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La culture insolente du mah-jongLe miroir d’une autre société chinoise

On a dit du jeu de mah-jong qu’il était le miroir de la Chine. Or, on sait que l’objet « miroir » passait en Chine pour être l’incarnation ou la forme originale du monstre, du diable. Dans la Chine maoïste, c’est le jeu qui est devenu synonyme du mal, contrevenant à l’éthique réactualisée du labeur et de l’abnégation qui prescrit chikuzaiqian, xianglezaihou (le travail en premier, le plaisir après).

Si, depuis l’époque communiste « pure et dure », les idées de loisir et de plaisir sont redevenues de plus en plus légitimes et même banales, le jeu de mah-jong (de la prononciation cantonaise du mot maque, l’ancien nom du mah-jong, majiang, en mandarin), contrairement au jeu de weiqi (ou « jeu de go »), est encore l’incarnation du malin, de l’illégitimité et de la dérogation. Frivolité, aussi, aux yeux de la faction conservatrice du pouvoir qui tente d’endiguer la crue des plaisirs illégitimes à l’aide de ses barrages idéologiques, et aux yeux de ceux qui détiennent le monopole du capital culturel (1) : il faut voir comment la majorité des joueurs de weiqi interrogés sur leur position à l’égard du jeu de mah-jong, lèvent le nez...

Pourquoi cet ostracisme de la classe intellectuelle envers ce jeu, qui reste pourtant, avec les cartes, le plus populaire en Chine rurale et urbaine, auprès de toutes les classes d’âges et des deux sexes (2) ? Mary Lee ne nous dit-elle pas dans un article intitulé « Mah-jong —less classy but a lot more “clacky” » (Mah-jong, moins « classieux » mais bien plus claquant) : « Tout comme le râclement bruillant de gorge, le claquement que produisent les tuiles de mah-jong fait partie intégrante du mode de vie chinois. Le millionaire comme le prolo y jouent. [...] cela équivaut à savoir se servir correctement d’une paire de baguettes » (3).

On peut penser que le caractère débridé, bruyant, populaire du mah-jong vient refléter un autre aspect de la réalité chinoise, exprimer une facette de l’ethos chinois que le gouvernement et l’intelligentsia, pour différentes raisons, réprouvent. Qu’est-ce que ce jeu représente, que menace-t-il, qu’il doive ainsi faire l’objet d’opprobre ?

Si l’autre jeu synonyme de sinité qu’est le weiqi est un « jeu », sa pratique semble relever un peu de cette éthique du travail mentionnée plus haut. Dans le discours sur le weiqi, l’accent est mis sur la formation laborieuse, sur la lente ascension à laquelle seul un sujet méritant et travailleur peut prétendre, sur l’essentielle assimilation des classiques des prédécesseurs. Le weiqi cadre avec l’image que l’on a de la Chine, avec l’image que la Chine aime à donner d’elle, où le temps, l’effort et l’abnégation conjugués forment, sur le modèle confucéen, l’homme de bien.

C’est justement cette idée de « bien » que vient remettre en question, malgré lui, le jeu de mah-jong et ce, pour diverses raisons : ses origines sinueuses, son lien avec l’argent, son caractère informel. Nous reviendrons sur ces trois particularités du mah-jong après une brève description du jeu (4).

Le mah-jong : origines, statut, représentation symbolique

Le spécialiste des jeux chinois Ma Guojun est d’avis que, bien que ce jeu sous sa forme actuelle ne remonte pas à un passé très reculé, il est en fait la synthèse d’à peu près tous les jeux de pari ayant existé dans ce dernier millénaire (5). Le mah-jong possède en effet des caractéristiques communes à plusieurs jeux. Initialement composé de papier, il est constitué de 144 tuiles de plastique ou d’ivoire, d’où sa filiation avec les dominos. Il fait aussi appel aux dés.

Le jeu relève donc des principes de certains jeux de cartes connus (poker et rami, entre autres) puisqu’il s’agit encore de faire des séquences, des brelans, des carrés à partir des tuiles du « mur » distribuées au départ, ainsi qu’à l’aide des tuiles rejetées par les trois autres joueurs. C’est à l’aide du jet de dés que l’on décidera qui occupera la position du « vent d’est » ou zhuang (banquier ou juge) ; celui-ci joue le premier et sera suivi par son voisin de droite. Le rôle de banquier change après une manche (quatre tours). En Chine, le décompte des points comme les règles du jeu sont très arbitraires et comptent à peu près autant de versions qu’il se tient de tables de jeu.

Les symboles sur les 144 tuiles sont de graphie simple mais leur sens est passible de plusieurs interprétations : en premier lieu, quatre séries de 9 tuiles, ornées de cercles qui représenteraient des sapèques. La simplification de cette représentation de sapèques en simples cercles a donné naissance à de nouvelles appellations, soit tong (tube), ou plus communément bing (galette), dans lesquelles la forme inscrite inspire le nom employé.

L’argent est encore au centre et à l’origine du jeu avec les bambous que l’on nomme tiao (bâton) ou encore suo (corde), répartis aussi en quatre séries de tuiles allant de un à neuf : il s’agirait initialement de ligatures de sapèques (les sapèques en grand nombre étaient retenues par leur centre avec une corde). Un des ancêtres du mah-jong nommé shuqianyezi ou wenqianyezi, que l’on peut traduire par « jeu (de cartes) des sapèques » ou « jeu de l’argent », comportait en effet ce symbole des ligatures qui aurait été remplacé par des bambous.

En troisième lieu, les caractères wan (dix mille), également traduits par « myriades », encore une fois échelonnés en quatre séries de un à neuf. Il s’agirait toujours de la représentation de l’argent où, plutôt que d’illustrer la pièce de monnaie elle-même, on illustre la somme qu’elle vaut. Ceci remonte également au jeu de cartes « des sapèques », dont les symboles « ont été vraisemblablement imités des billets de banque chinois (du XVIIe siècle) dont elles (les cartes monétaires) ont emprunté les symboles picturaux indiquant leur valeur » (6).

Le jeu est complété par la série des quatre vents (bei, nan, dong et xi feng), qui représentent les quatre directions terrestres. Ensuite, la série des trois flèches (san jian) comprend 4 tuiles rouges hong zhong, 4 tuiles vertes lü fa ou fa cai (fortune), 4 tuiles blanches bai ban (tableau blanc). Enfin, le jeu comprend encore quatre fleurs lanhua, juhua, meihua et zhuhua (orchidée, chrysanthème, prunier et bambou) et les quatre saisons chun, xia, qiu et dong, ce qui donne les 144 tuiles du total.

