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La Chine et le nouvel ordre mondialEntre non-ingérence et interventionnisme
Expliquant lattitude de son gouvernement envers la résolution sur le Kosovo adoptée par le Conseil de sécurité de lONU le 10 juin 1999, le représentant de la République populaire de Chine (RPC) indiquait que la préséance du Conseil sur les tierces parties avait de la sorte été rétablie. Sagissant de la campagne aérienne de lOTAN contre la République fédérale de Yougoslavie, il souligna que pareilles initiatives ne pourraient désormais plus être prises sans un accord préalable du Conseil de sécurité. Cette déclaration faisait directement référence au premier paragraphe du préambule de la résolution 1244 (1999), inclus à la demande insistante de la Chine, lequel identifie le Conseil de sécurité comme linstitution détenant lautorité suprême en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationale. Ce nest dailleurs quà la suite de lintroduction de cette close que la RPC a laissé passer la résolution, en sabstenant lors du vote. Jusque-là, si les puissances occidentales avaient bien tenté de convaincre Pékin dapprouver une solution durable au problème du Kosovo, elles sétaient heurtées à de fortes résistances : dune part parce que la RPC affichait une opposition de principe à la campagne de lOTAN, et dautre part puisque la Chine avait été directement affectée par les opérations militaires le 7 mai 1999, lambassade de Chine à Belgrade avait été frappée par trois missiles de croisière américains, qui firent trois morts et plus de 20 blessés. Ni les excuses présentées par lOTAN ni les regrets exprimés par le président du Conseil de sécurité lors dune déclaration, le 14 mai, navaient été jugés suffisants par une Chine populaire qui avait abandonné sa traditionnelle passivité lors des délibérations du Conseil de sécurité. Prenant pour point de départ ces événements, notre article sefforce danalyser les prises de position de la PRC vis-à-vis du système des Nations Unies, ainsi que les principes et les pratiques proprement chinois vis-à-vis de lONU en les replaçant dans le contexte du nouvel ordre mondial (1).
Une grande puissance potentielle
Dotée dun siège permanent au Conseil de sécurité et détentrice de larme atomique, la RPC dispose indubitablement de certains des attributs majeurs dune grande puissance. Néanmoins, jusquau milieu des années 1980, ce pays était incapable de traduire ce statut en politiques concrètes, notamment en raison du verrou idéologique qui pesait sur son potentiel économique et des limitations de sa marge de manuvre sur le plan international causées par son conflit avec lUnion soviétique. Ces deux freins ont désormais disparu et bon nombre dobservateurs sattendent à voir la Chine devenir un acteur régional dominant ainsi quun acteur mondial important. Lattitude de Pékin dans le cadre étendu de lONU, de ses sous-organisations et de ses agences spécialisées, est un important révélateur de la manière dont cette potentielle grande puissance approche les problèmes mondiaux. Sa présence sur la scène la plus élevée de la coopération multilatérale diffère en effet des tentatives bilatérales ou régionales plus conventionnelles. Ici, Pékin nest pas seulement confrontée à la communauté internationale, mais doit aussi prendre part à la réforme du système et établir sa position vis-à-vis des institutions et des accords multilatéraux existants.
Après son entrée aux Nations Unies en 1971, la RPC a essentiellement poursuivi deux objectifs dans le cadre des organisations mondiales : sa reconnaissance en tant que seul Etat chinois légitime, et lacceptation de son statut de grande puissance et des droits que cela lui confère. De plus, Pékin a été capable dutiliser les Nations Unies comme une tribune durant la brouille sino-soviétique et les conflits Nord-Sud, à un faible coût politique et financier. Parallèlement, les gains matériels de la Chine, ceux se rapportant à léconomie et à la sécurité nationale, furent principalement recherchés à lextérieur du cadre de lONU. En effet, les Etats-Unis avaient constitué durant la seconde moitié de la Guerre Froide un « partenariat stratégique » avec la Chine, et sétaient donc abstenus de souligner les manquements internationaux de la Chine dans le cadre de lONU. Avec la fin de la Guerre Froide, néanmoins, Pékin a perdu son rôle de « pivot » dans le « triangle stratégique » Washington-Moscou-Pékin tel quil fut défini par Henry Kissinger. La RPC sest ainsi retrouvée pressée de donner son avis sur les problèmes du nouvel ordre mondial, tant à lintérieur quà lextérieur du cadre des Nations Unies, et cela ne serait-ce que parce que le spectre des activités englobées sétait considérablement élargi.
