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Le triangle de la Chine du sud et TaiwanD'une zone de maquilladoras à un pôle économique intégré

Le triangle de Chine du sud (TCS) représente probablement la forme la plus ancienne d’intégration économique en Asie orientale, et, sans conteste, la version la plus achevée des polygones de croissance. En reprenant la classification de Yeung (1), le TCS est l’exemple le plus marquant d’un développement tiré par l’initiative privée, avec une action officielle venant appuyer le phénomène de manière institutionnelle : la décision prise en 1978 par Deng Xiaoping d’adopter dans les provinces du sud de la Chine une politique privilégiée d’ouverture aux échanges et aux investissements étrangers a joué un rôle décisif dans le développement économique de la Chine et des pays environnants. La création de Zones économiques spéciales (ZES) dans des villes du Guangdong (Shenzhen, Zhuhai et Shantou) et du Fujian (Xiamen) proches de Hong Kong, Macao et Taiwan a donné l’opportunité aux entrepreneurs chinois d’outre-mer (et surtout de Hong Kong et de Taiwan, utilisant la Région administrative spéciale [RAS] pour contourner certaines restrictions légales à l’investissement) de relocaliser un grand nombre de leurs activités en Chine populaire.
Cette ouverture a radicalement changé les perspectives économiques de Hong Kong, dont la croissance reste tributaire des contraintes foncières et de main-d’œuvre. La pression dans ces deux domaines s’est intensifiée considérablement dans les années 1990, à tel point que la plupart des activités manufacturières ont été délocalisées de l’autre côté de la frontière, où terrains et main-d’œuvre bon marché étaient disponibles. Près de quatre millions de personnes en Chine du sud travaillent aujourd’hui directement pour des entreprises hongkongaises (près de trois fois plus que la main d’œuvre manufacturière à Hong Kong même).
L’interaction avec Taiwan s’est opérée, pour d’évidentes raisons politiques, de manière plus discrète : le commerce entre les deux pays s’est longtemps fait par l’intermédiaire quasi-exclusif de Hong Kong. En 1995, Hong Kong était pour Taiwan le principal marché d’exportation ; près de 60 % de ces exportations avaient pour destination finale la Chine. Les entreprises taiwanaises, même si elles se sont parfois heurtées aux barrières imposées par leur gouvernement ont adopté la même stratégie que leurs consœurs hongkongaises. Taiwan est à présent dépendant de la Chine pour la production informatique à hauteur de 30 %, et la tendance devrait s’accélérer dans les années à venir (2). L’île est aujourd’hui officiellement le second investisseur en Chine, avec ici encore une très nette concentration dans les deux provinces du sud. On assiste toutefois à une expansion des IDE vers le nord, mais toujours le long de l’axe côtier Shanghai-Tianjin-Pékin (3).
Si la zone du TCS a bénéficié de manière indéniable des complémentarités et des différents niveaux de développement de chacune des parties, il apparaît que l’intégration ne s’est pas faite sans heurts : les économies chinoise et hongkongaise sont en effet devenues indissociables, ce qui signifie, entre autre, qu’elles sont devenues plus vulnérables aux mutations de leurs marchés d’exportation. Elles en ont fait l’expérience dans les années 1990, touchées par l’action américaine relative à l’octroi du statut de la nation la plus favorisée, du respect des droits de propriété intellectuelle et des quotas textiles. Les interrogations à l’égard de l’hypothétique dévaluation du yuan et de son impact sur le lien entre le dollar américain et le dollar de Hong Kong (le peg) en sont une illustration plus récente encore.
Au-delà de ces considérations purement économiques, plusieurs implications politiques fournissent des éléments de compréhension quant aux conditions dans lesquelles ce polygone de croissance se développe aujourd’hui. Ces implications revêtent trois dimensions :
• Chine-Hong Kong : issue de la signature en 1984 de la Déclaration conjointe sino-britannique et de la ratification en 1990 de la Loi fondamentale (la mini-constitution hongkongaise), l’application du concept « un pays, deux systèmes » induit la préservation du système économique et politique propre à Hong Kong, et ce pendant 50 ans. Toutefois, certains décideurs locaux mettent en avant les mutations économiques chinoises pour affirmer qu’il n’existe d’ores et déjà plus qu’un seul et unique système économique, et que le seul point de discorde reste le non-respect par les autorités du continent de l’Etat de droit, principe qui est à la base du succès économique de Hong Kong, et la désintermédiation du gouvernement dans les affaires économiques, comme le montre le récent scandale de la faillite de la Guangdong International Trade and Investment Company (GITIC). Hong Kong craint que la mainmise chinoise sur la RAS ne favorise la montée des forces anti-démocratiques. D’un autre côté, la Chine se méfie de la création d’un « grand Hong Kong » dans le sud du pays qui pourrait favoriser le développement d’un pôle anti-Pékin.
• Chine-Taiwan : l’expansion rapide des échanges entre les deux pays a, certes, fourni à Taiwan de considérables débouchés pour ses industries exportatrices, mais elle a aussi accru sa dépendance à l’égard du marché chinois. Et cette tendance intervient dans une conjoncture marquée par des tensions croissantes entre les deux rives : exercices militaires chinois dans le détroit de Formose au printemps 1996, annonce en juillet 1999 de l’ex-Président Lee Teng-hui que les négociations avec la Chine devraient se dérouler « d’Etat à Etat » et, surtout, élection en mars 2000 d’un nouveau président plus ouvertement indépendantiste (Chen Shui-Bian). Tandis que le gouvernement de Taipei tentait d’interdire, ou du moins de restreindre, un certain nombre de contrats d’investissement (un projet d’usine pétrochimique de Formosa Plastics a été gelé, et les investissements étaient encore récemment limités à 50 millions de dollars américains par projet), il favorisait une politique dite « vers le sud » qui visait à développer la coopération avec les pays émergents du sud-est asiatique, eux aussi confrontés à l’expansionnisme chinois. Cette stratégie semble cependant n’avoir eu que très peu d’impact sur le niveau de dépendance de l’île à l’égard du continent, d’autant que Pékin s’est attaché à utiliser les entreprises taiwanaises implantées sur le continent pour tenter de peser sur les prises de position politiques des partis taiwanais et du gouvernement de Taipei.

