BOOK REVIEWS
Valérie de Poulpiquet : Le territoire chinois
On a en général quelque scrupule à déprécier un premier ouvrage : mieux vaut le passer sous silence et laisser dautres chances à son auteur. Mais celui-ci nest pas toujours seul en cause. Ainsi le livre de Valérie de Poulpiquet a-t-il pu bénéficier dune double caution institutionnelle, celle de luniversité puisque louvrage est issu dune thèse de droit soutenue à Nice en 1996 et celle dun éditeur spécialisé dans les ouvrages scientifiques. Or, force est de reconnaître lindigence du tome 88 de la collection dirigée par Jacques Robert : une démarche a-scientifique, dans le fond comme dans la forme, ôte tout crédit à la thèse défendue dans ce livre, comme au travail de compilation qui laccompagne.
Lobjectif affiché est ambitieux mais légitime : il ne sagit pas seulement, selon le directeur de la thèse (p. V.), « danalyser les très nombreux problèmes juridiques [...] soulevés par la détermination et la délimitation des frontières de la Chine ; il sagit aussi et surtout dapporter une contribution à létude des conceptions chinoises de lEtat, des relations internationales et du droit ». Pour V. de Poulpiquet « [...] le territoire chinois ne peut être entendu comme lespace délimité par les frontières juridiques définies par le droit international et qui enferme la République populaire de Chine [RPC], telle quelle est reconnue par les autres Etats de la société internationale. Cest une notion plus complexe, héritée dune histoire pluri-millénaire, et qui est source jusquà ce jour dun contentieux très important, pouvant être difficilement régi par les normes communément admises par la société internationale » (p. 45). Or, cette assertion na pas le statut dhypothèse de travail que V. de Poulpiquet se serait proposée de démontrer au terme dun travail minutieux et rigoureux dinvestigation ; au contraire, tout le raisonnement est éminemment tautologique, comme lest dailleurs la propagande gouvernementale chinoise dont ce livre semble tout droit issu. Mais le fait que les sources sur lesquelles a travaillé lauteur soient presque entièrement passées sous silence empêche de confirmer ou dinfirmer cette hypothèse.
En fait, loin de mettre en évidence « une notion plus complexe » du territoire, le livre porte sur la question du « rétablissement de lespace territorial dans ses limites traditionnelles » (p. 212) : « Luvre proclamée de la République populaire sera de reconstituer la Grande Chine, longuement édifiée par les ancêtres. Pour la Chine, cest tout le contraire dun impérialisme puisquil sagit de reconstituer la Maison-Chine de toujours. » (pp. 131-132). De cette affirmation découle une interrogation récurrente sur le rapport de la Chine à lOccident, dans une double perspective, celle, spécifique, de la possible acceptation par la Chine des règles du droit international et celle, plus générale, de la préservation de lidentité chinoise. Pour V. de Poulpiquet, la Chine a « une approche fondamentalement instrumentale du Droit qui doit aider à conforter son identité nationale et culturelle, et à récupérer les biens quelle estime avoir perdu du fait des ingérences extérieures [...] » (p. 222). Mais avec le retour de deux nouveaux territoires industrialisés (Hong Kong et Taiwan) « cest une véritable guerre de civilisations à laquelle la Chine se prépare » (p. 130). Si V. de Poulpiquet reste prudente sur lissue de ce conflit, elle estime que le « particularisme chinois » est suffisamment fort pour permettre à la Chine de laffronter en « confiance » (p. 116) ou encore que « les Chinois de Chine sont aptes à assurer en toutes circonstances létanchéité de la Chine aux valeurs étrangères. » (p. 201). Ainsi, sagissant de la mise en place des zones économiques spéciales, lauteur affirme : « la Chine se sent suffisamment chinoise pour ne pas connaître la subordination que les autres Etats ont pu subir du fait de la même stratégie ». Et lauteur denvisager, in fine : « Rien ne dit, avec une Chine, Grande Puissance Internationale, que la régulation aux rites ne contamine pas aussi les relations internationales » (p. 219).
On laura compris, lensemble du propos est porté par une vision à la fois monolithique (1) et culturaliste de la Chine. Mais au-delà du parti-pris, cest labsence de tout soubassement à la fois théorique et empirique qui pose problème. Si le développement initial sur le territoire dans la doctrine juridique française (pp. 11-14) est solidement argumenté, tout le reste de louvrage traduit une ignorance des concepts ou des débats quune analyse qui se voulait pluridisciplinaire, même sil sagit dune thèse de droit, se devait de connaître. Ainsi du concept de société civile, polysémique certes, mais qui ne peut être synonyme de société sauf à perdre toute signification (2). De même, lauteur assimile implicitement universalisme, internationalisation et mondialisation ce qui autorise dailleurs la conclusion : « La Chine est la preuve que cet universel, expression dun hégémonisme, ne lest pas. Il nexprime quune partie du social et demeure en dehors, ne serait-ce que du monde chinois » (p. 223).