Lanalyse de la politique chinoise dans ce contexte soulève les questions de savoir premièrement si cette pression a augmenté depuis, et dans quelle mesure ; deuxièmement, sil y a eu des ajustements réalisés et des enseignements tirés par la Chine et dans quels domaines ; et troisièmement, si des répercussions dans dautres domaines peuvent désormais être attendues.
Le malaise de lordre mondial
De 1971 à 1985, la RPC a principalement utilisé lONU comme un forum pour mettre en avant son identité nationale et culturelle dans le concert des nations. La fin du conflit Est-Ouest a confronté de manière inattendue la Chine avec les problèmes de la scène mondiale (2). Tout en ayant normalisé ses relations avec Moscou, la RPC avait soudain perdu sa position dans le « triangle stratégique ». Les propositions de Michael Gorbatchev concernant un mécanisme global de sécurité internationale semblaient cependant tout aussi inacceptables à la RPC que ne laurait été une réforme de lONU aux dépends du principe de souveraineté nationale. Pékin se retrouva dégagée de ces questions lorsque la chute de Gorbatchev et la dissolution de lURSS diluèrent fortement lintérêt de la Russie pour cette réforme, tandis que les grands projets dune refonte en profondeur du système des Nations Unies furent également abandonnés par les Etats-Unis dans les années qui suivirent. A loccasion des festivités marquant le 40e anniversaire de lONU, le Premier ministre chinois de lépoque, Zhao Ziyang, énuméra les véritables domaines dans lesquels, daprès lui, les Nations Unies devraient concentrer leur attention : préserver la paix mondiale ; sopposer aux agressions armées et à loccupation dun pays par un autre ; réformer lordre économique international inégal ; et promouvoir la coopération économique et scientifique internationale (3).
A la différence dautres membres permanents du Conseil de sécurité, la politique diplomatique de la RPC a toujours été caractérisée par une conception très traditionnelle et très pointilleuse du concept de souveraineté. Cela est principalement dû, dune part, à lactivisme international de Taiwan, la « République de Chine », et, dautre part, au fait que la RPC sévertue à éviter toute « interférence » de la communauté internationale dans ses affaires intérieures (comme le Tibet, le Xinjiang et la Mongolie Intérieure) ou dans des zones limitrophes de son territoire. Pour les mêmes raisons, Pékin a toujours considéré avec défiance les activités des organisations non-gouvernementales (ONG) agissant avec laval de lONU. Durant la plus grande partie des années 1990, la Chine a essayé de restreindre le débat naissant sur « la politique mondiale », au sein et hors du système des Nations Unies, et de sopposer à la perte imminente de son statut provisoire de grande puissance. Cette opposition sest axée sur lalternative multipolaire dont certaines caractéristiques seraient héritées daccords antérieurs avec dautres grandes puissances. Cette pratique a eu pour effet daccentuer les contradictions avec sa traditionnelle rhétorique anti-hégémonique, au point que des tensions se sont occasionnellement produites, dans les coulisses, entre la RPC et les membres du G-77 des pays en développement. Parmi les sujets qui ont régulièrement refait surface dans ce contexte figure la question de la contribution de la Chine au budget de lONU, laquelle, avec moins de 1 % du total, contraste non seulement avec le potentiel économique de la RPC mais également avec sa prétention au statut de grande puissance (4). La RPC a, du coup, elle aussi commencé a prendre conscience quil lui serait impossible de maintenir sa contribution financière à ce niveau, ne serait-ce que dans le moyen terme. Lampleur de cette éventuelle augmentation na néanmoins pas été précisée.
