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Les aléas de la souveraineté

by  Jonathan Porter /

Macao, toute première possession européenne en Chine, sera la dernière à retourner dans le « giron de la mère patrie » à la fin de 1999, après quelque 443 années d’occupation portugaise. Depuis au moins deux décennies, cet événement est chargé d’un sens d’inéluctabilité historique, symbole de la fin d’une époque, celle de l’expansion européenne dans le monde qui a largement dominé la deuxième moitié du millénaire qui s’achève. Aussi, la nécessité du retour de Macao a-t-elle été perçue comme l’aboutissement inévitable et naturel d’un processus, que ce soit celui de la « décolonisation » ou celui de l’unification nationale de la « Grande Chine » (1).

Bien que cette raison immédiate soit loin de tout expliquer, le recouvrement de Macao par la Chine découle de la signature, entre la Chine et le Portugal, en 1987, de la « Déclaration conjointe sur la question de Macao », aux termes de laquelle Pékin s’engageait à reprendre l’exercice de sa souveraineté sur Macao à compter du 20 décembre 1999. Certes, les négociations sur le retour de Hong Kong avaient créé un précédent. Mais pourquoi Macao devait-elle à tout prix suivre le chemin pris par Hong Kong et inévitablement revenir à la Chine ? Après tout, Macao était, depuis un siècle au moins, une enclave pauvre, négligée, restée en marge des principaux mouvements de ce siècle. La colonie portugaise n’était en rien ce joyau que représentait Hong Kong. A deux reprises, en 1967 et 1974, le Portugal a d’ailleurs proposé à Pékin de lui rendre Macao, proposition qui s’est heurtée à chaque fois à un refus (2). Le cas de Hong Kong était bien différent : la Grande-Bretagne se trouvait légalement tenue de respecter l’échéance imposée par le bail de 99 ans sur les Nouveaux territoires, signé en 1898, qui arrivait à échéance en 1997. La Chine fit savoir qu’elle n’avait aucune intention de prolonger ce bail et que les territoires de Hong Kong et Kowloon, bien que cédés à perpétuité à la Grande-Bretagne en 1842 et 1860, respectivement, n’avaient aucune chance de survie tant sur le plan économique que politique une fois dissociés des Nouveaux territoires. Par ailleurs, les traités de 1842 et 1860, imposés par la Grande-Bretagne suite à la défaite de la Chine dans la guerre de l’Opium, étaient considérés par Pékin comme des traités « inégaux » signés sous la contrainte. Estimant que ces traités n’avaient pas de valeur légale, la Chine a toujours proclamé qu’elle n’était liée ni par eux, ni par le bail des Nouveaux territoires dont dépendait la validité des traités (3). Aucune échéance de ce type ne s’appliqua jamais à Macao, territoire qui ne fut jamais cédé officiellement par la Chine, ni même loué au Portugal pour une durée déterminée — son statut juridique, au regard du droit international, était tout bonnement tombé dans l’oubli (4).

Macao et la Chine depuis 1949 : des relations en dents de scie

Lors de la fondation de la République populaire de Chine (RPC), Macao était déjà devenue une colonie de facto du Portugal, en grande partie parce que la Chine avait été incapable, depuis la fin du XIXe siècle, de résister aux efforts entrepris par le Portugal pour ancrer sa souveraineté sur le territoire. A cette époque, Macao n’était qu’une épave du siècle précédent, une « mauvaise herbe de l’Europe catholique » où « rien d’important ne [pouvait] arriver » (5), une cité du vice survivant grâce à la manufacture d’allumettes et de pétards… En 1962, le regroupement de l’industrie du jeu sous la coupe d’un seul syndicat, la Sociedade de Turismo e Diversoes de Macau (STDM), marqua non seulement le début de la renaissance de Macao comme destination touristique mais aussi de la lente reprise de son économie. C’est également dans les années 1960 que la population de l’enclave, gonflée par l’arrivée en masse de réfugiés du continent, commença à croître sensiblement : alors que la population de Macao était probablement bien inférieure à 100 000 habitants en 1949, elle atteignit 161 000 en 1960. Dès 1965, Macao comptait 250 000 habitants et plus de 320 000 en 1980 (6).

