BOOK REVIEWS

Valérie de Poulpiquet : Le territoire chinois

by  Françoise Mengin /

On a en général quelque scrupule à déprécier un premier ouvrage : mieux vaut le passer sous silence et laisser d’autres chances à son auteur. Mais celui-ci n’est pas toujours seul en cause. Ainsi le livre de Valérie de Poulpiquet a-t-il pu bénéficier d’une double caution institutionnelle, celle de l’université — puisque l’ouvrage est issu d’une thèse de droit soutenue à Nice en 1996 — et celle d’un éditeur spécialisé dans les ouvrages scientifiques. Or, force est de reconnaître l’indigence du tome 88 de la collection dirigée par Jacques Robert : une démarche a-scientifique, dans le fond comme dans la forme, ôte tout crédit à la thèse défendue dans ce livre, comme au travail de compilation qui l’accompagne.

L’objectif affiché est ambitieux mais légitime : il ne s’agit pas seulement, selon le directeur de la thèse (p. V.), « d’analyser les très nombreux problèmes juridiques [...] soulevés par la détermination et la délimitation des frontières de la Chine ; il s’agit aussi et surtout d’apporter une contribution à l’étude des conceptions chinoises de l’Etat, des relations internationales et du droit ». Pour V. de Poulpiquet « [...] le “territoire” chinois ne peut être entendu comme l’espace délimité par les frontières juridiques définies par le droit international et qui enferme la République populaire de Chine [RPC], telle qu’elle est reconnue par les autres Etats de la société internationale. C’est une notion plus complexe, héritée d’une histoire pluri-millénaire, et qui est source jusqu’à ce jour d’un contentieux très important, pouvant être difficilement régi par les normes communément admises par la société internationale » (p. 45). Or, cette assertion n’a pas le statut d’hypothèse de travail que V. de Poulpiquet se serait proposée de démontrer au terme d’un travail minutieux et rigoureux d’investigation ; au contraire, tout le raisonnement est éminemment tautologique, comme l’est d’ailleurs la propagande gouvernementale chinoise dont ce livre semble tout droit issu. Mais le fait que les sources sur lesquelles a travaillé l’auteur soient presque entièrement passées sous silence empêche de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse.

En fait, loin de mettre en évidence « une notion plus complexe » du territoire, le livre porte sur la question du « rétablissement de l’espace territorial dans ses limites traditionnelles » (p. 212) : « L’œuvre proclamée de la République populaire sera de reconstituer la Grande Chine, longuement édifiée par les ancêtres. Pour la Chine, c’est tout le contraire d’un impérialisme puisqu’il s’agit de reconstituer la “Maison-Chine” de toujours. » (pp. 131-132). De cette affirmation découle une interrogation récurrente sur le rapport de la Chine à l’Occident, dans une double perspective, celle, spécifique, de la possible acceptation par la Chine des règles du droit international et celle, plus générale, de la préservation de l’identité chinoise. Pour V. de Poulpiquet, la Chine a « une approche fondamentalement instrumentale du Droit qui doit aider à conforter son identité nationale et culturelle, et à récupérer les “biens” qu’elle estime avoir perdu du fait des ingérences extérieures [...] » (p. 222). Mais avec le retour de deux nouveaux territoires industrialisés (Hong Kong et Taiwan) « c’est une véritable “guerre de civilisations” à laquelle la Chine se prépare » (p. 130). Si V. de Poulpiquet reste prudente sur l’issue de ce conflit, elle estime que le « particularisme chinois » est suffisamment fort pour permettre à la Chine de l’affronter en « confiance » (p. 116) ou encore que « les Chinois de Chine sont aptes à assurer en toutes circonstances “l’étanchéité” de la Chine aux valeurs étrangères. » (p. 201). Ainsi, s’agissant de la mise en place des zones économiques spéciales, l’auteur affirme : « la Chine se sent suffisamment “chinoise” pour ne pas connaître la subordination que les autres Etats ont pu subir du fait de la même stratégie ». Et l’auteur d’envisager, in fine : « Rien ne dit, avec une Chine, Grande Puissance Internationale, que la régulation aux rites ne contamine pas aussi les relations internationales » (p. 219).

On l’aura compris, l’ensemble du propos est porté par une vision à la fois monolithique (1) et culturaliste de la Chine. Mais au-delà du parti-pris, c’est l’absence de tout soubassement à la fois théorique et empirique qui pose problème. Si le développement initial sur le territoire dans la doctrine juridique française (pp. 11-14) est solidement argumenté, tout le reste de l’ouvrage traduit une ignorance des concepts ou des débats qu’une analyse qui se voulait pluridisciplinaire, même s’il s’agit d’une thèse de droit, se devait de connaître. Ainsi du concept de société civile, polysémique certes, mais qui ne peut être synonyme de société sauf à perdre toute signification (2). De même, l’auteur assimile implicitement universalisme, internationalisation et mondialisation ce qui autorise d’ailleurs la conclusion : « La Chine est la preuve que cet “universel”, expression d’un hégémonisme, ne l’est pas. Il n’exprime qu’une partie du social et demeure en “dehors”, ne serait-ce que du “monde chinois” » (p. 223).