Par ailleurs, la Chine sest à loccasion retrouvée sous pression dans des domaines comme les droits de lhomme et les opérations de maintien de la paix (OMP), domaines pour lesquels certains pays africains et dAmérique du sud, en particulier, souhaitent voir des progrès plus rapides. Durant les négociations sur les statuts de la future Cour de justice internationale, la RPC, en insistant, entre autre choses, sur la préséance des juridictions nationales, sest retrouvée dans le camp minoritaire, avec Israël, lIrak et les Etats-Unis (les statuts furent finalement adoptés par 120 voix contre 7 et 21 abstentions). Sagissant des questions de principe, les droits de lhomme ont commencé à jouer un rôle de plus en plus important dans le contexte des opérations de maintien de la paix, une tendance de fait qui est accueillie avec beaucoup de réticence par Pékin. Néanmoins, depuis la fin du conflit Est-Ouest, les pays en développement ont eu bien peu loccasion dagir de concert au sein des Nations Unies. En conséquence, la Chine na donc pas encore à redouter que sinstaurent des contradictions criantes et permanentes avec ses « pays clients » du Tiers Monde. Cela est dautant plus vrai que les membres des pays non-alignés et du G-77 voient dun il favorable le rôle de contrepoids joué par la Chine vis-à-vis des Etats-Unis au sein du Conseil de sécurité.
Sur ce point cependant, il semble que Pékin ait plus tenu à démontrer lisolement de Washington quà empêcher les Etats-Unis dagir unilatéralement. Contrairement à la Russie, la RPC ne considère apparemment pas que son statut de membre permanent du Conseil de sécurité soit lexpression la plus importante de sa puissance. Mais il est vrai que le potentiel de la Chine, en tant quacteur économique et militaire majeur, ainsi que son influence passée et présente en Asie orientale, sont des atouts qui font défauts à son voisin septentrional. Loin des projecteurs, la Chine a fait montre dune grande ardeur à conclure des accords avec les Etats-Unis et dautres pays. Cela fut particulièrement évident lorsque Pékin, fin novembre 1990, consentit par défaut à lopération « Tempête du désert » en sabstenant lors du vote décisif. A la suite de quoi, le président américain George Bush a rencontré le ministre des Affaires étrangères chinois à la Maison blanche et Washington a levé son opposition à certains crédits de la Banque mondiale destinés à la Chine, aidant ainsi la RPC à émerger de son isolement post-Tiananmen. Cependant, il y a eu depuis relativement peu doccasions de conclure des accords similaires, et notamment parce que les quatre autres membres du Conseil de sécurité sont bien conscients du fait que la Chine est, par principe, peu désireuse de faire cavalier seul. En dehors des questions portant sur lAsie orientale, Washington, Moscou, Londres et Paris ont eu tendance à ne consulter Pékin quaprès sêtre consultés entre eux. Enfin, les intérêts majeurs des Chinois portent essentiellement sur lAsie orientale, une région dans laquelle lONU na jusquà récemment pas joué un rôle important, et qui elle-même noccupe pas une position cardinale à lONU.
Pressée dadopter une position par les membres des pays non-alignés et du G-77, la Chine a accepté, en 1993, le principe dun élargissement du Conseil de sécurité tout en demandant une distribution plus équitable des sièges entre les différentes régions du monde. Dans ce contexte, selon Pékin, lONU devrait dorénavant accorder une attention particulière au fait que la plupart de ses membres sont des pays en développement. Dans le même temps, cependant, la Chine insistait sur le fait que ni la capacité daction du Conseil de sécurité, ni les « mécanismes » qui ont fait leurs preuves ne devaient être affaiblis (5). Au cas où des pressions réformatrices se manifesteraient plus tôt que prévu, la RPC a déjà déclaré quelle appellerait à une limitation des missions de maintien de la paix et à un recentrage sur les questions économiques et sociales.
En réalité, la Chine ne sattend pas à des réformes drastiques dans un futur proche et peut se retrancher derrière les quatre autres grands sur la question du veto. Et même si la Chine souhaitait afficher un profil haut sur cette question, sa contribution pour le moins limitée au budget de lONU nest pas la meilleure des garanties pour sassurer la maîtrise de lagenda des réformes. Au cours des négociations sur lélargissement du Conseil de sécurité, Pékin sest essayé, sans succès, à une forme de marchandage : en échange de son consentement à une solution régionale, le Bureau de lAssemblée générale aurait dû sengager à ne pas aborder la question de ladhésion taiwanaise. De nombreux pays en développement considèrent ce type de manuvres comme particulièrement arrogant, même sil est vrai que la plupart dentre eux nont pas véritablement dintérêt pour cette question.
A la suite de la réunification allemande, la Chine a accordé, en 1993, son soutien à lobtention dun futur siège permanent au Conseil de sécurité pour la République Fédérale. A lopposé, aucune proposition similaire na été exprimée vis-à-vis du Japon ou de lInde. On peut facilement imaginer que la RPC ne voit aucun intérêt à ce que Tokyo ou Delhi voit sa stature grandir sur les scènes régionale et internationale.
