BOOK REVIEWS
Gregor Benton : New Fourth Army — Communist Resistance along the Yangtze and the Huai, 1938-1941
Ce livre est important. Il étudie laction de la Quatrième Armée nouvelle en Chine du Centre et de lEst (surtout Jiangsu et Anhui) pendant les premières années de la guerre sino-japonaise. Contrairement à ce que le sous-titre suggère, il a peu à dire sur la résistance communiste à lenvahisseur japonais, beaucoup en revanche sur laccroissement des forces communistes aux dépens de leurs alliés et partenaires du Front uni anti-japonais, qui représentent le gouvernement nationaliste réfugié à Wuhan, puis Chongqing.
La première (et la plus importante) conclusion de la recherche monumentale de Benton concerne le rôle respectif des « masses » et de l« élite » dans la stratégie communiste. On a longtemps discuté des méthodes de mobilisation des masses populaires par le P.C. et plus encore de ses leviers : avant tout nationalistes (selon Chalmers Johnson) ou économiques et sociaux (daprès Mark Selden et bien dautres). Benton déplace la question : cette mobilisation nest venue quaprès le ralliement des élites (dune partie dentre elles en tout cas) et elle sest effectuée par leur intermédiaire ! Loin de dresser les masses contre leurs exploiteurs, le P.C. a dabord cherché à sassurer la neutralité bienveillante, la coopération ou le soutien des notables locaux et régionaux, contre lesquels les paysans nétaient pas prêts à se soulever, mais quils étaient au contraire disposés à suivre. Chen Yi entre autres (et mieux que dautres) sest appliqué à gagner la confiance des lettrés influents par ses bonnes manières, son érudition discrète (ou, à loccasion, indiscrètement flatteuse, comme lorsquil mentionne un héros local de la résistance à la dynastie Yuan et le livre composé à sa gloire par la proie dont il veut conquérir les bonnes grâces), des échanges de duilian ou de poèmes et même la création dune Société artistique et littéraire des lacs et des mers (huhai yiwen she) : on nen fait jamais trop. Il sest, cela va sans dire, soigneusement documenté à lavance non seulement sur les uvres de son interlocuteur, mais sur ses relations avec ladversaire principal de Chen : le gouverneur du Jiangsu Han Deqin. Que cet interlocuteur, sélectionné en raison de son influence sur la gentry régionale, déplore la mollesse de la résistance opposée à lenvahisseur par les armées de Han, ainsi que la corruption et le népotisme de ladministration provinciale, et Chen Yi se réclamera comme par hasard didéaux (patriotisme, administration intègre et exempte de favoritisme) aptes à séduire celui dont il fait le siège. Cette pièce maîtresse une fois enlevée, on lui fait présider des réunions de longues robes orchestrées par des compagnons de route et manipulées par des communistes clandestins et du même coup entraîner dassez nombreux lettrés et notables dans le sillage de la Quatrième Armée nouvelle, quils soutiennent de leurs deniers. Comme la majorité de ces notables sont de grands propriétaires fonciers, laventure se terminera mal pour eux, à lexception et encore ! dune petite minorité qui restera bien en cour et occupera des postes honorifiques après 1949. Pour lheure, on les aide à refouler arrière-pensées et appréhensions en ne révélant pas les objectifs ultimes de la révolution.