L’ancêtre du mah-jong daterait de la dynastie Tang, il s’agit du yezijiupai (littéralement « cartes-alcool-jeu »). Ce jeu donnera naissance à différentes versions, le liexianjiupai, le shuihuyezi (7), le boguyezi, jeux qui, toujours sur un support de papier, vont puiser leurs symboles dans la littérature et les croyances populaires. Ces différents jeux, très populaires sous les Song, seront suivis du shuqianyezi, dont il a été question plus haut. On parie allègrement sur un amusement qui ne cache plus ses enjeux : les pièces d’argent sont dessinées sur les cartes. Le shuqianyezi se transforme au début des Ming de jeu à boire en jeu de cartes tout court, dont on retient les différentes versions sous le nom générique de yezixi. Celui-ci ira ultérieurement chercher, lui aussi, les personnages qui ornent ses cartes dans la littérature populaire avec le honglouyexi (jeu du Rêve du pavillon rouge), tiré du célèbre roman du même nom (8), avec le douhu (lutte au tigre) qui fait référence à la lutte de Wu Song avec le gigantesque tigre du roman Au bord de l’eau, et avec le madiao qui se réfère également à ce dernier roman.

L’origine du nom madiao, qui signifie enfin « cheval tombé », fait référence au proverbe weimasizushiyi, zebukexing (Au cheval qui perd une de ses quatre pattes, impossible d’avancer). Cette théorie est de Pang Zhi’an, dans son « Traité des jeux de cartes » Yezibu, datant des Ming). C’est que le jeu de mah-jong « s’appuie » sur quatre partenaires, et comme le cheval auquel il manque une patte, la partie à laquelle manque un participant est impossible. Selon une autre version, le diao serait en fait une prononciation régionale du que du jeu de maque (littéralement « moineau »), celui-ci devant son nom au fait que la carte de « un bambou » est représentée par l’image d’un oiseau.

Quoi qu’il en soit, sous les Qing, le madiao se joue, à peu de choses près, selon les mêmes principes que le mah-jong actuel, et ceci bien que les cartes soient moins nombreuses. Selon Ma (9), c’est de ce jeu que relève plus directement le mah-jong, dont les cartes (1.5 cm X 3.5 cm.) seront remplacées par des dominos d’ivoire ou d’os pour des raisons pratiques et esthétiques. On semble insinuer ici que la tricherie est monnaie courante, puisque certains joueurs marquent délibérément les cartes : « Les cartes de papier s’abîment aisément, sont faciles à marquer d’un signe. Une main occupée à tenir les cartes, l’autre à les abattre, il est fort peu commode de boire du thé et de fumer les mains pleines » (10).

Dans l’ouvrage de Yang (11), on trouve une interprétation de l’évolution proposée par Du Yaquan sous les Qing dans son ouvrage Histoire du pari Boshi : le mah-jong serait plus directement le descendant du jeu de cartes appelé mohepai, très populaire sous les Qing, et qui est lui-même la suite logique des jeux de xuanhepai et penghepai. De quarante, les cartes sont passées à soixante, elles mesurent un centimètre sur deux. Il est entièrement contredit par son contemporain Jin Xueshi qui avance dans son Bavardages d’un éleveur de cochons (Muzhuxianhua) que le penghepai est la forme la plus semblable au mah-jong et qu’il succède donc au xuanhepai et au mohepai, dont il a doublé le nombre de cartes. Cette histoire n’est pas très ancienne puisqu’elle remonte à la fin de la dynastie Qing. Pourquoi tant de confusion ?

Et il existe d’autres théories. Le mah-jong aurait été inventé par les soldats en charge de la garde des greniers à grains de l’Empereur, « en des temps reculés », au Jiangsu et au Zhejiang. Ces soldats n’avaient pour toute compagnie que les moineaux, qui venaient picorer les grains, et qu’ils devaient chasser pour protéger les grains entreposés. Ils auraient utilisé des cartes pour comptabiliser leurs succès de chasse. Tout ceci est assez poétique à défaut d’être entièrement crédible puisque, nous l’avons vu, le mah-jong n’est pas une « invention », mais le résultat d’un long processus de mutation, ainsi que l’illustre joliment cette constatation : « Les datations sur les origines de ce jeu varient grandement : les plus anciennes le font remonter à l’époque de Confucius, il y a 2500 ans ; les plus récentes seulement à la moitié du XIXe siècle » (12).

Des origines confuses donc, qui n’ont pas la noblesse et la rectitude relative de celles du weiqi. Cette confusion s’explique en partie comme ceci : le mah-jong, de même que les jeux de cartes qui l’ont précédé, aurait toujours été un outil de pari. Or, le jeu pour l’argent a toujours été hautement stigmatisé en Chine et les décrets interdisant tel ou tel jeu se sont inlassablement succédé. Ainsi, Yang nous dit :

Le mohepai était un jeu de cartes sous les Qing, mais il ne constituait en fait qu’une modification du jeu de madiao. Car si le jeu de madiao était encore populaire au début des Qing, il a par la suite été frappé d’interdiction. Les fabricants de cartes en reproduisirent le système, sauvant l’apparence pour donner le change, et fabriquant autrement le même jeu. (13)

On peut penser que ce stratagème a eu cours plusieurs fois, en regard de la récurrence des décrets impériaux tout au long de l’histoire. Comme le mentionne Luo, toutes les dynasties on adopté avec plus ou moins de succès des mesures visant à interdire et punir les activités de pari (14).

Sous les Qing, où l’on voit nos jeux de cartes se multiplier et se transformer pour donner naissance à ce qui sera le jeu de mah-jong actuel, les règlements interdisant le pari se feront plus sévères encore que sous les dynasties passées. Ainsi, les fabricants d’« accessoires de pari », et les particuliers qui accepteraient ceux-ci en cadeau, sont passibles d’expulsion ou de cent coups de bâton (15). Les lois se devaient donc de nommer ces jeux et l’on peut penser que la simple modification de l’appellation et de l’apparence d’un jeu permettait de contourner la loi.

Le lien de ce jeu avec l’argent tient donc à l’idée répréhensible d’enjeu monétaire, mais aussi au simple fait que la lecture symbolique la plus élémentaire permet de constater les références visuelles constantes des cartes et des tuiles avec le « pécuniaire », reflétant, selon Luo :

la prospérité de l’économie marchande de la dynastie Song, l’immense impact de l’argent et des biens sur la culture sociale. Dans le domaine des jeux de pari, on assiste à ce phénomène entièrement nouveau qui consiste à se servir sans déguisement des séries de pièces de monnaie pour illustrer le jeu d’argent, exprimant précisément cette nouvelle psychologie sociale, cette nouvelle tendance (16).