Les opérations de maintien de la paix : passivité et précaution
Echaudée par le précédent de lintervention mandatée par lONU en Corée, lattitude de Pékin envers les opérations de maintien de la paix (OMP) a été négative tout au long des années 1970. OMP et opérations de pacification étaient considérées comme servant de prétexte à des interventions de nature hégémonique dans les affaires intérieures dEtats plus faibles. Cette opposition de principe fut reflétée par une politique de la chaise vide lors des votes et par la non-participation durant les débats sur les questions du Conseil de sécurité. Ce nest quaprès le retour de Deng Xiaoping au pouvoir, en 1978, que la Chine, aiguillonnée par les efforts déployés pour pratiquer une approche plus équitable des superpuissances et consciente dune augmentation rapide des OMP au cours des années 1990, modifia sa position. En novembre 1981, le représentant de la RPC à lAssemblée générale de lONU donna le signal de cette nouvelle flexibilité. Le mois suivant, Pékin vota en faveur de lextension du mandat de lONU à Chypre (UNFICYP). Les mouvements de guérillas africaines et latino-américaines se retrouvèrent alors contraints par la Chine à trouver des compromis avec les gouvernements en place. Depuis janvier 1982, Pékin a contribué aux budgets individuels des OMP, sans toutefois que la barre du 1 % ne soit franchie.
En novembre 1988, incitée par lUnion Soviétique, la RPC a adhéré au Comité spécial pour les opérations de maintien de la paix, un organisme affilié à lAssemblée générale. Lannée suivante, la Chine envoya pour la première fois du personnel militaire à lUNDOF, la mission observant la partition des troupes israéliennes et syriennes sur le plateau du Golan. Peu après, 20 civils chinois rejoignirent lUNTAG, la force dassistance surveillant le processus dindépendance en Namibie. Comme la montré le vote chinois de décembre 1981 concernant lextension du mandat de lUNIFIL, la force dintérim au Liban, Pékin a aussi accepté lenvoi de personnel dappui par dautres membres permanents du Conseil de sécurité. Dix ans plus tard, la Chine a soutenu la création de lUNIKOM, la mission dobservation de la frontière entre lIrak et le Koweït, quelle a par la suite pourvu dune équipe de 25 personnes. Dautres personnels chinois furent mis à la disposition des équipes dobservation au Sahara occidental (MINURSO), au Mozambique (ONUMOZ) et au Libéria (UNOMIL).
En même temps, Pékin a toujours insisté sur le fait que ces différentes opérations ne pouvaient être autorisées que par le Conseil de sécurité et non par lAssemblée générale ou le Secrétaire général. En février 1994, la RPC a critiqué le Secrétaire général dalors, Boutros Boutros-Ghali, pour avoir outrepassé ses compétences en requérant le pouvoir dordonner des frappes aériennes (à la suite dun massacre sur le marché de Sarajevo). Initialement, la Chine était également opposée à ce que des Etats seuls, des groupes dEtats ou des organisations disposent en propre dune trop grande marge de manuvre. Depuis 1993 néanmoins, entre autres pour des raisons financières, Pékin a accepté lidée dun « rôle de soutien » joué par des acteurs plus autonomes. Un an plut tôt, la RPC avait encore objecté à la création dune force de réaction spéciale de lONU, préconisé dans « lAgenda pour la Paix » de Boutros-Ghali.