• Intra-Chine : l’activité des ZES a un impact très marqué sur les disparités régionales au sein de la Chine. La province du Guangdong a connu un taux de croissance très largement supérieur au taux national moyen durant les 15 dernières années, surpassé uniquement par les villes relevant directement du gouvernement central : Pékin, Tianjin et Shanghai. Les disparités de revenu sont devenues flagrantes, parfois entre les villes-ZES et le reste des provinces du sud, ce qui nourrit encore aujourd’hui un fort ressentiment dans les régions intérieures à l’égard des ZES et du gouvernement central. Ce ressentiment s’est traduit par des « guerres commerciales » ouvertes : en 1990, la province du Hunan tenta de vendre du riz au Guangdong à un prix largement supérieur au prix du marché, et le marché automobile de Shanghai reste aujourd’hui fermé aux véhicules produits hors du pôle de Shanghai, comme l’usine Citroën de Wuhan en fait l’amère expérience. Ces disparités de richesse ont d’autre part entraîné des flux massifs d’émigration des provinces de l’intérieur vers les provinces côtières (on estime aujourd’hui à au moins 60 millions la population des travailleurs journaliers, errant de ville en ville), avec tous les risques socio-économiques qu’entraîne une migration incontrôlée, sans mentionner l’actuel risque politique (mouvements séparatistes, actions terroristes, développement de la criminalité organisée, etc.).
L’ère post-Deng Xiaoping semble être marquée, du moins dans les discours officiels, par une volonté de rétablissement d’un certain équilibre économique entre les provinces, donc d’une plus grande stabilité sociale. Le nouveau plan quinquennal (1996-2000) a visé tout particulièrement la mise en valeur des provinces de l’ouest (mais toujours rien en vue pour celles du centre !), et certains dirigeants remettent aujourd’hui en question le traitement privilégié dont bénéficient les ZES. Le Président chinois Jiang Zemin s’est exprimé clairement en faveur d’une action visant à réduire de telles disparités, perçues, à tort ou à raison, comme autant de sources de résistance à l’Etat central et de risques de désintégration du pays : le poids économique de la province du Guangdong lui confère en effet une influence politique non négligeable, et la relative autonomie des dirigeants locaux n’est guère du goût de cadres du Parti soucieux de focaliser l’attention populaire sur les « dangers extérieurs ». Les tentatives de généralisation des régimes préférentiels à l’ensemble des provinces n’a certes pas permis aux provinces de l’intérieur de rattraper le niveau de développement des provinces côtières, mais il a probablement freiné les écarts de croissance. Peut-on pour autant voir s’amorcer une phase de rééquilibrage en faveur du centre et de l’ouest comme le proclament plus fortement que jamais les autorités de Pékin ? L’analyse des facteurs cumulatifs de succès du triangle de la Chine du sud laisse planer un doute tant on y retrouve à l’œuvre les principes de concentration vertueuse mis en lumière par les économistes géographes (4).