Par ailleurs, un certain nombre de débats sont superbement passés sous silence bien que leur objet soit directement abordé dans l’ouvrage. Il s’agit tout d’abord de débats éminemment d’actualité au moment où la thèse fut écrite, tel celui sur les valeurs asiatiques auquel il n’est jamais fait référence alors même que l’auteur écrit : « Cette “intimité”, terme usité aujourd’hui encore par les diplomates d’Asie, exprime pour les Chinois comme pour les nations de l’aire sinisée, à la fois l’affirmation d’une personnalité, radicalement différente de celles existantes hors d’Asie, et la nature spécifique des relations internes au monde sinisé. » (p. 36). On pense également au débat sur la Grande Chine (Greater China, Da Zhonghua). Bien que V. de Poulpiquet emploie de manière récurrente cette expression pour désigner en fait les frontières de l’empire, il n’est jamais fait mention des travaux chinois ou anglo-saxons portant sur la Grande Chine et sa formation en cercles concentriques à partir de Hong Kong. De même, l’opposition « Chine bleue »/« Chine jaune » aurait-elle pu être signalée lorsque l’auteur décrit la mise en place des zones économiques spéciales (p. 116). Les exemples pourraient être multipliés. L’ignorance de la littérature scientifique est sans doute à l’origine d’un nombre non négligeable d’erreurs d’appréciation, à propos du communautarisme notamment : « Le communautarisme a “besoin” d’un territoire pour exister, ce qui n’est pas le cas des cultures basées sur l’individu » (p. 217).

Mais au-delà du cadre conceptuel, l’histoire politique fait l’objet d’une analyse tout aussi défectueuse. On se bornera à donner quelques exemples, parmi tant d’autres. Pour les années 1950 et 1960, l’auteur assimile la politique chinoise de tous les Etats occidentaux à celle des Etats-Unis. Mais c’est oublier tout d’abord que huit Etats d’Europe de l’ouest, dont le Royaume Uni, ont reconnu la Chine populaire en 1950. C’est également oublier que dans le cas de la France c’est la guerre d’Indochine, puis derechef la guerre d’Algérie qui ont retardé la normalisation des relations franco-chinoises et non la solidarité atlantique. Taiwan après la démocratisation est encore signalé comme un « pays très militarisé » (note 63, p. 160). En ce qui concerne Hong Kong, V. de Poulpiquet estime qu’à l’approche de la rétrocession, les milieux d’affaires et la Grande-Bretagne ont eu pour objectif commun « la constitution de contre-pouvoirs face au gouvernement central de Pékin » (p. 153) : bien au contraire, les milieux d’affaire ont opéré un transfert d’allégeance du colonisateur britannique vers le pouvoir central chinois. L’analyse est également faussée par un certain nombre d’omissions : le fait, par exemple, que Taipei ne rompe plus, depuis 1989, les relations diplomatiques avec les pays reconnaissant de jure la RPC (contrairement à ce qui est sous-entendu p. 158) ou bien le contentieux à propos des Diaoyutai (Senkaku) qui est totalement passé sous silence.

La faiblesse de l’analyse renvoie en fait à celle de l’appareil critique. Ce travail ne s’appuie pas sur des sources primaires ou sur une enquête de terrain bien que, dans sa préface, le directeur de la thèse mentionne que Valérie de Poulpiquet connaisse la langue chinoise et ait effectué plusieurs voyages en Chine. S’agissant des sources secondaires, outre les lacunes déjà évoquées, on notera l’indigence et l’ancienneté des références dans des domaines où pourtant les écrits abondent. Inversement, l’auteur s’inscrit en opposition — et de manière récurrente tout au long de l’ouvrage — avec des travaux qui ne sont pas cités.

D’une manière générale enfin, la crédibilité de l’ouvrage est entamée par les multiples erreurs et approximations dont il est émaillé. Erreurs d’orthographe innombrables, mais aussi erreurs factuelles récurrentes : qu’il s’agisse des dates — c’est en 1991 et non en 1993 (p. 165) que le DPP a inscrit dans la charte du parti la « plate-forme » indépendantiste — ou des localisations — Shenzhen, orthographié Shenzen, ne semble pas être située dans la province du Guangdong, orthographié Guandong (p. 110). Un ouvrage — dont l’auteur n’est d’ailleurs pas mentionné — est daté de 1979 dans la note 50 p. 21, mais de 1989 à la page suivante. Les exemples pourraient ici aussi être multipliés. Les titres des très rares sources en langue chinoise ne sont en général pas traduits (note 7, p. 5 ; note 11, p. 7). A cet égard, non seulement V. de Poulpiquet n’explique pas pourquoi elle n’a pas tranché en faveur d’une transcription, mais certains noms sont orthographiés de la manière la plus fantaisiste : Kaolong (p. 31) puis Kion-Long (p. 49) pour Kowloon (ou Jiulong en mandarin), Szchechvan (p. 135) pour la province du Sichuan, etc. Plus généralement, il y une méconnaissance des usages : l’auteur parle de la « Loi de base » (traduction littérale de l’anglais) pour la loi fondamentale qui régit la RAS de Hong Kong par exemple. En outre, dans la mesure où l’ouvrage a été publié en 1998, une légère actualisation de la thèse qui date de 1996 s’imposait, ne serait-ce qu’au niveau de la rédaction : la question de la rétrocession de Hong Kong en particulier est tout entière présentée comme encore à venir.