Au demeurant, Pékin continue dinsister par principe sur la séparation entre OMP et opérations de pacification, telles que définies dans le chapitre VII de la Charte de lONU. En 1994, le ministre des Affaires étrangères chinois, Qian Qichen, déclarait ainsi :
Nous demeurons convaincus que les opérations de maintien de la paix doivent clairement refléter les principes et les normes des relations internationales telles quelles sont définies dans la Charte de lONU. Ces opérations ne devraient être effectuées quavec le consentement, et en coopération avec les Etats tiers. Nulle opération de maintien de la paix ou de programme daide humanitaire ne devrait être autorisée à simmiscer dans les affaires intérieures dun pays, sans même parler demployer la force ou de se laisser entraîner dans un conflit entre les parties. (6)
En dépit de ce principe, la Chine, par son abstention ou sa non-participation, a occasionnellement laissé passer des résolutions impliquant des opérations dans le cadre du Chapitre VII, comme cela a été le cas avec la Somalie (1992), la Bosnie (1992 et 1994) et le Timor oriental (1999). En 1991, la RPC accepta même une opération de maintien de la paix au Cambodge incluant la mise en place déléments dune autorité de tutelle. Prises dans leur ensemble, ces réponses, à la fois diverses et flexibles de la part de Pékin, se conforment néanmoins à une certaine logique :
l La Chine ne souhaite pas être lunique membre du Conseil de sécurité à sopposer à une mission de maintien de la paix. Cette attitude pourrait également valoir pour des missions concernant des conflits où des Etats émergents sopposent à leur ancienne métropole, ce qui inquiète bien évidemment la Chine pour des raisons dordre interne (le Tibet) mais quelle ne peut complètement exclure lorsque labsence dun gouvernement opérationnel ne laisse pas dautre choix à la communauté internationale. Dans les cas où dautres membres permanents usent de leur droit de veto, la RPC conditionnera son choix à sa propre perception des coûts/bénéfices quelle en retirera, gardant également à lesprit le prestige que lui confère sa situation de membre responsable du Conseil de sécurité sopposant au renforcement du principe de non-ingérence sans pour autant négliger ses relations avec Washington, Moscou et les pays européens. Dans ce cadre, la capacité du Conseil de sécurité à agir ne constitue pas lélément primordial pour la Chine. Et si dautres membres permanents se comportent de façon similaire toute question de principe mise à part , ils le font pour leur part en raison dintérêts réellement globaux, et nont donc pas besoin de défendre une position de repli.
l De manière plus générale, la flexibilité de la RPC augmente en proportion de léloignement géographique du conflit vis-à-vis de la périphérie chinoise. Il nen demeure pas moins que Pékin a essayé à plusieurs reprises dobtenir des contreparties de ses « partenaires » (en particulier des Etats-Unis) en échange de concessions faites sur des conflits lointains. Plus le conflit est proche de la frontière chinoise et plus le calcul coûts/bénéfices est important : la Chine a ainsi participé activement au processus de paix doctobre 1991 au Cambodge parce que cela favorisait le retrait des autres Etats impliqués. A linverse, la RPC a empêché, en 1993, le Conseil de sécurité de sattaquer efficacement au problème nord-coréen, parce que les Etats tiers, ne serait-ce que pour des raisons de proximité géographique, auraient difficilement pu être neutralisées dans ce contexte. Parallèlement, à chaque fois que lURSS ou ses alliés ont retiré du personnel militaire des pays voisins, Pékin a soutenu les missions de maintien de la paix à ses portes, afin de les empêcher de revenir.
Lexception à cette règle na concerné que les Etats ayant eu des relations avec Taiwan ou ayant lintention den établir. Cest là que les contradictions ont été les plus frappantes pour la Chine, contradictions entre la rhétorique globaliste et anti-hégémonique dune part, et ses intérêts régionaux étroits et son comportement de grande puissance, dautre part. La simple existence de la « République de Chine à Taiwan » et ses activités dans le monde entier ont ramené sur lagenda international les questions mêmes que la RPC avaient cru réglées en 1971 en entrant à lAssemblée générale de lONU et au Conseil de sécurité. Pékin sest opposée à un mandat dapplication pour les Forces de paix à Haïti, en 1994, et a menacé dy opposer son veto en 1995. A lépoque, la presse chinoise proclamait la nécessité de contenir lhégémonisme américain grâce à des mécanismes politiques (7). Néanmoins, la véritable raison de son opposition à ce mandat était que Haïti entretenait des relations diplomatiques avec Taiwan et avait invité le président taiwanais en visite officielle. Il fallut lintervention de plusieurs pays dAmérique latine pour que Pékin sabstienne dutiliser sa menace de veto, en ne prenant pas part aux débats du Conseil de sécurité sur cette opération. Le mandat fut ensuite étendu avec certaines modifications.
