BOOK REVIEWS

Alexander Pantsov : The Bolsheviks and the Chinese Revolution, 1919-1927

by  Alain Roux /

Les étonnants succès de l’Internationale communiste en Chine entre 1921 et 1926, suivis par la catastrophe qui frappe les communistes chinois en avril-juillet 1927 alors que s’effondre la politique chinoise de Staline, ont depuis longtemps impressionné les esprits et suscité une abondante littérature. La connaissance de la révolution chinoise en France a longtemps passé par la lecture de La Condition Humaine d’André Malraux (1933) et de La Tragédie de la Révolution Chinoise d’Harold Isaacs (1938, pour la première édition anglaise). Dans le vif débat qui se prolongea depuis lors entre historiens de décennie en décennie, deux thèses ont prévalu. Celle d’Harold Isaacs, précisément, reprise avec éclat par Isaac Deutscher (1), met l’accent sur la théorie du socialisme dans un seul pays promue Staline. La vision national-communiste du Géorgien supposait que soit assurée l’hégémonie du Kuomintang (KMT) sur la révolution chinoise réduite à sa seule dimension anti-impérialiste. Dans ce contexte, le Parti communiste chinois (PCC) était sacrifié. Il devait notamment rester dans le KMT, coûte que coûte. D’autres historiens, comme Conrad Brandt (2), présentent plutôt la question chinoise dans l’Internationale communiste comme un épisode du conflit Trotsky-Staline en URSS. Les communistes chinois n’y sont que des pions dans une partie qui se joue, en fait, à Moscou.

L’ouverture des archives de l’Internationale communiste qui a fait suite à l’éclatement de l’URSS en décembre 1991 a mis à la disposition des historiens une énorme documentation, le plus souvent inédite, notamment en ce qui concerne les relations entre l’Internationale Communiste et le PCC. Une équipe russo-allemande a déjà publié trois volumes de textes dans leurs versions d’origine, d’une part en russe (3), d’autre part en allemand (4). La publication par ordre chronologique a déjà atteint le début des années trente. Depuis 1998, une traduction chinoise de ces documents en deux volumes a paru à Pékin. Une autre traduction est en cours de publication à Taipei. En octobre 1998, un colloque international intitulé « New Research and New Perspectives on the Chinese Revolution, with Special Regards on the 1920’s » s’est tenu à Berlin. La plupart des 26 intervenants appartenait soit à des universités allemandes (essentiellement la Frei Universität de Berlin), soit à des centres de recherches ou d’archives de Moscou. C’est dans ce cadre qu’Alexandre Pantsov, alors professeur à l’Université d’Etat de Moscou, avait présenté une communication qui est devenue le livre dont nous présentons ici la recension. Entre temps, son auteur avait été recruté par la Capital University (Columbus, Ohio). Son séjour américain lui avait permis d’avoir accès aux Trotsky Papers conservés à la Houghton Library à l’Université Harvard et d’interviewer divers témoins de la tragédie du trotskisme russe et chinois. On dispose ainsi d’un livre qui s’appuie, au-delà d’une vaste bibliographie et d’autre visites de fonds privés ou publics aux Etats-Unis et à Taiwan, sur une documentation d’une richesse exceptionnelle, la plus grande partie étant constituée par ce que l’on appelle improprement les « archives de l’Internationale communiste » et dont le nom actuel est le « Centre Russe pour la conservation et l’étude des archives de l’histoire moderne ». Si nous n’avons recensé dans les notes de bas de page du livre que 3 % de sources inédites tirées de ce fonds entre 1919 et 1924, nous en avons compté 37 % pour les chapitres qui décrivent la genèse (au printemps 1925) de la politique chinoise de Staline, puis le conflit entre la majorité stalinienne et l’Opposition Trotskyste et Zinoviéviste. C’est dire la nouveauté des sources utilisées dans ce livre, qui s’articule en six parties de deux chapitres chacune : 1) Le communisme russe et les fondations idéologiques du mouvement communiste international ; 2) Lénine et la révolution nationale chinoise ; 3) Le virage de la politique chinoise de l’Internationale sous Staline ; 4) Le développement des opinions de Trotsky sur la Chine ; 5) Trotsky contre Staline : le facteur chinois en 1927 ; et 6) La rupture Staline Trotsky sur la Chine et les communistes chinois.

