BOOK REVIEWS

Anita Chan, Benedict J. Tria Kerkvliet et Jonathan Unger (eds.) : Transforming Asian Socialism — China and Vietnam Compared

by  Xavier Richet /

L’ouvrage collectif, coordonné par des chercheurs appartenant au Contemporary China Center de l’Australian National University de Canberra rassemble neuf contributions portant sur différents aspects de la transition des deux grandes économies socialistes asiatiques. L’idée qui a prévalu a été de faire travailler les auteurs de chaque chapitre dans une optique délibérément comparatiste, ce qui a impliqué, comme il est dit en introduction, un important travail méthodologique en amont pour délimiter le champs de l’étude de chaque contribution. Les chapitres portent sur des thèmes très divers : les intellectuels et l’Etat dans la période des réformes, l’analyse comparée des réformes économiques, les villes phares (Canton et Ho Chi Minh-ville) dans le processus d’ouverture, les transformations agraires, les différenciations sociales dans les campagnes chinoises et nord-vietnamiennes, les conséquences des réformes sur les changements politiques, la jeunesse chinoise et vietnamienne dans les années 1990, l’analyse comparée des relations professionnelles entre la Chine et le Vietnam. Les chapitres de l’ouvrage abordent une grande variété de thèmes qui, chacun, pourrait mobiliser un spécialiste. On se contentera donc ici d’apporter quelques remarques sur un ouvrage important qui permet de comprendre la dynamique des réformes et leurs conséquences sociales jusqu’à la veille de la récente crise asiatique (1).

Tant par son thème que par sa démarche, l’ouvrage est une précieuse contribution pour comprendre le cadre, l’origine et le dynamisme des transitions asiatiques dont les succès, tout du moins jusqu’à la récente crise financière régionale, donnent un caractère distinctif à ce que les auteurs appellent un modèle asiatique des réformes. L’ouvrage a donc un double objectif : préciser les contours de ce modèle asiatique par opposition au modèle centre et est-européen de transition (encore que cette dernière s’opère dans un contexte très particulier) et, de l’autre, voir les éléments de similitude et les contrastes dans les approches poursuivies par les deux pays.

Les modes d’organisation de l’économie et de contrôle de la société dans les deux pays, ont largement emprunté au modèle léniniste même s’il s’y mêlent des éléments propres à la culture confucéenne et à la tradition bureaucratique. La présence étrangère, plus ou moins forte, plus ou moins longue, selon les pays, a renforcé le sentiment de dépossession et a donné un caractère nationaliste prononcé au combat des dirigeants communistes engagés dans la prise du pouvoir notamment au Vietnam.

Les deux gouvernements ont aussi en commun d’avoir mené une longue guerre de libération avant d’arriver au pouvoir. Dans les deux pays, les directions communistes ont bâti des liens durables avec la masse paysanne, largement majoritaire. Mais là encore, il existe quelques différences notables : en Chine, l’ennemi principal, pour reprendre une expression célèbre du Président Mao — à l’exception de la guerre contre le Japon — était la domination des grands propriétaires terriens et de la bourgeoisie émergente alors que les deux guerres de libération au Vietnam, même si elles avaient les mêmes ennemis, étaient des guerres principalement orientées contre le colonialisme et l’impérialisme en s’appuyant sur une large « alliance de classes » (2). Un autre point commun entre les deux pays tient au très faible niveau de développement économique initial qui a limité les prétentions et la capacité des nouveaux dirigeants à industrialiser rapidement les deux pays. Les tentatives chinoises de brusquer les choses (Grand bond en avant) n’ont pas eu d’équivalent au Vietnam. En Chine, la faiblesse initiale en dotation de facteurs a eu au moins deux conséquences importantes : la première, celle de maintenir une grande partie de la population dans les zones rurales, la seconde de faire en sorte que la socialisation de la campagne (communes populaires, système de livraisons obligatoires et de rémunération des paysans) ne conduise pas à détruire la classe paysanne. La nécessité de nourrir une vaste population a conduit à rechercher des méthodes plus efficaces de produire pour créer davantage de richesses à redistribuer. C’est à partir de la paysannerie que les réformateurs chinois vont insuffler une dynamique économique qui va se propager progressivement à l’ensemble des secteurs de l’économie. A l’opposé, les Vietnamiens ont commencé à réformer à partir des grandes entreprises du secteur d’Etat.

Le faible niveau de développement initial explique en grande partie l’échec des premiers projets d’industrialisation, toujours ambitieux mais impossibles à réaliser, malgré le recours à la coercition ou à la coopération des nouvelles classes favorisées.