En 1997, la RPC fit réellement jouer son veto et bloqua temporairement lenvoi de personnel militaire pour observer larmistice entre le gouvernement guatémaltèque et la guérilla. Le Guatemala entretenait des relations diplomatiques avec Taiwan et avait soutenu linitiative de Taipei, lancée trois ans auparavant, dune ré-accession à lONU. Le blocus chinois ne fut levé quaprès que le gouvernement guatémaltèque se soit apparemment excusé par écrit davoir invité des représentants taiwanais à assister à la cérémonie de signature de laccord de paix et ait promis de renoncer à appuyer le retour de Taiwan au sein de lorganisation mondiale. Entre temps, la Chine avait défendu lidée que la paix ne pouvait en aucun cas être au prix de la souveraineté (dans ce cas, celle de la Chine sur Taiwan). Cet argument causa la consternation, particulièrement en Amérique latine. Les diplomates chinois aux Nations Unies avaient anticipé une telle réaction et avaient conseillé à leur gouvernement de ne pas imposer le veto. Néanmoins les dirigeants du Parti et de lEtat chinois avaient jugé plus important de ne pas créer de précédent et sont restés inflexibles jusquà ce quun échange de lettres avec le Guatemala ait facilité une retraite sans perte de face.
Un second veto, imposé dans des conditions similaires, fut utilisé, un an après, dans le cas de la Macédoine. Létablissement de relations diplomatiques, en janvier 1999, entre Taiwan et cette dernière conduisit la Chine à sopposer à lextension du mandat pour une mission préventive, mission qui avait jusque là protégé la Macédoine de lescalade du conflit en Yougoslavie. La Macédoine bénéficiait dun soutien moindre parmi les non-alignés, mais du fait des changements intervenus au Kosovo, la question perdit de toute façon de son importance.
Enfin, lorsque le Conseil de sécurité, toujours en 1999, recommanda ladmission de lEtat de Nauru, une île du Pacifique Sud, la RPC sabstint lors du vote, tout en enjoignant Nauru, qui avait des relations diplomatiques avec Taiwan, d « observer strictement les résolutions de lONU, y compris la résolution 2758 (XXVI) de lAssemblée générale ». Cest cette résolution qui régla ladmission en 1971 de Pékin aux dépends de Taipei.
Pourtant, la Chine a pris conscience du décalage grandissant entre sa rhétorique et sa conduite et, depuis 1994, a mis en avant un nouvel argument pour expliquer son opposition à diverses missions : puisquil y a une demande croissante pour ce type dopérations de maintien de la paix, lONU devrait accepter quelle nest pas capable de répondre à tous les conflits dans le monde et devrait en particulier éviter, autant que possible, les opérations militaires coûteuses. Sur ce dernier point, il y a un consensus tacite parmi les membres du Conseil de sécurité et un grand nombre dautres Etats. Il reste néanmoins à voir si cet argument est à même de corriger limpression de cynisme partagée par un grand nombre de pays en développement, pour lessentiel latino-américains, en raison des continuelles manuvres tactiques envers Taiwan. Bien que nétant pas eux-mêmes des adeptes de lenforcement (limposition), la plupart dentre eux voudraient que le Conseil de sécurité conserve sa capacité daction et assume les responsabilités qui en découlent.
Aujourdhui, il semble que la propre « arrière cour » de la Chine soit progressivement en train de devenir un théâtre opérationnel pour des missions de maintien de la paix. Le Timor oriental en est lexemple le plus récent. Pékin sest sentie obligée dapprouver en septembre 1999 la mission autorisée par le Conseil de sécurité, essentiellement parce que lIndonésie lavait acceptée et quy objecter ou sabstenir aurait privé la RPC de linfluence quelle souhaitait exercer sur le processus. Aceh, lIrian occidental, la péninsule coréenne et la Birmanie sont des candidats au moins potentiels à des OMP. Dans ces cas de figure, la RPC aurait à procéder bien plus prudemment quelle ne la fait vis-à-vis de lAmérique latine ou des Balkans. Pékin maintient des revendications territoriales considérables dans la région, revendications que nont pas accepté les pays voisins. La Chine abrite aussi des minorités ethniques importantes et rétives, et la RPC est techniquement toujours en train de mener une guerre civile avec la « République de Chine à Taiwan ».
Une capacité dapprentissage limitée
Daprès Samuel Kim, les dirigeants chinois de lère post-Tiananmen ont été « normativement mis au défi » par la spirale de la dissolution de lURSS, de la troisième vague globale de démocratisation et du « rajeunissement » de lONU (8). Les enseignements tirés ont jusque là été de nature « adaptative » plutôt que « cognitive », ne serait-ce que parce que les pressions externes et internes de la communauté internationale et de la société chinoise se sont cristallisées à des moments différents et à des degrés différents.