La thèse défendue par Pantsov, sans écarter totalement les analyses du type de celles d’Isaacs ou de Brandt, prétend s’en éloigner radicalement mais n’en diffère que marginalement. Il distingue de façon classique trois périodes dans l’histoire du bolchevisme entre 1919 et 1927. La première va jusqu’à l’automne 1921 et est dominée par les idées de Trotsky : la révolution bolchevique ne peut survivre que dans le cadre d’une révolution prolétarienne mondiale triomphante, le capitalisme étant dans sa phase finale. L’épicentre du raz-de-marée qui va briser les chaînes du vieux monde se situe dans les métropoles industrielles d’Europe et d’Amérique du nord. La deuxième période, qui va de la fin 1922 au début 1925, est marquée par les idées de Lénine exprimées lors du 2e Congrès de l’Internationale communiste en été 1920 et explicitées lors de son 4e Congrès en novembre-décembre 1922 : la révolution marque le pas dans les métropoles impérialistes et il lui faut pratiquer un détour par les mondes coloniaux ou semi-coloniaux qu’elles dominent. Les communistes asiatiques, dans ce contexte, doivent construire un front uni entre les forces prolétariennes naissantes et les partis nationalistes qui expriment les idées de la bourgeoisie locale victime de l’impérialisme. Zinoviev partage cette vision stratégique, défendue auprès du PCC par Maring avec d’autant plus de conviction qu’il en avait été un des concepteurs. Trotsky s’y rallie, du moins pour quelque temps, mais avec une insistance particulière de sa part sur l’activité propre et indépendante du PCC qu’il fallait maintenir à tout prix. C’est dans ce cadre que l’Internationale communiste impose au PCC réticent l’adhésion de ses militants au Kuomintang entre 1922 et 1924. La troisième période est celle que le livre de Pantsov éclaire d’un jour nouveau, comme l’atteste le recours à une documentation beaucoup plus originale : elle voit l’affirmation du rôle dirigeant sur le Parti communiste soviétique et sur l’Internationale communiste de Staline, d’abord épaulé par Boukharine, et se termine à l’été 1927, avec l’accentuation de son pouvoir désormais quasi absolu. Staline a comme ligne politique pour la Chine de s’appuyer sur l’hégémonie du Kuomintang devenu selon lui, du fait de l’accord entre les communistes et la gauche nationaliste, un « parti populaire des ouvriers et des paysans ». Parlant le 18 mai 1925 à l’Université communiste des travailleurs de l’orient à Moscou, Staline évoque ainsi « un bloc révolutionnaire des ouvriers et de la petite bourgeoisie […] qui peut prendre la forme d’un parti unique, d’un parti des ouvriers et des paysans, sur le modèle du Kuomintang, pourvu toutefois que ce parti distinct représente véritablement un bloc de deux forces, le P.C. et le parti de la bourgeoisie révolutionnaire » (5). Il est vrai qu’en février 1926, le comité central exécutif du Kuomintang avait demandé officiellement son adhésion à l’Internationale communiste pour achever « la tâche conduite en Chine durant trente ans par le mouvement révolutionnaire, c’est-à-dire la transition d’une révolution nationale à une révolution socialiste » (6) et que Hu Hanmin affirmait quelques semaines plus tôt aux dirigeants de l’Internationale communiste qu’il « n’y avait qu’une seule révolution mondiale, dont la révolution chinoise faisait partie : sur les questions fondamentales, les enseignements de notre grand dirigeant Sun Yat-sen convergent avec le marxisme et le léninisme » ! Voulue par Moscou, cette orientation vers un noyautage du Kuomintang par des communistes est désormais combattue par Trotsky et Zinoviev qui forment l’opposition face à la majorité stalinienne. Staline a pour lui, en apparence du moins, la preuve par l’efficacité : le Kuomintang et ses alliés communistes volent de succès en succès à partir du 30 mai 1925, alors que se consolide la base révolutionnaire de Canton. Mais cette stratégie « entriste » connaît un premier échec le 20 mars 1926 avec le coup de force de Chang Kai-sheck à Canton. Staline et Boukharine s’obstinent cependant dans leur stratégie, malgré les contradictions qu’elle implique, car il faut que les communistes chinois radicalisent le Kuomintang de l’intérieur, tout en limitant l’ampleur des mouvements populaires, de peur d’être rejetés par les dirigeants nationalistes, que leurs succès renforcent. Staline invite donc les communistes chinois à battre en retraite, tout en attendant des jours meilleurs, où ils pourront s’emparer du Kuomintang. Quand cette stratégie débouche au printemps 1927 sur la catastrophe, Staline, un moment dérouté, surmonte la crise en théorisant une stratégie des étapes de la révolution et en isolant puis en détruisant l’opposition de Trotsky, Zinoviev et Radek qui ont le plus grand mal à élaborer une plate-forme commune.