La « libération » de la Chine en 1949 n’eut aucun effet immédiat sur le statut de Macao. Isolé de tous sur le plan diplomatique, à l’exception des autres pays communistes, et émergeant d’une longue guerre civile dévastatrice, le nouveau régime concentra ses efforts sur les réformes intérieures : réforme foncière, modernisation et révolution sociale. Toutefois, dès 1958, la politique désastreuse du Grand Bond en Avant infligea des pertes économiques considérables au pays. Puis, après une timide reprise, la Chine se trouva aux prises avec la Révolution culturelle, de 1966 à 1976. Ses engagements internationaux, à cette période, étaient limités et se cantonnaient essentiellement à des problèmes de conflits frontaliers : entrée dans la Guerre de Corée, en 1950 ; Conférence de Genève sur l’Indochine, en 1954 ; guerre contre l’Inde, en 1962 ; conflits sur l’Oussourie avec l’URSS, en 1969 ; et guerre contre le Vietnam, en 1979.

Ce n’est qu’à partir de 1979, quand la Chine abandonna sa politique de mobilisation des masses pour s’orienter vers de nouvelles réformes économiques sous l’égide de Deng Xiaoping, et lorsque Pékin et Washington normalisèrent leurs relations que le pays sortit de son isolement et commença à se tourner vers l’extérieur. Deng ouvrit alors la porte aux investissements étrangers et lança, en 1979, la création de quatre Zones économiques spéciales (ZES) dans le sud du pays. De façon significative, l’une d’entre elles, Zhuhai, fut ouverte juste à côté de Macao. Dès lors, l’enclave portugaise changea rapidement, tirant les bénéfices du développement de l’industrie manufacturière légère, du jeu et du tourisme ainsi que des investissements hongkongais. Soudain la somnolence et le délabrement firent place à la vitalité économique. Sans pour autant parler de nostalgie nationaliste d’une Chine unie, Macao commença alors à assumer un rôle nouveau dans la communauté économique de la grande Chine. L’arrivée constante de nouveaux réfugiés et d’émigrants continua d’alimenter le croît de la population de l’enclave : d’environ 320 000 en 1979, elle allait atteindre près de 500 000 vingt ans plus tard. Le tableau ci-dessus illustre ces évolutions démographiques depuis 1980 (8).

Depuis 1979, Macao a poursuivi son développement tourné vers les exportations et a continué de jouer son rôle d’adjoint économique de Hong Kong, offrant un accès comparable aux capitaux étrangers et aux relations commerciales, et ce en dépit du ralentissement de sa croissance économique depuis 1995 (9). Au cours des années 1990, Macao s’est lancée dans la réalisation d’une série de projets ambitieux dans le but d’affirmer son importance régionale et internationale : construction d’un aéroport international, d’un port de conteneurs, de ponts et voies rapides reliant les différentes parties du territoire, édification de complexes immobiliers sur des terrains gagnés sur la mer, d’établissements culturels (musées et salons d’expositions), de parcs à thème et de monuments colossaux. Les efforts consacrés à la réunification de la Chine ne sont apparus comme une politique cohérente que récemment et ont été associés à l’émergence du concept de « Grande Chine » (10). Pourtant, alors que ce concept englobe aujourd’hui des thèmes aussi divers que les communautés économiques chinoises, par delà les frontières politiques, ou encore la culture chinoise dans son ensemble — ces deux thèmes étant liés à des courants historiques récents —, l’idée la plus ancienne et la plus persistante demeure celle de la réunification politique de l’Etat chinois après une période de division. A cet égard, la promotion des autres thèmes est perçue par la RPC avant tout comme un moyen d’accomplir le grand dessein de la réunification politique (11).

Pourquoi 1999 ?

L’on peut proposer plusieurs scénarios pour expliquer la volonté de la Chine d’affirmer sa souveraineté sur Macao en cette fin de XXe siècle.