Les composantes du triangle de la Chine du sud

L’espace économique chinois est loin d’être homogène et intégré. Au sein des régions côtières qui ont effectivement largement bénéficié de la politique d’ouverture de 1978, les trois composantes nord, centre et sud apparaissent aujourd’hui comme des pôles plus enclins à s’ouvrir sur l’extérieur qu’à commercer entre eux. La logique historique qui a vu l’ouverture reprendre par le sud a en outre bénéficié de la présence des deux « petits dragons » chinois (Hong Kong et Taiwan) qui ont vite fait de jouer la carte de l’intégration de la Chine du sud pour profiter pleinement des effets de complémentarité. Un véritable « vol d’oies sauvages » s’est progressivement mis en place. A la différence du mécanisme japonais visant surtout à bénéficier de bas coûts de main-d’œuvre pour exporter, celui du TCS est de jouer de plus en plus des avantages de la concentration, de la spécialisation et d’une masse critique de consommateurs au sein du triangle (économies externes). Cette combinaison des facteurs d’offre et de demande débouche sur une intégration beaucoup plus étroite et dynamique que dans le cas des investissements directs étrangers (IDE) japonais en Asie du sud-est, par exemple, ou des maquilladoras du Mexique.
Dans le contexte du monde chinois, le TCS représente 16 % de la population active et 147 % du PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat (PPA), soit le premier marché de consommation. En termes d’échanges commerciaux, le TCS compte pour 72 % des exportations et 69 % des importations, de loin le pôle le plus ouvert sur l’extérieur avec un taux d’ouverture de 74 % (36 % en PPA).
La logique du TCS est d’abord celle d’une agglomération économique en terme d’offre. Contrairement aux bases industrielles du Japon souvent isolées dans des zones spéciales et distantes de plusieurs milliers de kilomètres, la dynamique économique du TCS repose sur des coûts de transaction (transport, langue, etc.) particulièrement bas. Un second facteur est la forte complémentarité travail-capital entre les composantes du triangle. La mobilité du travail étant extrêmement réduite en raison des frontières politiques existantes, c’est la mobilité du capital en provenance des deux « petites Chine » très capitalistiques qui met progressivement au travail la centaine de millions d’actifs de la Chine du sud et contribue à l’augmentation régulière de sa productivité. Le graphique 1 montre clairement où se trouvent encore les réserves de main-d’œuvre de cette zone.

Un troisième facteur est la forte orientation exportatrice du TCS, chacun des pôles ayant un taux d’ouverture particulièrement élevé. Mais plus encore que cette ouverture, c’est la complémentarité entre chacun d’eux qui assure une efficacité à l’ensemble : production de composants de plus en plus sophistiqués par Taiwan ou par les entreprises multinationales venues profiter de ces effets d’agglomérations, assemblage dans le delta de la rivière des Perles au sens large (5), et exportation par les installations portuaires, commerciales et financières de Hong Kong, ou contrôlées à partir de Hong Kong, comme dans le cas de Shenzhen.
La logique d’offre est loin d’expliquer à elle seule la puissance des effets d’agglomération dans le TCS. Du reste, les grands pôles économiques dans le monde ont fondé leur attraction autant, si ce n’est plus, sur le marché qu’ils représentaient dès le départ et potentiellement. C’est là aussi une différence de taille avec les usines d’assemblage en Asie du sud-est. Les masses peuvent être évaluées par les PIB actuels exprimés à taux de change courant. Hong Kong et Taiwan représentent ainsi à eux seuls 33 % du PIB du monde chinois, autant que la Corée du Sud ; l’effet « demande potentielle » peut être estimé par les PIB exprimés en parité de pouvoir d’achat puisque la tendance historique des prix intérieurs est de se rapprocher des prix mondiaux. Le PIB du Fujian apparaît ainsi au même niveau que celui de Hong Kong, et celui du Guangdong affiche la réserve de demande la plus importante dans le TCS, avec 32 % de son PIB exprimé en PPA.

