BOOK REVIEWS

Deborah S. Davis ed. : The Consumer Revolution in Urban China

L’ouvrage dirigé par Deborah Davis sur l’évolution de la consommation vient combler un grand vide dans l’étude des transformations économiques et sociales dans les villes chinoises. En effet, dans la littérature étrangère, très peu d’ouvrages ont essayé d’analyser la nature du développement de l’économie de marché dans la société urbaine chinoise. De leur côté, la plupart des livres sur l’économie chinoise prennent simplement acte de l’avènement du marché, suivant la tradition néo-classique qui considère le marché comme un instrument universel de régulation des échanges dont les formes sont identiques dans toutes les sociétés capitalistes. Or cet ouvrage refuse les simplifications abusives, puisqu’il parvient à concilier une analyse générale, notamment celle de Karl Polanyi (1) sur les conséquences économique et politique de l’avènement du marché dans une société qui était auparavant régit par le plan, avec une étude sociologique détaillée des formes de la consommation dans les grands centres urbains chinois.

Dans la première partie, six chapitres traitent des conséquences de ce que D. Davis a appelé la révolution des consommateurs. Les différents auteurs s’efforcent de montrer l’importance croissante de nouveaux comportements très opposés à la période d’avant les réformes, et donc en rupture avec le modèle de la planification et de l’unité de travail qui avaient démonétisé presque tous les rapports marchands et créé une « économie de pénurie ». Le tableau se veut très complet et touche l’essentiel du quotidien des individus : évolutions dans le domaine du logement, de la consommation de produits pour les enfants, de l’alimentation et des dépenses pour les mariages. Le sixième chapitre, plus général, vient clôturer la première partie en tentant d’évaluer la réussite (ou l’échec) de l’objectif que s’était donné Deng Xiaoping au début des réformes, lequel visait à atteindre une situation matérielle relativement confortable dans une société égalitaire (xiaokang).

La deuxième partie, plus sociologique et anthropologique, analyse les conséquences de l’avènement d’une société urbaine plus commerciale sur la transformation des modes de sociabilité : discothèque à Shanghai, bowling à Shenzhen, hotline à Shanghai, Macdonalds à Pékin, envois de cartes de vœux, mode de consommation des cigarettes parmi les businessmen à Xiamen, danse et gymnastique dans les parc de Nankin, autant de lieux et modes de communication qui, selon les auteurs, expriment une transformation radicale des modes de sociabilité dans la société urbaine chinoise.

Malgré la diversité des analyses et des objets d’études, D. Davis a demandé à chacun des auteurs de tenter de répondre à une question plus générale, à savoir si cette révolution dans la consommation débouchait ou non sur de nouveaux espaces de liberté et contribuait ou non à l’avènement d’une société civile capable de revendiquer de nouveaux droits au niveau politique.

Concernant la première partie de la question, les auteurs insistent sur la rapidité avec laquelle de nouveaux espaces de liberté largement indépendants de l’Etat et du Parti ont progressivement vu le jour depuis le début des années 80. Richard Madsen, dans un chapitre de conclusion, parle d’une seconde libération pour les individus et les ménages chinois, en référence à la première libération (jiefang) communiste de 1949, qui s’est très vite transformée en une véritable prison pour la liberté d’action et de pensée. Malgré des évolutions tangibles, plusieurs auteurs insistent néanmoins sur le caractère encore inachevé de cette révolution dans la consommation. Le chapitre de Lu Hanlong montre à quel point l’Etat reste encore le principal arbitre dans la redistribution des ressources des individus (et donc du pouvoir d’achat), notamment dans la privatisation du logement, ou bien comment certaines pratiques de consommation (banquets dans les restaurants, achat de véhicules de fonction) sont en fait directement liées à la corruption et à l’utilisation abusive des ressources publiques.

Quant à la deuxième partie de la question concernant l’influence de cette révolution sur le développement d’une société civile capable de revendiquer de nouveaux droits politiques, la réponse est beaucoup moins unanime. Les plus positifs se contentent d’insister sur le fait qu’un premier pas a été franchi, que de nouveaux espaces privés de liberté se sont développés, sur lesquels l’Etat et le Parti auraient beaucoup de difficultés à revenir aujourd’hui, et que dans le futur, si d’aventure survenait une libéralisation du système politique, ceux-là viendraient jouer un rôle stabilisateur dans l’avènement de la démocratie en Chine. La plupart des auteurs sont néanmoins très réservés et soulignent avant tout la capacité de l’Etat et du Parti à restreindre ces nouveaux espaces de liberté à la sphère privée. Dès qu’ils peuvent déboucher sur une revendication politique, l’Etat et le Parti brandissent l’arme de la répression et du contrôle pour bien montrer aux individus qu’il y a là une limite à ne pas franchir. Cela est très clairement rappelé dans le chapitre de Kathleen Erwin sur le développement des hotlines à Shanghai, lesquelles sont étroitement contrôlées par des membres du Parti et se contentent d’aborder des sujets apolitiques. Enfin, certains auteurs comme David Wank sont beaucoup plus pessimistes. Son excellent chapitre sur l’utilisation des cigarettes comme instrument d’échanges de services dans le monde des affaires signale avec insistance et à raison l’omniprésence de l’Etat dans la sphère économique et montre à quel point cela établit, à l’issue des réformes, de nouveaux rapports de domination entre les individus. De manière générale, on peut se demander en effet si le développement de la consommation n’a pas permis au régime politique de survivre, voire de se consolider à certains égards, lui permettant de renouveler sa légitimité, en la fondant non plus sur la vieille rhétorique communiste centrée sur l’égalitarisme, mais sur la capacité à générer une croissance du niveau de vie et un accès à la consommation de masse identique aux pays capitalistes. Sans cela, le régime communiste aurait-il pu survivre à un moment où l’Asie Orientale dans son ensemble accédait à une prospérité sans précédent ? L’on pense bien sûr ici à la comparaison qui pourrait être faite avec l’Allemagne et au superbe exposé que nous a livré l’historien américain Kopstein, pour qui le projet socialiste de l’Allemagne de l’Est était irrémédiablement voué à l’échec puisqu’il était incapable de fournir à ses concitoyens un niveau de consommation identique à celui existant en Allemagne de l’Ouest (2).

On regrettera simplement qu’en dépit de la richesse des analyses et d’un chapitre consacré à Xi’an (mais qui porte sur la consommation lors de mariages dans la communauté Hui), les conclusions de cet ouvrage proviennent presque exclusivement d’exemples pris dans des villes des zones côtières — la majorité des chapitres s’appuyant exclusivement sur Shanghai. Certes, le développement de la consommation y a été beaucoup plus spectaculaire que dans les régions de l’intérieur, mais il aurait été intéressant de comparer ces évolutions à travers deux ou trois chapitres centrés sur des grands centres urbains de l’intérieur touchés par les restructurations du secteur d’Etat, ce qui aurait permis d’obtenir un panorama plus complet de cette révolution pacifique.