que Hong Kong et, certainement dans une plus large mesure, Macao sont appelés à jouer aux yeux de Pékin. En effet, que restera-t-il de la spécificité de Macao dans dix ou vingt ans ? Déjà très dépendante du secteur des services et surtout du jeu, l’économie de l’ancienne colonie portugaise ne risque-t-elle pas de continuer de s’affaiblir, voire d’être progressivement noyée dans la zone de développement du grand Zhuhai ?

Dessinées à l’image de celles de Hong Kong, ses institutions politiques ne seront-elles pas encore plus impuissantes que celles de la première Région Administrative Spéciale (RAS) à résister à une progressive « guang donguisation » de leur fonctionnement (montée de la corruption, ingérence de Pékin et domination des grands entrepreneurs qui lui sont inféodés) ? Seront-elles en mesure d’endiguer la montée de criminalité et de la rivalité entre triades sans mettre à mal les libertés et les droits fondamentaux légués par le Portugal démocratique ? Ne seront-elles pas plus incapables encore de favoriser la transition, pourtant affichée dans la Loi fondamentale du territoire, vers une véritable démocratie parlementaire ? Mais n’est-ce pas déjà la situation qui prévaut à Macao où peu de voix dissonantes, c’est-à-dire indépendantes de Pékin, sont encore audibles ?

Alors il reste l’histoire, la culture, l’éducation, la langue et tout ce qui fait de la société de Macao une société distincte de celle de la Chine populaire. Depuis la signature de la déclaration conjointe sino-portuguaise de 1987 organisant le retour de Macao à la Chine, c’est sur ce patrimoine qu’a misé le gouvernement de Lisbonne, en ripolinant tous les édifices coloniaux qu’il avait pu préserver de la destruction et en multipliant les musées, les centres culturels et autres évènements artistiques. Comme si, en dépit de sa présentation politiquement aseptisée, seul le passé historique et culturel de Macao — donc le tourisme — pouvait sauver cette cité trop longtemps assoupie de la léthargie économique dans laquelle elle se trouve.

Mais aujourd’hui, la petite communauté macanaise (luso-chinoise) est marginalisée tandis que plus de la moitié des résidents du territoire sont nés en Chine populaire. Nettement plus qu’à Hong Kong, c’est donc cette partie de la société de Macao qui forgera l’avenir de la seconde RAS. Trouvera-t-elle un intérêt à préserver l’identité de Macao qu’elle contribue déjà, dans une large mesure, à façonner ? C’est loin d’être certain. Mais faut-il déplorer cette évolution ?

Car l’ultime paradoxe n’est-il pas pour la Chine populaire de se voir contrainte d’instaurer des RAS, apparemment seules à même de calmer les inquiétudes de populations chinoises demeurées à l’abri de la révolution communiste ? Si l’on se remémore, il y a déjà dix ans, la chute du mur de Berlin, tout semble opposer les réunifications allemande et chinoise. En effet, l’unification promue par la Chine populaire n’a guère contribué à démanteler le « rideau de bambou » qui sépare Hong Kong et Macao du reste du pays. Tout le monde s’en réjouit et pour commencer les habitants de ces deux territoires. En dépit de la prudence et de l’autocensure dont font déjà preuve les élites politiques et intellectuelles de Macao, la frontière qui continue de les protéger du reste du pays n’est-elle pas leur seul et unique capital... du moins jusqu’en 2049 ?

Et Taiwan ? Maintenant que Macao a « fait retour » à la Chine, la formule « un pays, deux systèmes » ne devrait-elle pas au siècle prochain s’étendre à Taiwan ? Les autorités de Pékin ne seront-elles pas tentées de « convaincre » avec encore un peu plus d’insistance (et de missiles ?) leur « compatriotes » de Formose du caractère inéluctable de cette extension ? « Le Pape, combien de divisions ? », avait lancé une fois Staline à propos du Vatican. C’est probablement une expression similaire qu’avaient à l’esprit Deng Xiaoping et ses camarades lorsqu’ils entreprirent de négocier avec Londres et Lisbonne la restitution de Hong Kong et de Macao. Mais peuvent-ils vraiment appliquer la même recette à la République de Chine, l’autre entité étatique chinoise héritière de la lutte contre la domination extérieure de l’ancien Empire du Milieu et aujourd’hui démocratique et prospère ? Tant que Taiwan disposera d’une défense crédible et d’un protecteur — les Etats-Unis — qui, quoi qu’on en dise, continue de garantir l’indépendance de fait de ce pays, la recette mise en place à Hong Kong il y a deux ans et à Macao aujourd’hui sera-t-elle vraiment adaptée à ce que Pékin appelait autrefois « l’île rebelle » ?

Au total, si la grande majorité des Chinois semblent se réjouir du retour de Macao à la Chine, ils restent divisés sur le régime politique qui serait le mieux à même de parachever la réunification de leur nation.