La classe marchande mentionnée plus haut a toujours été victime d’un ostracisme certain de la part de la classe lettrée et dirigeante (17). C’est vraisemblablement ces mêmes commercants qui favoriseront d’ailleurs grandement la circulation des jeux à travers le pays sous les Ming, vu leur plus grande mobilité et leur accès aux centres urbains de plus en plus denses. Selon Luo, certains historiens sont allés jusqu’à affirmer que la chute des Qing ne doit rien à la rébellion de Li Zicheng ou à l’impuissance de Wu Sankui, mais que c’est bien la fièvre du jeu qui a hypnotisé et anéanti le peuple et ses dirigeants !

On dit aussi que sous les Qing, les soldats contribuèrent grandement à l’expansion du jeu de mah-jong du sud (plusieurs ouvrages citent le Zhejiang et le Jiangsu comme berceaux du mah-jong) vers le nord. Les soldats des Taiping (1850-1864) auraient joué un rôle prépondérant dans sa diffusion (18). Ceci ne peut manquer d’ajouter une contradiction supplémentaire aux mythes entourant le mah-jong puisque Lucien Bianco nous dit que : « [Les Taiping prônent] des tendances sociales résolument modernes : égalité entre les sexes, interdiction du concubinage, des mariages arrangés et de la pratique des pieds bandés ; prohibition de l’opium et des jeux de hasard, etc. » (19).

Beaucoup d’ambiguïtés et rien de très honorable dans l’association permanente du mah-jong avec cette transgression incarnée par le pari, les exclus, et les rebelles (pensons aux héros du roman Au bord de l’eau, qui non seulement possèdent des pouvoirs magiques et bravent le pouvoir, mais jouent et parient allègrement tout au long de leur épopée).

Par ailleurs, doté d’autant de règles qu’il existe de familles en Chine, le jeu se donne indistinctement aux citadins et aux paysans, aux femmes et aux hommes, aux jeunes et aux vieux. Il abolit les hiérarchies puisque c’est un coup de dés qui décide qui tiendra la place du « banquier » et entamera la partie. Il donne libre cours à l’improvisation dans l’adoption des règles, le choix des partenaires, l’enjeu, et ceci dans une société jusque-là extrêmement codifiée. De surcroît, le mah-jong, contrairement au weiqi, n’est régi par aucune association officielle, ne donne lieu à aucune compétition officielle. Il se joue sous le signe de la convivialité, selon une dynamique d’affinités des plus libres. Or, en Chine, l’informel est souvent suspect, ou tout au moins dérangeant...

Ce caractère mouvant et multiforme du mah-jong, conjugué à son lien avec l’argent, en fait un jeu que les représentants de la culture orthodoxe souhaiteraient secondaire. En contraste avec le weiqi, la non-uniformité des façons de jouer dans le temps et l’espace, d’une part, ainsi que l’absence de « Classiques » et de glose, d’autre part, font qu’il n’est pas permis de le penser comme un jeu raffiné ou intellectuel, qui se serait construit autour d’un savoir ou d’une philosophie. Il est donc le miroir de cette Chine que l’on exclut volontiers des livres d’histoire ; il est la Chine frivole et débridée. Nous verrons que la part de hasard qu’il implique n’est pas étrangère à cela.

Les enjeux matériels et spirituels du pari

Le mah-jong est communément appelé en Chine guodu (pari national). On dit les Chinois joueurs et lorsqu’on le dit, ce que l’on entend souvent, c’est que les Chinois sont parieurs. Il est vrai que les Chinois aiment à parier sur une multitude de choses, et ils sont les premiers à nous en faire la nomenclature. Cette multitude de lieux et d’occasions de pari est en somme très intrigante, mais ce qui saute aux yeux lors de l’observation et dans les commentaires des joueurs, c’est cet investissement passionné, ce plaisir pris dans l’acte de mesurer les chances, les augures.

Car force est de constater que dans la plupart des cas, ce n’est pas tant, malgré le symbolisme criant des tuiles de mah-jong, l’argent en soi qui est le moteur du pari, il en est tout juste l’adjuvant : dans la majorité des foyers chinois où l’on joue au mah-jong « pour le plaisir », la mise va de un mao à dix yuans : wanr majiang zhuyao yi « xiaolailai », xiao ciji weizhu (20). Huang confirme ici que la majorité des Chinois jouent pour un xiao lailai, expression signifiant « un petit rien du tout » (ou encore une xiaociji, une « petite excitation »). Et Shao Hong d’ajouter, bu duqian, meiyou ciji (sans enjeu monétaire, pas d’excitation) (21).

Il existe évidemment des joueurs compulsifs qui ruinent en une nuit l’épargne d’une ou plusieurs générations, et les journaux chinois sont pleins de ces récits d’horreur dans lesquels le père de famille vend sa cadette et la mère de famille se prostitue pour alimenter sa passion du jeu (22). Ce sont ces cas extrêmes que l’imagination retient, que les spécialistes analysent, que les autorités utilisent. Et il est vrai que la sympathie spontanée du Chinois pour le mah-jong donne lieu à de brillantes escroqueries. Il existe des réseaux informels et mouvants de liumang (voyous) qui opèrent spécialement dans les trains, les bateaux et les avions ; ils organisent des parties entre complices et voyageurs et font monter les mises (23). La subtilité réside dans le caractère perpétuellement mouvant de la mise en scène qui rend difficiles la localisation et l’identification des coupables par la police. Par ailleurs, chacun sait que les voyageurs aux poches pleines sont des cibles de choix.

Ces derniers temps, les journaux ont aussi amplement fait état de ce nouveau type d’escroquerie lié au mah-jong, qui procède d’une logique à la fois absurde et astucieuse : il s’agit du yewu majiang (mah-jong professionnel). Le mah-jong professionnel consiste à obtenir une faveur d’ordre professionnel ou commercial, un contrat par exemple, en échange d’une somme d’argent que le requérant ira volontairement perdre au jeu au profit de celui dont il attend une faveur. Tel directeur d’usine donne à un employé « de confiance » des milliers de yuans et lui demande d’aller les « perdre au mah-jong » au profit d’une relation à entretenir, parce que placée à un poste stratégique (24). Le doux machiavélisme de ce pot-de-vin déguisé, dans lequel on utilise le mah-jong afin d’obliger un éventuel partenaire, tout en lui « sauvant la face » et en évitant de le compromettre, est d’une extrême élégance. Ce procédé est aussi le symptôme d’une insolence de plus en plus répandue envers l’autorité, et illustre bien les liens qu’entretient la culture du mah-jong (25) avec la dérogation, sinon la dérision.

Les dakuan (nouveaux riches), que la dernière décennie a vu se multiplier, sont les grands manitous de cette culture du mah-jong. Ils jouent beaucoup et pour beaucoup d’argent, perdant effrontément des sommes qui feraient pâlir d’envie n’importe quel paysan. Plus d’argent et plus de temps de loisir, on cherche comment dépenser ces acquis inespérés, et le jeu constitue l’une des avenues possibles.