Depuis 1949 si ce nest depuis 1978, 1949 ou même 1849 lobjectif central de lélite politique chinoise a été de renforcer le pays en termes à la fois matériels et moraux, et dêtre ainsi capable de jouer un rôle resté jusquà présent théorique de grande puissance sans avoir à faire des concessions systémiques majeures aux pressions organisées, quelles soient nationales ou étrangères. Dans un contexte de globalisation accélérée, cette position est devenue plus intenable que pendant la Guerre froide. Depuis 1978, les organisations périphériques et les agences spécialisées au sein du système de lONU ont facilité laccès de Pékin à des ressources matérielles (comme le capital, les technologies et le savoir-faire) sans lesquelles le projet modernisateur de Deng Xiaoping aurait échoué. Dans la mesure où ces ressources ont été infusées dans la société chinoise, contribuant ainsi à lémergence de nouvelles classes intellectuelles, moyennes et dentrepreneurs, cette frange de la société a, du moins théoriquement, été émancipée de sa direction politique.
Quant au futur développement du système des Nations Unies, la RPC a continué dinsister sur ses intérêts non-matériels (comme la reconnaissance de son monopole sur la souveraineté et ses revendications au statut de grande puissance). La poursuite de ces intérêts tendrait plus à geler quà dynamiser lordre mondial. Bien que, dans des domaines comme le commerce et les politiques de lenvironnement, des intérêts matériels aient joué un rôle de plus en plus important, ils nont pas jusquà présent été jugés suffisamment cruciaux pour neutraliser des agendas plus classiques (quoiquil reste à voir si laccession à lOrganisation mondiale du commerce fera une différence). Les intérêts matériels sont devenus plus pressants dans le voisinage proche de la Chine, mais cest précisément la raison pour laquelle ils ne sont poursuivis dans le cadre de lONU que si le prix payé pour ces politiques de maintien de lordre mondial nest pas jugé excessif. En signant, en 1991, les accords de paix pour le Cambodge, par exemple, lintérêt principal de la RPC était de voir son propre rôle régional reconnu, tout en obtenant que les autres pays retirent leurs forces. Cette décision eut également comme répercussion que les soldats chinois purent se familiariser avec les missions de maintien de la paix (ce qui constituait un motif secondaire de la décision). En Chine même, les citoyens purent assister à un spectacle où la RPC contribuait à un processus électoral démocratique (un effet secondaire sans doute involontaire). Que les élections de 1993 au Cambodge aient été supervisées, entre autres, par des cadres chinois est une curieuse ironie de lhistoire, mais cela pourrait, en principe, conduire à une forme dapprentissage de tels processus.
Aujourdhui, Pékin réagit systématiquement aux pressions exercées sur elle sitôt que sa défense du principe de souveraineté risque daffecter négativement le prestige de la RPC. Comme nous lavons montré ci-dessus, lattitude de la Chine envers les OMP est devenue assez flexible, lexercice de son veto étant réservé aux cas touchant Taiwan, et probablement à des opérations situées dans « sa périphérie ». Dans ces cas précis, la RPC ne consentirait à faire des compromis temporaires que si sa propre influence en sortait directement renforcée.
Dans le domaine des droits de lhomme, les pratiques nationales et internationales de Pékin continuent à contredire la conception générale des régimes internationaux. Il est vrai que la RPC a été de plus en plus contrainte de rendre des comptes sous la pression dEtats tiers, dONG ou plus généralement parce quelle est confrontée aux nouvelles dynamiques du discours mondial. Cest en particulier le consensus mondial grandissant sur la pertinence de la question des droits de lhomme pour la sécurité internationale qui est à même dexposer la Chine à de plus amples pressions. Une combinaison de pressions externes et internes pourrait, à un certain point, inciter la direction chinoise à réduire lécart grandissant entre les déclarations de principe et la pratique, contradiction qui a considérablement nuit à son prestige. Néanmoins, un progrès linéaire est improbable dans le moyen terme, dans la mesure où les Américains et les Européens sabstiennent de critiquer directement la RPC. En même temps, toute libéralisation en Chine menacerait le pouvoir du parti unique et la direction même qui a été responsable de la décision de recourir à la force en 1989.