Par ailleurs, un certain nombre de débats sont superbement passés sous silence bien que leur objet soit directement abordé dans louvrage. Il sagit tout dabord de débats éminemment dactualité au moment où la thèse fut écrite, tel celui sur les valeurs asiatiques auquel il nest jamais fait référence alors même que lauteur écrit : « Cette intimité, terme usité aujourdhui encore par les diplomates dAsie, exprime pour les Chinois comme pour les nations de laire sinisée, à la fois laffirmation dune personnalité, radicalement différente de celles existantes hors dAsie, et la nature spécifique des relations internes au monde sinisé. » (p. 36). On pense également au débat sur la Grande Chine (Greater China, Da Zhonghua). Bien que V. de Poulpiquet emploie de manière récurrente cette expression pour désigner en fait les frontières de lempire, il nest jamais fait mention des travaux chinois ou anglo-saxons portant sur la Grande Chine et sa formation en cercles concentriques à partir de Hong Kong. De même, lopposition « Chine bleue »/« Chine jaune » aurait-elle pu être signalée lorsque lauteur décrit la mise en place des zones économiques spéciales (p. 116). Les exemples pourraient être multipliés. Lignorance de la littérature scientifique est sans doute à lorigine dun nombre non négligeable derreurs dappréciation, à propos du communautarisme notamment : « Le communautarisme a besoin dun territoire pour exister, ce qui nest pas le cas des cultures basées sur lindividu » (p. 217).
Mais au-delà du cadre conceptuel, lhistoire politique fait lobjet dune analyse tout aussi défectueuse. On se bornera à donner quelques exemples, parmi tant dautres. Pour les années 1950 et 1960, lauteur assimile la politique chinoise de tous les Etats occidentaux à celle des Etats-Unis. Mais cest oublier tout dabord que huit Etats dEurope de louest, dont le Royaume Uni, ont reconnu la Chine populaire en 1950. Cest également oublier que dans le cas de la France cest la guerre dIndochine, puis derechef la guerre dAlgérie qui ont retardé la normalisation des relations franco-chinoises et non la solidarité atlantique. Taiwan après la démocratisation est encore signalé comme un « pays très militarisé » (note 63, p. 160). En ce qui concerne Hong Kong, V. de Poulpiquet estime quà lapproche de la rétrocession, les milieux daffaires et la Grande-Bretagne ont eu pour objectif commun « la constitution de contre-pouvoirs face au gouvernement central de Pékin » (p. 153) : bien au contraire, les milieux daffaire ont opéré un transfert dallégeance du colonisateur britannique vers le pouvoir central chinois. Lanalyse est également faussée par un certain nombre domissions : le fait, par exemple, que Taipei ne rompe plus, depuis 1989, les relations diplomatiques avec les pays reconnaissant de jure la RPC (contrairement à ce qui est sous-entendu p. 158) ou bien le contentieux à propos des Diaoyutai (Senkaku) qui est totalement passé sous silence.
La faiblesse de lanalyse renvoie en fait à celle de lappareil critique. Ce travail ne sappuie pas sur des sources primaires ou sur une enquête de terrain bien que, dans sa préface, le directeur de la thèse mentionne que Valérie de Poulpiquet connaisse la langue chinoise et ait effectué plusieurs voyages en Chine. Sagissant des sources secondaires, outre les lacunes déjà évoquées, on notera lindigence et lancienneté des références dans des domaines où pourtant les écrits abondent. Inversement, lauteur sinscrit en opposition et de manière récurrente tout au long de louvrage avec des travaux qui ne sont pas cités.
Dune manière générale enfin, la crédibilité de louvrage est entamée par les multiples erreurs et approximations dont il est émaillé. Erreurs dorthographe innombrables, mais aussi erreurs factuelles récurrentes : quil sagisse des dates cest en 1991 et non en 1993 (p. 165) que le DPP a inscrit dans la charte du parti la « plate-forme » indépendantiste ou des localisations Shenzhen, orthographié Shenzen, ne semble pas être située dans la province du Guangdong, orthographié Guandong (p. 110). Un ouvrage dont lauteur nest dailleurs pas mentionné est daté de 1979 dans la note 50 p. 21, mais de 1989 à la page suivante. Les exemples pourraient ici aussi être multipliés. Les titres des très rares sources en langue chinoise ne sont en général pas traduits (note 7, p. 5 ; note 11, p. 7). A cet égard, non seulement V. de Poulpiquet nexplique pas pourquoi elle na pas tranché en faveur dune transcription, mais certains noms sont orthographiés de la manière la plus fantaisiste : Kaolong (p. 31) puis Kion-Long (p. 49) pour Kowloon (ou Jiulong en mandarin), Szchechvan (p. 135) pour la province du Sichuan, etc. Plus généralement, il y une méconnaissance des usages : lauteur parle de la « Loi de base » (traduction littérale de langlais) pour la loi fondamentale qui régit la RAS de Hong Kong par exemple. En outre, dans la mesure où louvrage a été publié en 1998, une légère actualisation de la thèse qui date de 1996 simposait, ne serait-ce quau niveau de la rédaction : la question de la rétrocession de Hong Kong en particulier est tout entière présentée comme encore à venir.