Selon une première explication, l’on insiste beaucoup sur l’idée d’une Macao pauvre, arriérée et presque tombée dans l’oubli jusqu’aux années 1960, période à laquelle l’enclave a amorcé une reprise économique grâce au développement du jeu, du tourisme et des exportations de produits de l’industrie légère. Alors que Macao ne présentait auparavant aucun intérêt pour les aspirations modernisatrices de la Chine, le territoire portugais apparut comme un lieu de contact avec l’Occident et d’accès aux devises étrangères, tout du moins jusqu’à l’ouverture de la Chine au début des années 1980 (12). Ce n’est en effet qu’à ce moment là que l’enclave devint une véritable ressource économique qui, à l’instar de Hong Kong, méritait d’être récupérée dans son intégralité. Dès lors, le retour de Macao à la Chine devenait « inéluctable ».

Une deuxième explication établit un lien entre le destin de Macao et celui de Hong Kong. Le retour de la colonie britannique, avec son poids économique beaucoup plus important que celui de Macao, son accès aux marchés commerciaux et financiers internationaux et ses ressources technologiques apparaissait, pour la Chine, comme une priorité. Dans les années 1980, Hong Kong était la source de 40 % des échanges en devises de la Chine et de près de 70 % de ses investissements étrangers (13). Dans la mesure où Hong Kong lui procurait une source de revenus vitale, la Chine était soucieuse d’éviter toute action qui risquât de déstabiliser la colonie comme, par exemple, une reprise hostile de Macao. En revanche, une fois les dispositions prises concernant le retour de Hong Kong, le destin de Macao pouvait être décidé sans plus attendre (14).

La troisième explication favorise le facteur « Taiwan ». La non-conquête de Taiwan en 1949 a été l’échec le plus marquant (à la fois matériellement et symboliquement) de la révolution communiste (Hong Kong et Macao avaient été perdues par la Chine impériale : par les Qing et les Ming respectivement). Le « miracle économique » de Formose à partir des années 1960 a certes transformé l’île en objet de convoitise pour Pékin mais il a aussi clairement contribué à la remise en question des revendications de souveraineté et de légitimité de la Chine populaire à son endroit. Soucieuse à la fois de ne pas effrayer Taiwan afin qu’elle accepte un jour la réunification et de projeter une image de modération, la Chine a évité d’agir précipitamment pour récupérer Hong Kong et Macao (15). Aussi a-t-elle maintenu une politique ferme et constante à l’égard de ses « territoires perdus » (suggérant ainsi l’inéluctabilité de l’issue finale) tout en démontrant son souci d’adaptation et de conciliation à l’égard des traditions en place, notamment en forgeant la formule « un pays, deux systèmes » qui se voulait un modèle rassurant à présenter à Taiwan. Repousser dans le temps la reprise de Macao, c’était signifier à Taiwan que l’île pouvait se permettre de rester intransigeante indéfiniment ; en revanche, reprendre Macao selon les termes d’une Loi fondamentale négociée avec le Portugal montrait tous les bienfaits que Taipei pouvait attendre de la formule « un pays, deux systèmes » (16).

Enfin, si les nationalistes chinois ont toujours nourri une certaine rancœur à l’égard de la perte de Macao — et cela depuis la dynastie Ming —, la Chine moderne pâtissait de sa trop grande faiblesse face à l’impérialisme occidental. Cette impuissance paralysante demeura jusqu’à ce que la politique d’ouverture et les Quatre modernisations de Deng Xiaoping permettent à la Chine de se développer tant sur le plan industriel que militaire dans les années 1980. Enfin libérée de ses inhibitions extérieures et de ses préoccupations de politique intérieure, la Chine n’avait désormais plus à redouter d’opposition externe significative. Comme pour Hong Kong, le retour de Macao sous souveraineté chinoise indiquait que la Chine était devenue une puissance mondiale à part entière et reconnue de tous. Cela mettait également fin au sentiment de deuil national, point sur lequel nous reviendrons plus loin.

Il ne fait aucun doute que la détermination chinoise à reprendre le contrôle de Macao se situe au carrefour de toutes ces considérations et qu’un scénario ne peut à lui seul en rendre compte.