L’importance de la chance

Cela dit, ce n’est pas tant l’aspect pécuniaire du pari qui nous semble l’élément original de la relation du joueur chinois au pari, mais sa relation avec le facteur chance. En chinois, le mot pari se dit dubo, « du » signifiant littéralement « jouer de l’argent », « parier », « gager » et en second lieu « concourir ». Ce caractère est composé des éléments bei, ou « coquillage-cauris, monnaie d’échange dans l’antiquité et objet précieux », et zhe — l’actant —, signifiant donc, selon Pang et Gao, « se servir d’un bien matériel en guise d’enjeu de la victoire » (26).

Qu’est-ce qui rend donc, en Chine, le recours au pari répréhensible ? Est-ce le fait que l’on « court-circuite les canaux traditionnels de distribution économique » (27), ou le fait que l’on transgresse l’autorité décrétée par le système (autorité politique, religieuse) ? Brenner et Brenner offrent une partie de la réponse en écrivant que :

Notre étude révèle qu’à certaines époques l’interdiction du jeu a caché une forme de résistance à l’idée que le hasard, et non la volonté divine ou le talent, pouvait avoir un effet significatif sur la répartition et la redistribution de la richesse (28).

La deuxième partie du mot pari en chinois, soit bo, telle qu’utilisée dans les Analectes et par Mencius, est la contraction du mot désignant liubo, un jeu de dés dont on pense qu’il fut à l’origine un instrument de divination. Granet nous dit que bo était à l’origine synonyme exact de qi et désignait la tablette qui « servait à prier les cent Dieux ». Sous les Han, le jeu d’échecs servait encore à des « opérations magiques » (29). Bo est utilisé ultérieurement en chinois moderne pour exprimer ce qui est vaste, et en second lieu comme terme générique pour le pari. Il est possible de faire un parallèle avec le terme de « chance », en latin alea, qui est aussi le nom latin du jeu de dés. C’est donc théoriquement avec raison que le Ricci donne priorité à « jeu de hasard » sur « jeu d’argent » dans sa définition du terme bo. Dans le même ordre d’idées, Caillois nous dit que : « Tous les instruments du hasard, cauris, osselets, dés, monnaies, cartes, ont servi à la divination et à la magie... » (30).

Le mot bo se serait donc écarté, avec l’usage, de son sens initial, qui était vraisemblablement plus près du sens de « alea ». La quête suprême dans l’acte de parier, l’essence du pari serait donc plutôt la négociation de l’individu avec ce que l’on appelle la chance, et non la quête d’un gain monétaire par le biais du jeu (31). Voyons donc comment le mah-jong est en relation avec le domaine du hasard et des croyances sur lesquelles il repose.

Nous l’avons dit, il n’y a ni « Classiques », ni glose qui permettent de relier le jeu de mah-jong à une sphère culturelle noble, au même titre que le weiqi. Il existe bien une pléthore de livres sur le jeu de mah-jong, mais il ne s’agit en général que de modes d’emploi élémentaires où l’on explique, entre autres, comment emprunter la pangmen zuodao (la porte de côté et la voie de gauche) ou, plus clairement, comment tricher.

Dans le même ordre d’idées, un de ces ouvrages tisse (32), en son premier chapitre intitulé « Chance au jeu », quatre liens essentiels avec le monde des croyances chinoises. On y explique comment la connaissance des liens entre les wuxing (cinq éléments : eau, feu, bois, métal, terre), les bagua (les huit trigrammes du Livre des mutations), le fengshui (la géomancie), et le shouxiang (la chiromancie) peut permettre de ranger toutes les chances de victoire de son côté et de choisir quel jour jouer ou ne pas jouer, à quel endroit le faire, avec qui, quel siège sera le plus bénéfique, etc.

Selon les critères communistes, les quatre croyances décrites par Zhou relèvent directement des dites « superstitions populaires féodales », et leur association avec le jeu de mah-jong achève d’épaissir cette aura sulfureuse dont le pari l’avait entouré.

L’impact réel de ces croyances (géomancie, principes du Yijing, chiromancie, physiognomonie ou astrologie) se mesure dans les tactiques individuelles proposées par Zhou, mais aussi dans cette disposition philosophique acquise des Chinois à l’égard de l’idée de chance (en chinois mingyun, qui est composé de ming : « décret, ordre, vie » et de yun : « sort, destin, bonne ou mauvaise chance »). Ainsi, les Chinois ont intériorisé depuis des siècles ce qui s’est toujours présenté comme une évidence autant cosmologique que sociale que la destinée de l’individu est tributaire de la naissance (astrologie, numérologie et généalogie assignent un destin), du nom (glyphomancie, le sens du nom détermine l’être), de la physiognomonie (les traits, la carnation, la constitution contiennent le devenir), etc. La naissance et les éléments ont donc, en dehors de toute volonté, décrété de la destinée de l’individu. Les structures hiérarchiques du régime impérial comme les étiquettes de classe du régime communiste limitent par ailleurs les prétentions de l’individu à une mutation volontaire de son statut.

Dans ces circonstances, le pari, aussi trivial qu’il apparaisse, se présente comme une des stratégies inventées par l’homme pour contourner la destinée. Il permet en premier lieu, si l’on retient la définition issue du glissement sémantique qui fait du mot pari un synonyme de quête de gain, à l’homme condamné à une situation sociale ou économique misérable, de rêver à un enrichissement du style de vie que son seul labeur ne saurait lui promettre. Caillois l’avait fort bien appréhendé lorsqu’il écrit :

En attendant, dès qu’il est en âge de réflexion, chacun comprend aisément que pour lui il est trop tard et que les jeux sont faits. Il est enfermé dans sa condition. Son mérite lui permet peut-être de l’améliorer, mais non pas d’en sortir. Il ne lui fait pas changer radicalement de niveau de vie. D’où naît la nostalgie de chemins de traverse, de solutions immédiates qui offrent la perspective d’une réussite soudaine, même relative. Il faut bien la demander au sort, puisque le labeur et la qualification sont impuissants à la procurer (33).

Le pari écarte le fatalisme en permettant, en second lieu, à cet homme condamné de par sa naissance à un statut social défini et par conséquent non créatif, de renégocier le temps et l’espace d’un jeu ce statut : nous l’avons vu, au mah-jong, ni préséance hiérarchique ni règle immuable ne prévalent. Le valet peut devenir empereur et la « culture du mah-jong », avec son jargon, sa dynamique égalitariste, ses vertiges sonores et gestuels, son partage autour du thé, de l’alcool et des cigarettes, abolit les déterminismes et les rapports de pouvoir habituels.

Le mah-jong ne mène pas à une agrégation, à l’accession officielle à un état autre, et ici s’arrête la comparaison que l’on pourrait établir avec la définition du rituel de Turner (34). Il est gratifiant et libérateur parce qu’il installe temporairement le règne du non-utilitaire, de l’improvisation et permet au joueur de sentir qu’il déséquilibre le sort (35).