Au Vietnam, le très faible niveau de développement et la durée des conflits armés ont ralenti le rythme et l’ampleur de l’industrialisation. Elle a été limitée au Nord par le faible montant des ressources disponibles et les contraintes imposées par la guerre (démantèlement et dissémination des combinats, production en dessous de la taille minimale d’efficience). Avec l’expérience chinoise du Grand bond en avant, la décentralisation des unités de production industrielle, en les fractionnant à très petite échelle, n’a pas servi de levier pour le développement de nouvelles activités dans les campagnes. En Chine, les entreprises de bourgs et de cantons, qui ont représenté le fer de lance de la croissance économique pendant plusieurs années, sont paradoxalement le produit de cette période de décentralisation. Au sud Vietnam, après la réunification, la socialisation de l’économie a concerné seulement les industries légères (textile, brasseries), cette partie du Vietnam n’ayant connu aucun début d’industrialisation lorsqu’elle était sous le contrôle des puissances étrangères qui s’y sont succédé.

L’acceptation et le développement de mécanismes de marché s’inscrivent dans le cadre de la poursuite de la construction du socialisme, ce qui permet de justifier, de manière un peu schizophrénique, le contrôle du Parti-Etat sur la société alors qu’en grande partie, son pouvoir de contrôle sur l’économie se trouve réduit. Les auteurs soulignent le vide idéologique induit par l’abandon du credo marxiste-léniniste et que les tentations nationalistes ont du mal à combler. Jouer sur ce registre peut être dangereux et difficilement contrôlable. Avec l’ouverture sur l’économie mondiale, présentée comme l’une des composantes de la stratégie de modernisation, le référant nationaliste devient difficilement utilisable et peut se révéler une arme à double tranchant. L’adhésion prochaine de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), par exemple, réduit la marge de manœuvre de la direction politique pour mobiliser les sentiments nationalistes contre les effets éventuellement négatifs de l’intégration dans l’économie mondiale. Dans le cas du Vietnam, le nationalisme est une composante de l’idéologie officielle, encore qu’il paraît fortement atténué à l’encontre des anciennes puissances ennemies ; il est plus à vif pour ce qui concerne les intérêts vietnamiens contestés par son grand voisin du nord (conflit frontalier, revendication sur les archipels des Paracels et des Spratley). L’adhésion du Vietnam à l’ASEAN s’explique en partie par la volonté d’échapper à l’influence de la Chine. Par ailleurs, comme en Chine, la dépolitisation d’une grande partie de la population et notamment de la jeunesse, réduit les possibilités de jouer sur cette corde. Les sentiments et l’attitude de la jeunesse des deux pays dans le contexte de la réforme font bien ressortir son ambivalence, surtout en Chine. Au Vietnam, on est particulièrement frappé par la forte emprise familiale qui pèse sur l’autonomie de cette jeunesse pourtant majoritaire. Enfin, toujours dans le cas du Vietnam, les tentatives de freiner la coopération industrielle avec des firmes étrangères (par exemple la limite imposée aux banques et aux compagnies étrangères implantées au Vietnam d’accéder au marché monétaire) se traduisent par le retrait rapide des investissements directs étrangers (IDE) alors que la Chine, aujourd’hui confrontée aussi à la baisse du flux d’IDE réagit par la mise en place de programmes plus volontaristes et desserre les contraintes qui entravent l’autonomie de décision des firmes étrangères ou sino-étrangères dont une grande partie commence aujourd’hui à devenir des concurrentes des entreprises d’Etat sur le marché domestique.

Avec les effets de la crise financière et la montée des contraintes et déséquilibres internes qui apparaissent dans les deux pays, on peut s’interroger sur les vertus du gradualisme asiatique. La transition asiatique vers le marché (encore que la destination finale ne soit pas explicitement le marché, selon l’idéologie officielle) se caractérise par une approche gradualiste. La thérapie de choc inclut au moins les deux éléments suivants : une rupture brutale avec l’ancien système politique et économique, d’une part, et l’adoption de mesures économiques radicales visant non seulement à rompre rapidement avec les anciens comportements mais aussi à introduire un nouveau mécanisme économique permettant de réaffecter rapidement les ressources vers des usages plus productifs, dans le cadre d’une économie ouverte. Les contraintes macro-économiques (contrainte budgétaire dure) et la confrontation au marché mondial sont des composantes essentielles de ce programme avec la redistribution de la propriété (privatisations), l’entrée de nouvelles entreprises (y compris étrangères) et la sortie des sociétés ne pouvant plus faire face à la concurrence (faillite). Une autre élément qui conduit à choisir ce type d’approche se justifie par la récession durable que a frappé ces économies.