Macao et le modèle de Hong Kong

Un des aspects les plus frappants de la rétrocession de Macao est sa quasi conformité à celle de Hong Kong, tant dans la séquence des négociations et la formulation des accords écrits que dans la structure et les dispositions de la Loi fondamentale. Dans le cas de Macao, la « Déclaration conjointe sino-portugaise » qui arrêtait le calendrier des différentes étapes jusqu’à la rétrocession a été signée en 1987, deux ans après l’annonce de la décision d’entamer des négociations. Le comité de rédaction de la Loi fondamentale fut mis en place en 1988 et un projet de mini-constitution achevé au début de 1993. Cette dernière a été approuvée par l’Assemblée populaire nationale à Pékin, en mars 1993. Un groupe de liaison conjoint sino-portugais fut alors créé et, en 1998, un Comité préparatoire fut nommé pour régler les questions pratiques de la rétrocession.

La Loi fondamentale de Macao est pratiquement la copie conforme de celle de Hong Kong, y compris pour certaines dispositions empruntées à la loi hongkongaise qui ne se justifient pas pour Macao ou qui n’ont pas de précédent dans l’enclave (17).

Bien que les négociations pour Hong Kong aient commencé deux ans plus tôt, en 1983, la séquence des événements s’est déroulée presque à l’identique et l’on a même souvent suggéré que les négociations sur la rétrocession de Hong Kong avaient servi de modèle à celles concernant Macao, comme si l’enclave, une entité à bien des égards bien moins importante que Hong Kong, devait naturellement suivre l’exemple de sa voisine (18).

Il est important de souligner cette similarité parce que Hong Kong et Macao sont en fait très différentes, tant par leurs origines que par leurs caractéristiques sociales, politiques et culturelles (19). En premier lieu, le système juridique de Macao est fondé sur la loi portugaise, elle même dérivée de la loi romaine. La loi de Hong Kong, en revanche, se fonde sur le droit commun britannique (20). Les deux systèmes juridiques présentent divers problèmes de traduction dans la langue et la pratique chinoises. Par ailleurs, le personnel administratif de Hong Kong est, depuis longtemps déjà, essentiellement composé de résidents hongkongais chinois alors que celui de Macao était, jusqu’à très récemment, en grande partie recruté parmi les fonctionnaires civils portugais nommés par Lisbonne, sans aucune base sociale à Macao ou parmi la petite communauté de Macanais (Eurasiens) qui parle portugais. L’« indigénisation » des fonctionnaires et des juges de Macao s’est avérée particulièrement difficile à réaliser, notamment parce que l’administration portugaise n’a pas réussi à recruter et à former des fonctionnaires chinois locaux.

Deuxièmement, quoique les économies des deux territoires se soient rapidement développées après la seconde Guerre mondiale, Hong Kong est devenu un centre international de commerce et de finance, fondé en grande partie sur l’immigration d’entrepreneurs shanghaïens au début des années 1950. Ces fondations étaient beaucoup plus solides que celles de Macao, qui dépendait de l’industrie des exportations, du tourisme et, surtout, des revenus du jeu. Bien que Hong Kong soit beaucoup plus grand que Macao, la différence entre les deux économies a toujours été aussi qualitative que quantitative.

Troisièmement, au cours des siècles, Macao a forgé une société multi-culturelle distincte composée d’éléments à la fois portugais, macanais et chinois, sans oublier les influences des autres possessions portugaises en Asie et en Afrique. Aucune société mixte ni culture distincte n’a jamais émergé à Hong Kong. A Macao, en revanche, l’existence d’une population indigène mixte et d’une culture spécifique a constitué une pierre d’achoppement singulière dans le contexte de la rétrocession. Par exemple, la question de l’identité nationale des résidents de Macao détenteurs de passeports portugais et, plus généralement, des Macanais s’est avérée particulièrement délicate et sans équivalent avec le cas de Hong Kong où très peu d’habitants détenaient des passeports britanniques leur donnant le droit de résidence permanent au Royaume-Uni (21).