En troisième lieu, de la même façon dont les bâtons d’achillée et les dés servaient en des temps anciens à lire les augures et prendre des décisions, le joueur aura tendance à interpréter ses résultats au jeu, en une « synthèse ambiguë de prévision et de prière » (36). Celui-ci terminé, on extrapole à partir du succès ou de l’échec, on prête à la chance des intentions fastes ou néfastes sur l’ensemble de la destinée, le commerce, les amours, etc., en présumant une correspondance entre les dispositions cosmiques observées dans le dénouement du jeu et la tournure éventuelle des événements de la vie quotidienne.

La quête du bonheur semble être la motivation première des joueurs. Bonheur, selon l’étymologie, signifie bon/heur (heur signifiant chance). Le Larousse définit « heureux » comme « étant favorisé par le sort ». En chinois, le mot xingfu (heureux) rassemble les caractères d’abondance et de bonne fortune, et selon Brenner et Brenner (37), cette relation linguistique entre heureux et chanceux est présente dans plusieurs langues. Ainsi, la relation de l’homme à la chance, qu’elle s’incarne dans le questionnement des horoscopes, la lecture des feuilles de thé, le déchiffrement des promesses contenues dans les caractères qui forment le nom, l’interprétation de la relation entre, par exemple, l’élément fer et le signe buffle, ou l’extrapolation d’une victoire au jeu, tout est interrogation en vue de conforter l’espoir de voir son sort amélioré.

Le mah-jong est un jeu populaire, anarchiquement imbibé de tous ces éléments culturels fondamentaux et ancestraux de la culture chinoise. Ces liens, informellement entretenus avec le domaine que l’on imagine plutôt compassé des pratiques superstitieuses, sont cependant loin de conférer un caractère sectaire ou bigot à la culture du mah-jong. L’humour et la dérision qui la colorent aujourd’hui voilent ses sympathies avec la superstition, s’acoquinent avec elles, en font un jeu de la « pop-culture » qui se rit de plus en plus de l’opprobre.

L’omniprésence de la dérision dans les mots

C’est d’un linguiste que nous vient l’expression « culture du mah-jong » et c’est en effet la langue qui se fait l’expression la plus visible ou accessible de ce qui constitue cette culture. L’imaginaire et les valeurs qui nourrissent le ludisme, tel qu’incarné dans le mah-jong, le côté dionysiaque de ce jeu, s’expriment tous dans les expressions plus ou moins anciennes et répandues qui seront commentées ici. Ces expressions (38) concernent soit la forme du jeu, soit sa dynamique, ou encore constituent un commentaire sur l’interdiction et l’opprobre auxquelles est confronté le mah-jong. L’utilisation de ces expressions est symbole d’appartenance à l’univers ludique du mah-jong, et le ton que l’on appelle tiaokan (déblatérer pour s’amuser) en est aussi indissociable (39).

Zhu Dake « déblatèrera » avec verve dans un article dont le titre se traduit « La classe des oisifs et leurs sublimes façons de combattre l’ennui » (40). Entre autres façons de combattre l’ennui, s’impose le mah-jong, dont Zhu nous dit que le symbolisme a de quoi stupéfier l’observateur. Ainsi, selon son interprétation, les cercles représenteraient la mère ou l’appareil génital féminin, les bambous assumant le rôle du père ou de l’appareil génital masculin... Les « dix mille » serviraient à comptabiliser la « prolifération à grande échelle des bonheurs » (tongji fule de daguimo zengzhi). Voilà des interprétations métaphoriques qui choquent les conventions, une atteinte à la pudeur nationale, surtout lorsque l’on sait que l’on dit plus souvent cuo majiang (41) (cuo qui signifie littéralement frotter ou tâter) que da majiang (da qui signifie jouer, autant pour les jeux de cartes que les jeux de ballon joués avec les mains). Sachant que ce même auteur dit du mah-jong qu’il a aboli la nuit et son obscurité, qu’il est comme une étoile qui ne s’éteint jamais, son texte est doublement osé, qui implique que les Chinois passent leurs nuits à « tâter » de l’interdit. Le lien du mah-jong avec le monde tabou du sexe ne s’arrête pas là puisque, nous le verrons plus tard, le mah-jong « électronique » (vidéo-majiang), propose au joueur qui aura réussi une main suffisamment payante le strip-tease cathodique et progressif d’une demoiselle japonaise.

La forme des tuiles, leur alignement et juxtaposition en forme de mur a donné lieu à une autre métaphore célèbre, l’identification à la grande Muraille de Chine ! Ainsi, l’expression familière la plus répandue pour dire « jouer au mah-jong » est xiu changcheng (réparer — ou construire — la Grande Muraille).

On disait déjà à Shanghai, au début du siècle, qi qiangtou (maçonner un mur), les tuiles de mah-jong étant les zhuan (briques). Dans les années 80, le gouvernement chinois lançait une campagne de financement auprès des citoyens chinois et des Chinois d’outre-mer. Les fonds ramassés devaient servir à la restauration de la Grande Muraille, en très piètre état par endroits. Le slogan fut : Ai wo Zhonghua, xiu wo changcheng (J’aime ma Chine, je répare ma Grande Muraille). Il est fort probable que l’expression iconoclaste « réparer la Grande Muraille » date de cette époque. La Grande Muraille, en tant que symbole de la Chine, se fait d’ailleurs écorner à cette période dans la série documentaire « L’élégie du fleuve », puisqu’elle y devient synonyme d’enfermement et d’immobilisme plutôt que de protection et de sagesse. Chen Haiping opère aussi cette même association négative lorsqu’il critique et la Grande Muraille (42), et le mah-jong : « La muraille que construisit jadis Qinshihuang est une série de fausses dents acrochées à flanc de montagne, dont les peuples barbares Yi et Rong de l’Ouest n’osaient s’approcher de peur que celles-ci ne les mordent. La Grande Muraille est devenue le mur d’enceinte de la demeure impériale féodale. Les descendants de Qinshihuang qui, sur la table de jeu, construisent une “Grande Muraille”, érigent à leur tour un mur d’enceinte. Ce que l’empereur cadenassait, c’était le territoire ; ce que ses descendants emprisonnent dans leur “Grande Muraille”, c’est leur âme » (43).

Une autre expression plutôt malicieuse prend pour cible la bureaucratie. Il s’agit de Xue yibaisishisi hao wenjian (étudier le document n° 144), formule largement utilisée, et que l’on trouve répertoriée dans plusieurs ouvrages. On comprendra que le chiffre 144 se réfère au nombre de tuiles du jeu de mah-jong et que, lié au mot « document », il suggère de façon ironique l’univers infini des paperasses du monde bureaucratique chinois. Il est aussi possible de penser que l’on fait référence dans cette expression au fait que les fonctionnaires passaient jusqu’à tout récemment, selon Wang, une partie de leur journée à lire leurs journaux, boire du thé et jouer au mah-jong (44).