En multipliant les exemples de ralliements de riches et de puissants au soutien de la Quatrième Armée nouvelle, Benton déploie léventail impressionnant des figures possibles, dont bien peu présupposent une conversion sincère à la foi et à la cause révolutionnaires. Parmi ces figures disparates, retenons lexploitation dune origine géographique ou dune scolarité commune (tongxiang, tongxue), dune même appartenance lignagère ou clanique (tongzong), dune parenté acquise (fraternité jurée), dune communauté de religion (taoïste, bouddhique, chrétienne), voire dethnie (lappartenance à telle ou telle minorité nationale), ou encore ladhésion à une société secrète. Cest peut-être le tongxue, en y ajoutant la relation entre maître et élève, qui sert le plus souvent, dautant que maints responsables communistes, eux-mêmes issus de la gentry ou à tout le moins de familles aisées, ont étudié dans une école de la région et disposent dun stock de guanxi prêt à servir. A défaut, ils en nouent dautres et font fructifier ce nouveau réseau. Ne nous empressons pas de dénoncer leur duplicité : ils utilisent (et étendent) leurs relations sans mauvaise conscience, se comportant tout naturellement selon les normes et habitudes inculquées ou copiées dès lenfance. Loin dêtre un greffon exotique transplanté dEurope (Marx) et au service de lURSS, comme lassuraient ses détracteurs, le Parti était à sa manière un authentique rejeton de la terre chinoise. Etablir des liens de nature particulariste pour faire ses premiers pas dans le monde à la conquête du pouvoir ne lui posait aucun problème moral : voilà un aspect négligé ou occulté de la fameuse sinisation du marxisme (que le lecteur se reporte aux pages 173-74 et 185-86 afin de vérifier que je noutrepasse pas la pensée de Benton). En tout cas, ce livre incite à nous tourner vers lanthropologie, bien loin de la traditionnelle analyse des classes et des luttes de classes que nous avons plaquée reconnaissons que la propagande et lhistoriographie communistes nous y ont incités sur la société chinoise.
La deuxième conclusion du livre se rattache en partie à la première : « ce sont les armées, non les classes, qui ont fait la révolution chinoise » (p. 729). On sy attardera moins, dabord parce quelle est plus généralement acceptée (la révolution comme conquête), ensuite parce que les stratégies employées pour rendre inoffensifs ou rallier les potentats militaires rappellent, en plus cru, celles qui ont servi à amadouer les lettrés. Plutôt que faire assaut de politesse, de raffinement et de culture, on exploite des passions et motivations telles que lambition, la cupidité, la crainte et la face. Ce qui ne change pas, cest le recours systématique (plus souvent sophistiqué que brutal) à lintrigue et à la manipulation : les exposer prend dans ce livre beaucoup plus de place que le récit des batailles et des conquêtes de places fortes (on en dénombre cependant une bonne demi-douzaine durant la seule campagne de 1940, dont aucune nest dirigée contre les Japonais). Lhétérogénéité des bandes armées qui ont surgi dans les premiers temps de linvasion japonaise (dès 1939, Chen Yi en distingue dix catégories différentes dans les monts Mao, en fait de simples collines dénudées au sud-ouest du Jiangsu : pp. 31 et 325-26) multiplie les heurts et affrontements entre des forces au demeurant enclines à se réclamer de la résistance et se baptiser guérillas. La Quatrième Armée nouvelle sefforce à tout le moins de neutraliser, si possible de fédérer (ou mieux, dabsorber) la plupart de ces forces, à lexception de lennemi quelle sest choisi : la force régionale dominante, dont elle veut prendre la place. A léchelon supérieur (et donc à létape suivante), elle exploite et attise les rivalités entre factions et cliques qui sopposent au sein même des armées en théorie alliées ou subordonnées au gouverneur Han Deqin. Toujours en théorie, la Quatrième Armée nouvelle sallie avec les chefs militaires « éclairés » et combat les « réactionnaires », mais ces étiquettes nont rien à voir avec lorientation politique des intéressés, leur ouverture sociale, leur plus ou moins grande détermination à affronter loccupant. Elles sont attribuées en fonction de choix politiques plus immédiats : « éclairés » ceux qui se méfient de Han, entendent préserver leur autonomie et, si possible, accroître leurs forces à ses dépens ; « conservateurs » les soumis qui lui obéissent ou le soutiennent. Elles illustrent donc la pertinence dune maxime rebattue : « lennemi de mon ennemi est mon ami », mais ne nous méprenons pas : lennemi, en loccurrence, ce nest pas le Japonais ! Afin de préserver la fiction du Front Uni anti-japonais, Chen Yi (et aussi Liu Shaoqi, dirigeant suprême sur le théâtre du Centre-Est) se gardent bien dattaquer larmée nationaliste : ils se contentent, par leurs menées, de contraindre Han Deqin à les attaquer. Les victoires remportées sur lui à lautomne 1940 doivent beaucoup à l « habile manipulation » par Chen Yi « des rivalités régionales et politiques au sein du commandement des armées de Han Deqin » (p. 523).