Quatrièmement, Macao est dotée d’un patrimoine historique considérable accumulé pendant près de quatre siècles, qui affiche tout son éclat dans l’architecture (22). Bien que ce patrimoine architectural ait avant tout été protégé en tant que ressource économique potentielle et qu’il n’ait donc pas été reconnu à sa juste valeur, les questions de préservation historique et culturelle créent un problème spécifique à Macao. Hong Kong, dont l’histoire est beaucoup plus récente, a fait le choix de sacrifier le peu de patrimoine culturel et architectural qu’elle possédait aux exigences libérales du développement économique (23). Mais alors que la perte des attributs coloniaux et la disparition de l’influence britannique n’affecteront pas l’autonomie de Hong Kong en tant que Région administrative spéciale, l’avenir de Macao dépend en grande partie de sa capacité à préserver une identité culturelle distincte face à l’influence dominante du continent (24).

Cinquièmement, la structure politique de Macao, bien qu’elle ne puisse en aucun cas être qualifiée de démocratie participative, fut très tôt fondée sur un système reposant sur des hauts fonctionnaires nommés par le gouverneur et des conseils législatifs municipaux semi-élus. Ce système bénéficiait d’un très haut degré d’autonomie par rapport à Lisbonne. A partir de 1976, à la suite de la révolution portugaise de 1974, ont été introduites des élections directes qui ont permis la mise en place d’un système législatif plus ouvert fondé sur la participation des citoyens (25). En comparaison, Hong Kong, en tant que colonie britannique, était gouvernée de manière beaucoup plus autoritaire avec, d’une part, un gouverneur nommé par la Couronne et, d’autre part, des comités de conseil sans véritable pouvoir autonome. Ce n’est qu’après que Pékin et Londres eurent décidé du retour de Hong Kong à la Chine que des réformes démocratiques furent introduites par le gouverneur Patten. Ces réformes furent mises en place en dépit de la forte opposition de Pékin, qui considérait, non sans raison pour certains, que cet intérêt soudain en faveur de la démocratie n’était pas caractéristique de l’administration coloniale britannique traditionnelle de Hong Kong.

Ces différents éléments suggèrent que le retour de Macao sous contrôle chinois ne pouvait totalement suivre le même processus que celui appliqué à Hong Kong quelques années plus tôt. Parmi les exemples les plus évidents de cette différence, il est ainsi à noter que la Chine a accepté la notion de « continuité » législative (through train), c’est-à-dire le maintien des députés élus avant la rétrocession, concession qui fut refusée à Hong Kong après que Patten eut introduit ses réformes électorales.

Mais la plus grande différence entre Macao et Hong Kong concerne la question du statut colonial. Hong Kong a indiscutablement été une colonie de la Grande-Bretagne de 1842 à 1997 et la décolonisation représentait une question légitime dans les décisions concernant l’avenir de Hong Kong. En revanche, Macao n’a été une colonie du Portugal que de 1844 — année où le Portugal déclara unilatéralement Macao « province d’outre-mer » — à 1976, date à laquelle le nouveau gouvernement révolutionnaire de Lisbonne mit en place la loi organique de Macao qui marquait le début de la décentralisation du pouvoir vers les institutions locales (26). En 1845, la Portugal fit de Macao un port franc ; l’année suivante, le nouveau gouverneur Ferreira do Amaral, bien résolu à faire de Macao une colonie à part entière, mit fin au paiement de toutes taxes versées jusque-là à la Chine, puis renvoya tous les douaniers chinois et, en 1849, évinça les derniers représentants officiels de la Chine établis dans l’enclave (27). Bien qu’affaiblie par la Guerre de l’Opium, la Chine avait rejeté la demande portugaise de faire de Macao une colonie et le gouverneur Amaral fut assassiné en 1849 en représailles à ces initiatives unilatérales. Le traité d’amitié et de commerce, signé en 1887, bien que négocié en tant que traité « égal » dans le but de formaliser ces changements de statut, n’est pas parvenu à lever l’ambiguïté concernant la question de la souveraineté (28). Ainsi la Chine ne s’est jamais vraiment rendue à la conversion de Macao au statut colonial.