L’expression « étudier le document n° 144 » est aussi employée dans la littérature par l’auteur Jia Pingwa (qui change pour une raison inconnue le chiffre 144 pour 164) :

Le thé est infusé, les cigarettes allumées, clac, clac, clac ; les mains des soldats savent manier le fusil, nos dix doigts bougent de concert, chacun saisit neuf tuiles, d’une main à l’autre les tuiles s’entrechoquent, quel mouvement distingué et admirable ; histoire de rire, disons que nous rénovons la Grande Muraille bénévolement ou encore, que nous étudions le dossier n° 164 (45).

C’est en fait toute la mise en place et l’atmosphère du jeu que Jia Pingwa nous décrit. Tout en soulignant en un trait la transe vécue en une nuit de mah-jong — Zhe shi ren wanr le pai, haishi pai wanr ren le ? (Sont-ce les joueurs qui ont joué aux cartes ou les cartes qui se sont joué des joueurs ?) (46) —, l’auteur rend assez bien le côté effervescent du jeu et l’importance du bruit dans l’ambiance générale (47). Mary Lee nous explique pourquoi la table de mah-jong automatique (une table à panneau amovible, actionnée par une bouton, qui « avale » les tuiles, les brasse et les replace sur le dessus de la table), n’est pas populaire : « Cette invention de Hong Kong ne s’est pas avérée populaire, vraisemblablement à cause de son coût élevé ($US 175), et du fait qu’elle abolit le bruit des tuiles brassées par les mains des joueurs. “Aucun plaisir sans le bruit”, affirme un joueur interrogé au sujet de la table automatique » (48).

Cet aspect dynamique et bruyant du jeu trouve un reflet dans les appellations données aux différentes « mains » possibles ou aux « diminutifs » affectueux accolés aux différentes tuiles. Expressions poétiques, loufoques ou mystérieuses, on les lance dans le feu de l’action. Leur origine est obscure dans certains cas, alors que dans d’autres cas, on saisit assez bien la relation entre le jargon et le jeu signifié.

Les séries de cartes portent aussi des noms imagés dont voici quelques exemples (49) : le dragon confus, le couple jeune-vieux, les quatre grands bonheurs, les quatre petits bonheurs, les neuf lanternes, les treize vagues, les deux dragons jouent avec les perles, les deux dragons embrassant, le dragon vert est au ciel, les Huit immortels traversent la mer, le phénix pond un œuf, bonheur et prospérité. Il faut admettre que ces expressions, qui évoquent une imagerie typiquement chinoise, sont très peu employées, ces jeux d’un degré de difficulté hors du commun n’étant que rarement réussis.

Mais on a aussi créé des surnoms plus modernes pour les tuiles. La série des tuiles nommées tong (tube) ou bing (galette), dont la représentation est le cercle, a donné lieu à des appellations très farfelues et d’usage beaucoup plus courant. La tuile avec un cercle est appelée shaobing (crêpe) ; deux cercles, yanjing (lunettes) ; trois cercles, xiehuo (fausse monnaie) ; quatre cercles, qiche (auto) ; cinq cercles, wugui (tortue (50) ou, au figuré, cocu) ; six cercles, zeipo (marâtre) ; sept cercles, yantong (cheminée) ; huit cercles, laozhu (vieux cochon) ; neuf cercles, damazi (marijuana) (51).

Le mode tiaokan, les paroles en l’air, accompagnent le jeu en lui insufflant une certaine légèreté ; il existe aussi une panoplie d’anecdotes ou de farces courantes prenant le mah-jong pour prétexte, et qui relèvent de la même attitude moqueuse face à la vie. Alors que la parole est totalement absente du rituel du weiqi, elle ajoute inévitablement un souffle ludique aux interactions entourant le mah-jong, lui retire tout aspect cérémonieux.

L’argument central de ces moqueries est souvent l’illustration de la popularité incroyable du jeu de mah-jong, et on écorche au passage des choses traditionnellement sérieuses : l’éducation, le Parti communiste chinois, la réunification Taiwan-Chine, etc. Une de ces anecdotes est rapportée dans une revue de sociologie : « C’est l’histoire d’un enfant qui commence tout juste l’école. Le professeur écrit le mot kou (bouche) au tableau et l’enfant s’écrit : « je le connais ce caractère, c’est le “tableau blanc” ! » (52).

Le baiban (tableau blanc, appelé aussi dianshi — téléviseur — par quelques adeptes !) étant une des tuiles du jeu de mah-jong, on s’amuse ici du fait que n’importe quel enfant en bas âge apprendra à reconnaître les signes du mah-jong (ou à jouer) avant d’apprendre à lire.

Une des farces les plus irrévérencieuses prend pour cible le Parti Communiste et ses 50 millions de membres. Il faut savoir qu’une campagne nationale de répression du mah-jong (et du pari — nous l’avons vu, on a tendance en Chine à confondre les deux) a eu lieu en 1991, offrant matière à rédaction à différents journalistes et sociologues. On constatait au préalable la lente déliquescence des mœurs de quelques fonctionnaires, membres du PC et autres directeurs d’usine qui « ajoutaient de l’huile sur le feu » dévastateur induit par la fièvre du mah-jong en pratiquant eux aussi ce jeu. Ainsi on jouerait dorénavant impunément, « sans plus se cacher », les « fenêtres grandes ouvertes » (53).

L’idée révolutionnaire pour combattre ce fléau consistait donc à vouloir interdire la pratique du mah-jong à tous les membres du Parti. La revue Shehui (Société) expose la marche à suivre pour éradiquer la pratique du mah-jong :

Les cadres et membres du PC doivent prendre la tête du mouvement de prohibition du mah-jong. Afin que se développe de façon efficace un travail ferme d’interdiction du pari, ceux-ci doivent prêcher par l’exemple et éviter résolument de jouer au mah-jong. Ils doivent, parallèlement, éduquer et faire en sorte que leur entourage et leur parenté s’abstiennent aussi de jouer au mah-jong, suscitant par leur exemple une influence sur les masses, un effet d’entraînement (54).

Ces propositions, rapportées par les journaux et le bouche à oreille, sont devenues le sujet de maintes moqueries (et rarement d’inquiétude) ; nous avons personnellement entendu un joueur demander à un mayou (comparse de mah-jong) qui s’asseyait à la table de jeu s’il avait pensé à rendre sa carte de membre à l’entrée... Un autre esprit caustique a diagnostiqué, sous le couvert de l’anonymat : « Le Grand bond en avant et la Révolution culturelle n’avaient pas réussi à décourager les Chinois du communisme, mais avec une telle loi, c’est la déchéance assurée du Parti communiste en Chine ». Son compagnon de répondre, sur le ton de « Monsieur Météo » : « Nous prévoyons cet hiver une baisse dramatique des températures et... des effectifs du PC ».