Ces victoires et, grâce à elles, létablissement et la consolidation des bases communistes du Subei sont la cause déterminante de la catastrophe du Wannan (Anhui méridional) en janvier 1941 : lencerclement et la destruction de létat-major de la Quatrième Armée nouvelle par des forces nationalistes, la capture de son commandant (Ye Ting) et lassassinat de son chef politique (Xiang Ying). Cet incident fameux, qui assène le coup de grâce au Front Uni, clôt le livre. Relaté et analysé dans ses moindres détails, il oriente lattention du lecteur vers un troisième centre dintérêt : linévitable Mao. Linfaillible Président semble avoir eu une part appréciable de responsabilité dans la catastrophe de janvier 1941 : par ses hésitations et les instructions contradictoires dont il bombarde Xiang Ying et Ye Ting, son obsession à interpréter les choix stratégiques de Chiang Kai-shek en fonction du seul contexte international (par exemple en octobre 1940, lors de la signature du Pacte tripartite entre les Puissances de lAxe), enfin et peut-être surtout son acharnement à vouloir à toutes forces obtenir des concessions en échange de lévacuation du Wannan à lépoque où il ne sagissait plus que déchapper au plus tôt et coûte que coûte à lencerclement. Xiang Ying a contribué lui aussi aux pertes de temps et aux atermoiements, mais ses responsabilités étaient régionales et il pouvait dautant moins concevoir les impératifs de la stratégie globale (quanguo) que Yanan le laissait bien souvent dans le noir. Nempêche, il a fait un bouc émissaire idéal et, comme dhabitude, Yanan en a rajouté : Xiang Ying opportuniste de droite et capitulard, partisan et même lieutenant de Wang Ming Dame, il fallait à tout prix préserver le mythe : Mao ne se trompe jamais.
Dune manière plus générale et bien au-delà de son épisode ultime, ce livre écorne la statue du commandeur en poursuivant la démolition dune tradition historiographique centrée autour de Mao et de Yanan. La Quatrième Armée nouvelle, on la voyait surtout poindre dans lhistoire de la révolution chinoise à lheure du « traquenard » nationaliste contre ses unités isolées dans le Wannan, autrement dit à lheure dune défaite emblématique de ses échecs et de son rôle mineur, au mieux complémentaire de lépopée nordique de la glorieuse Huitième Armée de route. Depuis la mort de Mao, les vétérans de la Quatrième Armée nouvelle ont enfin accumulé récits et mémoires, dont Benton a fait son miel.
Je nai fait un sort quà ses principales conclusions ; parmi les autres, je me contenterai de souligner la composition sociologique originale de la Quatrième Armée nouvelle, qui a largement recruté parmi les étudiants, intellectuels et ouvriers de Shanghai. Du même coup, elle était non seulement plus variée, mais également plus moderne (et plus à même daccomplir des tâches techniques ou déducation) que la Huitième Armée de route et même que la quasi totalité des armées chinoises de lépoque.