Si le territoire est resté une colonie de facto jusqu’à la Seconde guerre mondiale, l’exercice de la souveraineté chinoise n’a, d’un point de vue juridique, jamais été interrompu (29). Même avant que Lisbonne ne tente officiellement de « décoloniser » Macao, en 1975, le Portugal avait déjà perdu tout véritable pouvoir depuis l’incident du 3 décembre 1966 (yiersan shijian) inspiré par la Révolution culturelle. Déclenché à la suite d’un accrochage mineur à propos de la fermeture d’une école à Taipa, cet incident aboutit à de violentes manifestations fomentées par les Gardes rouges contre l’autorité portugaise (30). Au début de 1967, face au contrôle exercé sur place par les Chinois, les Portugais capitulèrent. Dès lors, plus aucune décision importante ne pouvait être prise sans l’accord des Chinois et Ho Yin, le directeur de la Chambre de Commerce chinoise à Macao, devint le représentant non-officiel de la Chine dans l’enclave. L’administration portugaise n’eut jamais vraiment d’illusions quant à qui gouvernait réellement Macao (31) et la garnison militaire portugaise fut retirée en 1975. Lorsque Lisbonne et Pékin rétablirent des relations diplomatiques en 1979, Macao fut présentée comme un « territoire chinois sous administration portugaise temporaire ». Ce statut n’était en revanche pas tributaire d’exigences temporelles particulières et, bien que soumis au bon vouloir des Chinois, il aurait pu être maintenu indéfiniment.

Dans ces conditions, il est possible d’envisager l’existence hypothétique d’un « modèle de Macao », conçu comme une alternative antérieure au modèle de Hong Kong (32). En effet, la Chine aurait tout à fait pu, prenant exemple sur le modèle de Macao, se satisfaire d’une attitude attentiste concernant le statut de Hong Kong, particulièrement parce qu’elle souhaitait éviter de déstabiliser la colonie britannique et de compromettre les revenus qu’elle en tirait. Après tout, la Chine ne reconnaissait pas la légalité des traités et la Grande-Bretagne avait exprimé le souhait de pouvoir continuer à administrer le territoire après 1997 en échange d’une reconnaissance de la souveraineté chinoise, probablement selon la formule retenue pour Macao d’un « territoire temporairement sous administration portugaise ». La Chine avait en fait reconnu et accepté l’existence d’un tel statut quand elle avait déclaré que le « territoire de Hong Kong dans son ensemble sera récupéré lorsque les conditions s’y prêteront » (33). Mais, voyant l’échéance du bail sur les Nouveaux territoires approcher, Londres choisit de faire pression sur Pékin pour clarifier l’avenir de la colonie. Une fois ouverte à discussion, cette question devint un élément à prendre en compte dans la plupart des projections économiques, notamment celle de l’amortissement des investissements fonciers. La Chine se trouva donc contrainte d’agir rapidement pour éviter toute panique liée à l’incertitude de l’avenir du territoire. Une fois la question de Hong Kong résolue, le statut de Macao devait à son tour être clarifié sans quoi Macao serait restée une anomalie inacceptable.

La question de la souveraineté

De nombreux aspects de la rétrocession de Macao s’éclaircissent dès lors qu’on les considère objectivement à l’aune des relations historiques entre Macao et la Chine. La perspective de la Chine sur Macao a changé avec le temps et a subi l’influence de plusieurs facteurs, tels que la puissance relative de la Chine par rapport à l’Occident et l’utilité pratique de Macao pour la Chine dans le cadre de ses intérêts locaux ou nationaux.

1550-1600 Les Portugais ont été autorisés à occuper Macao au milieu des années 1550. La présence des Européens dans l’enclave offrait alors une solution à un problème persistant de relations commerciales difficiles et d’instabilité le long des côtes de la Chine du sud. La Chine des Ming était dans une position de force mais le gouvernement central ne s’intéressait guère, quand il les connaissait, aux arrangements négociés au niveau local par les marchands (34).