Autre mot à saveur politique, sous forme de devinette : « Pourquoi l’unification de Taiwan et de la “Chine Pop” est-elle impossible ? Parce qu’on ne réussira jamais à unifier les règles de mah-jong ! ».

Le jeu de mots est un jeu, l’expression le dit. Il n’est pas rare que les échanges verbaux pendant les activités ludiques se fassent sur ce mode du badinage, de la rigolade, de l’humour. Mais ceci est particulièremnt vrai du mah-jong, qui conjugue cet humour à un code linguistique argotique et absurde. Un informateur nous répond même ceci, à la question « Quelles autres activités accompagnent le jeu de mah-jong ? » : « chifan, hejiu, chaojia » (« manger, boire de l’alcool, se quereller ») ! On associe aussi la bravade ou la vantardise au mah-jong dans l’expression à quatre caractères kanshan cuoma, kan signifiant « parler librement et en toute franchise », tandis que kanshan a le sens plus péjoratif de se vanter. Ce dernier s’approche du sens de chuiniu (se vanter, exagérer).

Ce mode d’énonciation que nous avons observé dans toutes les situations de jeu de mah-jong relève d’une disposition railleuse, de même qu’il sous-tend la capacité de décodage chez le récepteur, un ethos commun informel, une connivence des humeurs. Et comme le dit Hutcheon : « L’ironie est toujours aux dépens de quelqu’un ou de quelque chose » (55). Hsia nous dit, à propos du sens de l’humour des Chinois, que ces derniers :

    gardent un plaisir enfantin à relever les écarts physiques et moraux de la norme... Ainsi l’aveugle, le sourd, le bossu, le vérolé, le chauve sont objets de moqueries ouvertes. Ce sens du ridicule est aussi dirigé vers les gens qui prétendent posséder des connaissances spéciales, du pouvoir, ou qui vivent des vies anormales : le docteur, le professeur, le magistrat, le moine. [...] Les Chinois de Chine populaire trouvent un soulagement momentané à échanger des remarques spirituelles, des observations cyniques aux dépens des cadres communistes mortellement sérieux. L’arme de l’humour est loin d’être mortelle, mais elle provoque à tout le moins l’esquisse d’un sourire et permet un instant aux victimes de la tyrannie d’entrevoir la nature des activités communistes comme une monstrueuse farce (56).

C’est peut-être cette fonction exutoire, ce « potentiel révolutionnaire de la satire » (57), satire comme procédé familier au cercle du mah-jong qui, autant que le lien du jeu et de l’argent, ont fait frémir les autorités de la Chine communiste (58). La parole au mah-jong, comme tout l’acte de jouer, dissocie l’utilitaire et l’homme, engage celui-ci plus avant dans la bousculade des conventions, le plonge dans la dionysiaque et sonore irrévérence.

L’élément dionysiaque : impulsion, chaos, insolence

La distinction « apollinien-dionysiaque » de Nietzsche, exprimée dans La naissance de la tragédie, semble constituer un outil théorique pertinent dans le contexte de l’étude des jeux en Chine. Les idées associées à ces deux types par Nietzsche sont les suivantes : le dionysiaque célèbre la joie, la perte de conscience, l’ivresse, la démesure, le désordre, l’excès, l’instinct, la musique, la nuit, l’extroversion... L’apollinien pour sa part est lié à la sagesse, la conscience, la pensée, la plastique, la sobriété, la loi, le jour et la lumière, la modération...

Il importe de retenir deux choses : ces concepts ont eu et continuent d’avoir un caractère plutôt « illustratif » qu’« analytique » (59) ; deuxièmement, le couple apollinien-dionysiaque auquel nous faisons référence ne constitue pas une typologie primairement binaire de la société et des jeux chinois, où l’un s’opposerait point par point à l’autre. Il permet simplement d’illustrer efficacement deux tendances culturelles concurremment présentes dans cette société mosaïque.

Dionysos n’incarne pas simplement la joie, il est aussi apparu avec le temps comme le symbole d’une libération de toute aliénation idéologique, culturelle, politique, etc. C’est précisément l’une des fonctions ou l’un des attributs que tous les théoriciens du jeu, de Caillois aux anthropologues américains, ont attribué aux jeux de compétition et surtout de chance. Cet appétit de bruit, de dynamisme, de défi est aussi précisément très typique du jeu de mah-jong tel que nous l’avons observé dans le présent texte (tout comme les notions de sagesse, conscience, pensée, plastique, sobriété, harmonie propres au type apollinien sont typiques de l’univers du weiqi). La dépense, le bruit, la camaraderie, la spontanéité et un excès certain, le fait qu’une partie de mah-jong se doit d’être aussi sonore, coûteuse, goûteuse qu’une cérémonie de mariage ou de funérailles, tout cela est dionysiaque, comme l’est le vertige infligé par les montagnes russes des gains et pertes du parieur. L’infinité de variations possibles, la « part dominante des incertitudes sur les certitudes », nourrissent « la faim créative pour le changement » que Nietzsche attribue au type dionysiaque.

Chen Haiping exprime en une phrase ce qui fait la spécificité et l’ambiguïté du mah-jong, ce qu’il y a de commun entre l’homme de la « culture du mah-jong » et le type dionysiaque de Nietzsche :

    La raison pour laquelle le mah-jong est plus populaire que le xiangqi (échecs chinois) ou le weiqi est qu’il ressemble plus à la vie que ces deux derniers. Le spectre de la chance hante mystérieusement cette lutte qu’est la vie, et il n’est personne qui n’aspire à une bonne fortune. Tous les hommes ne sont pas égaux, leur puissance objective varie, mais au sein d’une partie de mah-jong, le faible gagnera sur le fort ou le fort verra sa force décuplée. Autour de la table se créent sans cesse des regrets et des déceptions, la chance sourit au joueur... ou la destinée le ridiculise, ce qui donne à chaque partie un arrière-goût durable et profond : l’avenir n’est pas prévisible, et comme dans le mystère infini de la vie, il faut aller de l’avant et voir qui rira le dernier : c’est une tentation que l’on ne peut refuser. Certaines personnes disent qu’il est impossible à un joueur de mah-jong de perdre espoir en la vie (60).