Pour autant et en dépit de sa richesse, ce livre remarquable nest pas le grand livre quil aurait pu être sil avait été plus ramassé et synthétique. Parmi la production croissante détudes consacrées aux bases communistes à létape cruciale (1937-1949), cest à mes yeux lautre livre sur le mouvement communiste dans la même région, celui de Chen Yung-fa (1), qui conserve la palme. A coup sûr, Benton complète et corrige Chen sur un certain nombre de points, en particulier en substituant à la dichotomie élites-masses populaires linfinie diversité des groupes sociaux rencontrés dans « lunivers kaléidoscopique des campagnes chinoises » (p. 175, voir aussi p. 216). Dautre part, on ne peut reprocher à Benton de ne pas analyser avec la même profondeur méticuleuse que Chen la mobilisation des masses populaires après létablissement des bases communistes. Chen couvre les huit années de guerre, Benton trois petites années du printemps 1938 à janvier 1941: période dexpansion militaire (et il braque le projecteur sur larmée plus que sur le mouvement communiste dans son ensemble). Personne nirait faire grief à Chen davoir dans un premier chapitre, le moins passionnant de tous, brossé lhistoire militaire de cette même période, préalable nécessaire à la compréhension des chapitres suivants. On peut, de même, faire confiance à Benton et attendre que luvre soit complète : nul doute quil ne sattelle déjà à un troisième volume (2), qui couvrirait la période 1941-1945 et discuterait vraisemblablement bon nombre des questions magistralement traitées par Chen. Peut-être nous confirmera-t-il alors que la mobilisation des masses rurales ne sest en fin de compte pas effectuée par lentremise dune élite partiellement ralliée, mais contre elle. Même pour la période antérieure à 1941, Benton ne prétend pas que les choses se soient passées ainsi (quoiquil le suggère presque p. 158 : « leurs [aux communistes] liens avec les paysans eurent tendance à saccroître dans le sillage de leur campagne de séduction dirigée vers les élites rurales » (3)), il impute seulement ce calcul aux dirigeants communistes. Reste quil est au total très peu question des paysans dans ce gros livre, même dans le chapitre 3 intitulé « Ouvriers, paysans et intellectuels ».
Si vers 2005 ce second volume sinsère dans une trilogie consacrée à la Quatrième Armée nouvelle de sa préhistoire héroïque à la victoire, on sera du même coup tenté de hisser Benton sur le piédestal où trône déjà son compatriote Mac Farquhar (4). A eux deux, ils auront alors noirci des milliers de pages pour ne pas sortir du temps court (1934-1945 pour lun, 1956-1966 pour lautre), mais cest chez le plus prolixe (Benton) que l« histoire fleuve » paraît le moins justifiée. Chez Mac Farquhar, les méandres ravissent et découvrent à chaque détour un nouveau paysage ; chez Benton, ils se superposent quelquefois et finissent par lasser. Le plan adopté dans ce second volume y est pour beaucoup. A part lintroduction et une dernière partie (Perspectives), composé dun épilogue (très intéressant) et dune conclusion, le livre comprend deux énormes parties: la première thématique (en fait, une juxtaposition de thèmes dimportance inégale), la seconde narrative. Doù dassez nombreuses répétitions et des points qui ne séclairent vraiment que lorsque le lecteur en arrive au récit. De plus, certains chapitres thématiques comme le chapitre 9 (« Footholds ») finissent par tourner eux-mêmes au récit, dautres au pot-pourri (par exemple, le chapitre 4), dautres encore alignent une série de cas et dépisodes qui enfoncent le clou, mais ennuient et incitent le lecteur impatient à sauter à la conclusion heureusement plus percutante (ex : chapitre 8 et p. 245). La multiplication de mini-sections souligne une dispersion par moments excessive. Lauteur a raison de faire un sort à chaque facette dune réalité protéiforme, mais il se contente parfois de les passer en revue lune après lautre. Même la conclusion (une comparaison à la fois sage et stimulante entre Huitième Armée de route Quatrième Armée nouvelle, mouvement communiste en Chine du Nord et en Chine centrale) examine une série de questions, au risque de reproduire au bout du compte le « le manque de cohésion » (lack of integration) que Benton impute à juste titre aux bases communistes du Centre-Est (pp. 724-728) et quune argumentation plus centrée (par exemple autour des handicaps et des avantages du Centre-Est par rapport à la Chine du Nord) eût aidé à surmonter.
Cette conclusion (spécialement les pages 713-730) nen représentera pas moins désormais le point de départ obligé de toute réflexion comparative sur le mouvement communiste en Chine du Nord et en Chine centrale à lheure où il construit sa victoire. Et, pour lensemble du livre, cest labondance des détails qui dissimule les pépites, mais elles sont là, il suffit de les chercher un peu. Ce sont précisément les très grandes qualités et loriginalité de ce livre qui mont rendu si (et trop) exigeant.