Les pressions intérieures et extérieures sont déjà devenues considérables dans le champ des politiques de lenvironnement, mais ici, également, Pékin a répondu davantage pour des considérations de prestige la Chine napprécierait pas dêtre stigmatisée comme un des principaux, et irresponsables, producteurs de gaz carbonique à lorigine de leffet de serre plutôt que par une réelle acceptation de la nécessité dappliquer des stratégies durables de développement. Néanmoins, des avancées ont été réalisées et lintérêt matériel de la RPC (cest-à-dire la protection de lenvironnement comme moyen dassurer la base de la production) pourrait à un certain point recouper lintérêt diplomatique quil pourrait y avoir à apparaître comme un défenseur de lenvironnement. Quoiquil en soit, cest lun des rares domaines du système de lONU où la pression intérieure en Chine est montée presque aussi rapidement que la pression exercée de lextérieur.
Un mécanisme similaire pourrait sappliquer à la participation de la Chine à un commerce international libre et fondé sur la légalité, à la condition que lapparente acceptation des règles de lOMC par Pékin ait été sincère et pas uniquement tactique. On peut penser que les conséquences dune telle acceptation seraient aussi importantes que le seraient celles de concessions dans le domaine des droits de lhomme. En supposant que les membres actuels de lOMC nont aucun intérêt à compromettre le corpus existant de règles, on peut prévoir que le débat provoqué en Chine serait au moins aussi vif que celui sur les questions environnementales.
Du point de vue de la RPC, discours officiels mis à part, les domaines du désarmement et de la non-prolifération, tout comme celui des droits de lhomme, sont de la compétence souveraine de lEtat-nation. La signature par la RPC des traités de non-prolifération et de gel des essais nucléaires participe non seulement du désir déviter un isolement international mais aussi dêtre reconnu comme un pouvoir nucléaire responsable. Tout aussi importantes, toutefois, étaient les attentes visant à améliorer par là-même sa position à la table de négociation vis-à-vis des Etats-Unis et du Japon. Dans la mesure où de telles considérations demeureront décisives dans le futur, on assistera à des concessions bilatérales (le plus souvent discrètes) offertes aux Etats tiers concernées (cest-à-dire la plupart du temps aux Etats-Unis) plutôt quà des engagement multilatéraux et transparents qui auraient un impact réel sur le désarmement ou la non-prolifération.
Au cours des dernières années, la Chine sest pourvue de sa propre classe dexperts à mêmes de communiquer sur la scène mondiale, comprenant les limites de leur propre marge de manuvre et les intérêts de leurs interlocuteurs étrangers. Néanmoins, cette élite est tributaire du pouvoir politique et en est même plus dépendante que ne lont été les quasi-ONG chinoises dans des domaines tels que les droits de lhomme et lenvironnement. Dans lhypothèse où la Chine tirerait de quelconques leçons de ces expériences, celles-ci signaleraient que les Nations Unies ont utilisé leurs rares compétences de façon restreinte et que Washington a occasionnellement été disposé à renoncer à ses propres principes sur lordre mondial (par exemple sur la question de la prolifération nucléaire).
Pour conclure, la Chine a tiré des enseignements à supposer quil y en ait à des rythmes très différents, et les processus dapprentissages nont pas été irréversibles par principe, comme le débat sur les droits de lhomme le montre. Cela vaut également pour dautres membres permanents du Conseil de sécurité, mais ces derniers font rarement usage de leur statut de grande puissance à des fins défensives. Samuel Kim a probablement raison lorsquil dit que la Chine en est arrivée à accepter linterdépendance mondiale, non pas comme concept, mais comme un fait irréversible (9). Toutefois, cette acceptation demeure politiquement conditionnée au monde extérieur et reste extrêmement sensible aux développements internationaux. Pour ne prendre quun exemple, si Pékin a bien accepté par principe le rôle des ONG, son influence au sein du système onusien a également inspiré des efforts croissants visant à limiter leur domaine dactivité. Un véritable processus dapprentissage supposerait que des pressions internes accrues débouchent sur une promotion générale du pluralisme dans lespace politique chinois. Pour de nombreuses raisons, cela demeure encore relativement improbable
Traduit de langlais par Nicolas Becquelin