A l’opposé, l’« approche gradualiste », notamment poursuivie par le Chine et le Vietnam, s’expliquerait par le choix d’une stratégie privilégiant une démarche progressive visant, dans un premier temps, à agir sur quelques variables (libéralisation partielle d’un secteur, l’agriculture, ouverture contrôlée du commerce extérieur) puis en élargissant progressivement la libéralisation à d’autres secteurs, aux prix, etc. Les résultats économiques des deux pays considérés semblent justifier ce choix.

Cette analyse défendue par les auteurs et par d’autres spécialistes (cf. Barry Naughton) est toutefois critiquable et est remise en cause par plusieurs auteurs. Les forts taux de croissance, caractéristiques des économies arrivées les dernières, s’expliquent en grande partie par le niveau de départ du décollage économique généralement très bas. Par ailleurs, l’environnement extérieur, notamment la très forte croissance des pays asiatiques a nécessairement tiré la croissance des exportations, notamment pour les produits non-concurrentiels à fort contenu en travail bon marché, enfin, il n’est pas sûr que le résultat de ces politiques soit le produit d’une conception a priori de la réforme. W. Woo, à ce sujet, parle d’approche de la réforme en terme de « raisonnement ex-post » (3). C’est l’observation des faits qui justifie a posteriori le concept de gradualisme. Dans la plupart des cas, l’impact des réformes introduites par les dirigeants communistes, comme le montrent les expériences conduites tant en Europe de l’Est avant 1989 qu’en Asie depuis une vingtaine d’années, sont souvent imprévisibles en terme de croissance du PIB, de croissance des exportations, de développement sectoriel, etc. En outre, comme l’ont montré de nombreux auteurs — les contributeurs aux chapitres de ce volume le rappellent — les réformes, leur rythme de développement, etc., sont souvent le résultat de compromis politiques au sein de l’appareil du Parti. Un autre point qui mérite discussion concerne le contrôle de ce cycle de réformes. Y a-t-il un cycle continu croissant de la réforme et, si oui, vers quoi mène-t-il ? Ou bien le cycle des réformes s’épuise-t-il et comment les dirigeants de ces pays peuvent-il le relancer ?

Il semble aujourd’hui que le cycle des réformes tant chinoises que vietnamiennes s’épuise. Les taux de croissance du PIB commencent à fléchir ; le choc de la crise asiatique commence à se faire sentir, notamment en termes de compétitivité aux exportations, d’une part, et de flux de capitaux, de l’autre (investissement direct étranger).

Il reste qu’il a existé et qu’il subsiste d’importantes différences entre les deux expériences ; et les réactions vis-à-vis de la crise asiatique le montrent bien.

En Chine, le dualisme de la réforme a laissé un vaste espace à l’entrée de nouveaux opérateurs, à l’extension des réformes dans les campagnes, au développement d’un « entrepreunariat », de moins en moins contrôlé par le centre. Le gouvernement chinois, par ailleurs, a toujours penché du côté des réformes (cf. son attitude vis-à-vis de la future adhésion à l’OMC). Sa stratégie économique, aujourd’hui, penche vers une plus grande déconcentration, le lancement de vastes programmes de privatisation, la mise en faillite des entreprises d’Etat non-stratégiques ainsi que le soutien au développement des PME et des grands groupes industriels privés (4). A l’opposé, au Vietnam, le pouvoir apparaît plus conservateur, notamment s’agissant des conséquences d’une trop grande ouverture, en dépit de l’appartenance du pays à l’ASEAN. Alors que le gouvernement chinois adopte des mesures libérales pour maintenir et attirer de nouvelles entreprises étrangères (avec le droit de créer des entreprises étrangères détenues à 100 %) par des investisseurs étrangers), au Vietnam, on assiste au retrait des investisseurs : le niveau d’investissement étranger était en 1998 quatre fois moins élevé qu’en 1992.

Il y a un phénomène de ressemblance/dissemblance dans ces réformes qui s’explique par des facteurs tant historiques et géopolitiques qu’économiques, même si les deux pays demeurent attachés à la même idéologie politique et qu’ils doivent aujourd’hui gérer leur transition vers un système dont ils ne maîtrisent pas encore les contours.

L’apport de cet ouvrage est d’analyser les caractéristiques de chacune de ces réformes, leurs domaines de convergence et leurs principales différences. Les études rassemblées couvrent le spectre des problèmes soulevés par ces réformes,lesquelles constituent autant d’enjeux pour les années à venir.