Le livre de Pantsov est donc passionnant et rassurant, tout à la fois. Il apporte des preuves et d’importantes précisions à ce que nous savions déjà, sans modifier sur l’essentiel les analyses faites par les historiens qui l’ont précédé. Il est vrai que, sur cette période, bien des documents ont déjà été publiés, ne serait-ce qu’après le raid des forces de Zhang Zuolin sur l’Ambassade d’URSS à Pékin le 6 avril 1927 (7). Grâce au livre de Pantsov, on suit désormais beaucoup mieux les débats au sein de l’appareil dirigeant soviétique On comprend bien le mécanisme de la prise de décision dans l’Internationale communiste et le PC soviétique. On est étonné notamment de la faible connaissance des réalités chinoises chez presque tous les acteurs du drame. Seul Karl Radek avait cherché à étudier l’histoire chinoise depuis les Song, ce qui l’avait d’ailleurs conduit à exagérer la nature capitaliste de la société chinoise. Trotsky plaque sur la Chine son image de la révolution russe, entre 1905 et 1917. Le coup de force de Chang Kai-sheck en mars 1926 n’est connu de Moscou de façon sérieuse qu’avec un bon mois de retard : l’efficacité de décisions prises dans ces conditions ne peut être que très aléatoire.

Nous regrettons, de ce point de vue, que Pantsov n’ait pas rappelé, à l’occasion, les réalités d’une révolution transfigurée ou travestie, selon les besoins, au fur et à mesure de son développement, par ceux-là même qui voulaient la diriger de si loin. Un des facteurs de la défaite de Trotsky me semble être que sa vision de la Chine en 1925-1927 était encore plus fausse que celle de Staline. Or Pantsov semble reprendre à son compte ses plans irréalistes d’une révolution prolétarienne, conduite par une classe ouvrière qui, pour l’essentiel, n’existait pas encore, comme l’ont établi la demi douzaine d’ouvrages qui ont étudié le monde ouvrier à Shanghai, Tianjin, au Hunan et à Canton depuis les années 1980, et l’ouverture des archives en Chine même (8). Or la bibliographie du livre de Pantsov, riche en bons ouvrages russes et américains, ne cite guère que Jean Chesneaux sur le mouvement ouvrier chinois écrit en 1962 et largement tributaire de la très orthodoxe « histoire abrégée du mouvement ouvrier chinois (1919-1926) » de Deng Zhongxia (9). On se prend alors à rêver, à lire cet ouvrage qui nous fait pénétrer si profondément au sein même d’un appareil dirigeant longtemps mystérieux, à un livre qui, au delà de l’histoire politique ainsi approfondie, s’ouvrirait sur le foisonnement du monde réel emporté dans le tourbillon du mouvement social réduit ici à des concepts.