1600-1700 Au début du XVIIe siècle, Macao et ses habitants apparurent de plus en plus comme une source de désagrément aux autorités chinoises et l’intérêt de l’enclave semblait progressivement remis en cause. Toutefois, affligée par les invasions mandchoues, les pirates japonais et les révoltes paysannes, la Chine se trouvait alors dans une période de déclin. Portugais et Chinois parvinrent à un consensus permettant à Macao de subsister tout en préservant un certain degré d’autonomie (35). Alors que le sud de la Chine demeura fragmenté jusqu’à l’intégration de l’ensemble de la région à l’Etat Qing dans les années 1680, Macao demeura paisible, ce qui lui permit de se développer en tant qu’entrepôt commercial.

1700-1800 Au XVIIIe et début du XIXe siècle, Macao servit les intérêts officiels et commerciaux locaux dans le commerce de toute la Chine du Sud qui était en pleine expansion à Canton sous le contrôle des Britanniques et qui fut restreint à ce port au milieu du XVIIIe siècle. Alors que les Qing, qui étaient à l’apogée de leur autorité et de leur puissance auraient pu facilement reprendre Macao, le territoire continua de servir les objectifs du gouvernement central qui souhaitait limiter le contrôle étranger à la région de Canton. Macao était alors un accessoire utile au système commercial complexe et très réglementé en vigueur à Canton. De plus, dotés d’un système tributaire très étendu, les Qing ne s’inquiétaient pas particulièrement des questions juridiques de souveraineté.

1800-1900 Dès la fin du XVIIIe siècle, Macao était devenue marginale, d’abord à la suite de l’essor commercial de Canton puis du fait de l’acquisition de Hong Kong par les Britanniques et la création de ports francs après 1860. L’enclave portugaise avait désormais perdu sa raison d’être. Cette période marqua pour Macao le début d’un déclin qui, à l’exception d’une courte période où le territoire joua un certain rôle dans le commerce des coolies, allait durer plusieurs décennies. A la fin de la dynastie des Qing, la Chine était à nouveau moribonde et la question de Macao semblait de peu d’importance comparée aux autres problèmes territoriaux qui préoccupaient le pouvoir (36). C’est à cette époque que le Portugal, prenant avantage de la faiblesse de la Chine, tenta d’affirmer sa souveraineté, mais le traité de 1887 entre le Portugal et la Chine ne réussit pas à résoudre cette question.

1900-1950 Alors que la Chine était en pleine révolution et dépecée par les seigneurs de la guerre tout au long de la première moitié du XXe siècle, Macao resta complètement à l’écart des évolutions politique et économique du pays sauf, occasionnellement, en tant que lieu de refuge pour les dirigeants nationalistes et révolutionnaires, puis plus tard comme base neutre de renseignement sur les Japonais (37). Inversement, Macao ne tenait pratiquement aucune place dans les préoccupations du régime chinois (38).

1950-1980 Une fois la paix et la stabilité revenues en Chine après la victoire des communistes, en 1949, Macao put redevenir un lieu de contact avec un Occident toujours hostile et méfiant. Avant tout source de devises étrangères, le territoire servait essentiellement les intérêts économiques chinois. Après un début de croissance dans le sillage de l’avènement du régime communiste, la Chine se retrouva à nouveau ostracisée par les puissances étrangères après son entrée dans la guerre de Corée, en 1950. Cette situation dura de nombreuses années et empêcha la Chine de récupérer ses territoires perdus. Par ailleurs, les événements douloureux du Grand Bond en Avant et de la Révolution culturelle ont sensiblement limité la liberté d’action de Pékin.

1980-1999 Au cours des vingt dernières années, Macao a bénéficié d’une croissance économique et démographique qui l’a rendue plus prospère. Mais elle s’est en même temps trouvée encore plus marginalisée par l’expansion économique de Hong Kong, la création des zones économiques spéciales (l’équivalent chinois des ports francs) et l’intégration économique grandissante du delta de la Rivière des Perles. Durant cette période, la RPC est devenue une puissance économique et politique à part entière qui se sent désormais capable de résister aux pressions internationales. Ainsi, pour la première fois depuis la naissance de Macao, deux conditions se trouvent réunies : d’une part la Chine est puissante et libre d’agir ; d’autre part, elle n’a pas d’intérêt particulier à ce que Macao préserve son autonomie ou sa souveraineté. En d’autres termes, dans toutes les phases précédentes des relations entre la Chine et Macao, soit la Chine était trop faible pour agir ou reprendre le contrôle de Macao quand elle en avait la possibilité, soit, quand elle était relativement puissante, elle avait tout intérêt à préserver le statu quo de Macao.