Le jeu de mah-jong est donc, en son dynamisme, semblable à la vie de l’homme dionysiaque et à la vie telle que proposée par la société chinoise des années 1980 et 1990 : une part de talent et une part de chance. La chance (le hasard ou l’impondérable), qui reste l’élément fondamental de ce jeu, est par ailleurs, toujours selon Nietzsche, l’élément magique du monde. Ce nihiliste éclairé d’un autre siècle reste étonnamment pertinent pour décrire le nouvel état d’esprit joueur qui anime un certain style de vie chinois, typique du mah-jong. Il écrivait dans Le gai savoir :

    En effet, de-ci de-là, quelqu’un se joue de nous — le cher hasard : à l’occasion, il nous conduit la main et la providence la plus sage ne saurait imaginer de musique plus belle que celle qui réussit alors sous notre folle main (61).

Cette jouissance consciente du hasard, sa célébration, sont vues comme éléments positifs de l’univers dionysiaque, incarné en tout ce qui est impromptu dans le jeu de mah-jong. Le mah-jong est imprégné de ce que Shao Hong appelait ciji. Ce mot est passible de deux lectures : 1) stimulation, choc ; 2) troubler, bouleverser, choquer, exciter. L’effervescence du jeu de mah-jong est stimulante en sa pratique, certes, mais elle implique aussi, dans le contexte chinois, une provocation de l’ordre établi du monde (celle-ci s’opère, nous l’avons vu, sur le mode ironique. Elle est aussi induite du fait du caractère informel et improvisé des rencontres de mah-jong) (62).

Chen nous trace le portrait de l’humeur chinoise collective, qui tranche avec cette image stéréotypée d’austérité de l’ordre établi :

    Les Chinois aiment à semer le désordre, aiment à ajouter du piquant à une vie terne ; tantôt ils s’entichent d’une mode, tantôt soulèvent une nouvelle vogue, et chaque vague ne se déchaîne que quelques jours pour faire ensuite place à la prochaine. Fièvre du qigong, fièvre de la danse, fièvre des droits de Mulan, fièvre de la philatélie, fièvre de l’émigration, fièvre de la bourse, fièvre de renverser les fonctionnaires, fièvre de « quatre plats-une soupe », fièvre de la liberté démocratique, fièvre de Qiong Yao, fièvre de Wang Guozhen, de Wang Shuo, de Zhang Yimou ... Chacun de ces courants ne s’agite que quelques jours, et la fièvre retombe selon une règle immuable. Il n’existe qu’un favori qui, après l’engouement général, inexplicablement ne meurt pas. Tous y vouent un enthousiasme intarissable, s’en tiennent fanatiquement à leurs premiers sentiments, selon l’adage « le ciel ne change pas, la voie non plus ; le ciel change, la voie en revanche ne change pas ». Ce revenant, ce favori, son nom est le mah-jong (63).

Cette pérennité du mah-jong ne vaut pas celle du weiqi, en termes d’années, mais pour la popularité, le mah-jong l’emporte. Ce qui est surtout intéressant, dans ce court texte, c’est la description de ce qui deviendra le leitmotiv des années 90, que nous pourrions synthétiser par le mot « appétit » ; consommation du neuf, consommation du plaisir, de ce qui s’affiche, de ce qui distingue et enfièvre, bref, description de l’apparition d’une culture populaire de masse.

Ci démontre avec agilité la transition qui s’est opérée durant ce dernier quart de siècle en Chine, de l’utopisme maoïste (la promesse d’un avenir meilleur qui impliquait un ascétisme radical au présent ; « en théorie le plaisir a été “moralisé” et remis à plus tard, et en pratique le droit au plaisir a été dénié » (64)), à l’hédonisme « dengiste » qui inclut justement la résurrection de l’idée de chance et de plaisir :

    La réforme de Deng, en particulier, avec son relâchement de l’austérité économique et morale, a été l’aveu d’une impatience grandissante, qui devait ramener l’hédonisme du ciel vers la terre, du futur vers le présent... Dorénavant ni retenu par l’idéalisme, ni troublé par « l’appauvrissement spirituel », un peuple las d’idéaux trouvait son « moteur humain », beaucoup plus robuste qu’il ne l’avait été pendant quarante ans, un renouveau général d’énergie orientée vers la poursuite de l’aisance et du plaisir, chacun pour soi, ici et maintenant (65).

A travers ce processus, on croit déceler une reprise de l’homme sur sa destinée. Elle rend inappropriées les critiques des journalistes, censeurs, politiciens et académiciens qui s’inquiétaient de ce que les nouveaux loisirs coûtent à l’homme, autant spirituellement que matériellement.

Pendant que le joueur de weiqi communie avec une emblématique culture chinoise et tente de sublimer le monde, l’adepte du mah-jong, lui, tente de le reconstruire en jouant avec ses éléments, en leur assignant une nouvelle signification. Sans prétention, il se rit des règles du jeu et du sens des mots.

Dans cette « sous-culture » du mah-jong, nous avons relevé des références constantes à la culture légitime, et principalement à la politique, puisqu’il s’agit ici pour les joueurs d’en faire le commentaire avec désinvolture, sur le mode de l’humour, comme une forme de résistance douce, pour exprimer, souvent, leur propre dépolitisation (66). Le jeu rejoint ici l’art comme forme de protestation, car de par ses modalités infinies, il nie l’ordre existant et immuable. D’aucuns ont aussi comparé le jeu au rituel, et cette association formelle est particulièrement pertinente avec l’univers du weiqi. Mais dans le cas du mah-jong, c’est ce que Turner appelle « recombinaison ludique des éléments du monde » qui justifie cette association. En effet, le caractère liminal du jeu permet la « dissolution des structures sociales normatives, avec ses agencements de rôles, ses statuts, ses droits et ses devoirs », ce que Brian Sutton-Smith a appelé « anti-structure ».

L’activité de mah-jong, insufflant une qualité d’improvisation, d’électivité et de fluidité au moment qui la contient, aux gens qui la partagent, possède un grand potentiel d’expression du non-dit, de l’onirique, du subversif. Avec ses références constantes, sous forme de dérision, à la culture légitime, avec ses commentaires acérés sur la société en général, la « culture du mah-jong » vient corroborer l’idée de Yonnet que les individus, dans leur adhésion à des pratiques apparemment anodines, livrent de façon détournée un suffrage, une opinion, et ceci prend du sens lorsque l’on sait que le domaine politico-légal est un des derniers à n’avoir pas été réformé (67).

Gageons que le mah-jong, depuis que les utopies libertaires et les passions politiques de 1989 ont été anéanties, est le lieu où s’exprime une bonne partie du scepticisme et de l’ironie nés de 1989. Le mah-jong dans lequel on ironise sur les ruines de la Grande Muraille ou sur le régime actuel agit en partie comme une soupape, en partie comme une transgression ludique. La transgression « lève l’interdit sans le supprimer », elle le « maintient pour en jouir » (68). Et il y a eu tant à transgresser, au fil de l’histoire chinoise, que l’on ne peut plus s’étonner que le Chinois soit dit « joueur ».

Photo Mark Henley