La position récente de la Chine sur Macao s’explique en grande partie par les humiliations et les agressions occidentales qu’elle avait connues avant 1949. Depuis, la Chine s’est « redressée » pour s’imposer en tant qu’Etat moderne. Mais cette nouvelle posture recouvre aujourd’hui un sens bien différent de celui qu’il pouvait avoir dans les siècles précédents. Le recouvrement de souveraineté et sa reconnaissance par les puissances étrangères sont devenus l’objectif primordial, au moins dans la politique extérieure, voire dans l’agenda de ses transformations politiques internes (39). Pour avoir un sens, la souveraineté ne peut être compromise, au risque de voir les vieux démons de l’humiliation et de la défaite ressurgir. Si les humiliations subies par les Qing peuvent être considérées comme des humiliations modernes, alors, suivant la même logique, les territoires sur lesquels s’étendait les droits souverains des Qing — aussi sujet à controverse qu’ils aient pu être — doivent être conçus comme faisant partie intégrante de l’héritage de la RPC (40). Pour être complète, la souveraineté doit être recouverte dans tous les territoires perdus de l’empire — d’où l’importance de la courte guerre contre l’Inde en 1962, malgré l’insignifiance du territoire disputé (41). Il en va de même de Taiwan laquelle, bien que dirigée par un gouvernement chinois, doit largement son autonomie à la protection militaire offerte par les Américains depuis les années 1950, une protection qui lui a permis de rester artificiellement hors de portée de la « mère-patrie ».

Le symbole associé au recouvrement de la souveraineté sur Macao n’a pas perdu de sa force avec la mise en place de la politique d’ouverture de Deng Xiaoping. Les vestiges de l’impérialisme occidental, c’est-à-dire, aux yeux des Chinois, l’hégémonisme des Etats-Unis depuis la fin de la Guerre froide (protection non-démentie de Taiwan, hésitation à accorder à la Chine le statut de nation la plus favorisée et le droit de devenir membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), proposition faite au Japon de mettre en place un système de défense anti-missiles régional (Theater Missiles Defence), pressions en matière de droits de l’homme et de prolifération nucléaire, etc.) ne font que renforcer cette nécessité, pour la Chine, de revendiquer ses droits de souveraineté sur les territoires « perdus ». L’importance croissante de la symbolique, y compris à usage interne, dans les questions de souveraineténe ne doit pas être sous-estimée. La souveraineté demeure un thème constant de la rhétorique nationaliste chinoise (42), comme l’a montré la réaction des Chinois au bombardement de leur ambassade à Belgrade, en mai 1999. Aussi limitées que soient les ressources de Macao — de nouveaux bénéfices en matière de tourisme et de développement, un accès aux marchés internationaux, des technologies modernes, etc. — c’est bien la perspective d’un recouvrement de souveraineté qui a avant tout motivé la Chine, et cela dès que le contexte politique l’a rendu possible. En ce sens, le caractère unique de Macao, d’un point de vue économique mais également social et culturel, n’a influencé qu’à la marge les considérations purement extérieures qui se rapportent à la réalisation du grand dessein chinois de réunification nationale.

Traduit de l’anglais par Raphaël Jacquet

Population de Macao, 1980-1999

Sources : « Asia Region Population Projections; Population and Vital Statistics », Statistical Papers Series A, vol. 43, n° 1, New York, Nations Unies, 1991, p. 10; SCMP, 12 août 1991, 16 septembre 1993, 7 juin 1994, 20 juillet 1995, 3 janvier 1997, 26 avril 1997; Government Information Services, Macau 99 Report, 3e édition, 1999, p. 9.