Complémentarités et dynamiques sectorielles

Vue de Hong Kong, l’ouverture des ZES dans le sud du Guangdong et du Fujian a favorisé une première vague de délocalisations industrielles qui a fait quasiment disparaître toute l’industrie manufacturière du territoire. Le secteur manufacturier y est passé de 22,1 % à 6,2 % du PIB entre 1985 et 1998, et les exportations directes ne cessent de décliner. Cette tendance ne doit pas cependant donner l’illusion d’un territoire ayant totalement abandonné l’industrie : près de quatre millions de personnes sont aujourd’hui employées dans le Guangdong par des entreprises à capitaux hongkongais, soit dix fois la main-d’œuvre manufacturière de la RAS. De plus, près de 120 000 Hongkongais travaillent régulièrement de l’autre côté de la frontière, en particulier dans les secteurs de l’habillement, du jouet, de l’horlogerie et de l’électronique. Ces secteurs sont portés par des groupes de plus en plus globalisés. De même, un nombre croissant de Hongkongais se déplace chaque jour vers Shenzhen pour y faire leurs achats (27 milliards de dollars de Hong Kong de dépenses en 1999 pour un PIB de 64,9 milliards) (6).
Ce glissement hors du territoire proprement dit a néanmoins permis à Hong Kong de se spécialiser de plus en plus dans les activités tertiaires ayant vocation à servir toutes les composantes du TCS : finances, négoce, transport, tourisme, etc. Alors que certaines de ces activités, telles que les transports ou les services informatiques, connaissent une seconde vague de délocalisation, la mutation vers un grand pôle de services spécialisés connaît une accélération autour des nouvelles technologies de l’information. La conversion à l’Internet de la plupart des grands groupes hongkongais devrait en effet faire de Hong Kong un pôle de communication de classe mondiale.
Vue de Taiwan, l’intégration dans cet ensemble méridionnal s’est faite de manière doublement originale : plusieurs milliers d’entreprises taiwanaises ont trouvé dans le TCS des gisements de compétitivité à l’échelle mondiale, les moyens de monter en gamme et enfin de pénétrer le marché intérieur chinois, tout particulièrement dans l’électronique (Acer y a désormais une de ses plus grandes usines). Pour autant, un grand nombre d’entre elles ont maintenu un équilibre suffisant pour ne pas dépendre d’une seule zone d’assemblage, soit en Chine elle-même, dans la région de Shanghai ou dans le nord, soit dans le reste de l’Asie comme aux Philippines ou au Vietnam, soit encore dans le reste du monde comme au Mexique ou en Europe même.
Profitant de la politique d’ouverture, les provinces du Guangdong et du Fujian ont vu leur rôle manufacturier croître de manière considérable dans le TCS sous la poussée des délocalisations de Hong Kong et Taiwan. Premier producteur mondial de jouets, pôle textile et électronique, le delta de la rivière des Perles se distingue néanmoins d’une simple zone d’assemblage bon marché (modèle mexicain des maquilladoras) grâce à des groupes locaux comme Kelon ou TCL formés dans un environnement concurrentiel et profitant de leur rente d’accès aux consommateurs chinois. La progression du taux moyen de valeur ajoutée dans les exportations du Guangdong mis en lumière par Françoise Lemoine (7) illustre un montée en gamme de la production dans ce bassin. Un pôle aussi avancé que Shenzhen attire du reste la main-d’œuvre qualifiée de toute la Chine et exerce aujourd’hui un effet d’attraction sur les entreprises hongkongaises engagées dans la recherche et le développement et de plus en plus dans les activités tertiaires (8).
Les entreprises du TCS : du local au global
En matière de taille et de poids, les entreprises du monde chinois ne pèsent que 7 % du chiffre d’affaires des mille premières entreprises asiatiques, Japon compris, alors qu’elles représentent 14 % du nombre de ces entreprises. Le dynamisme du TCS s’est appuyé autant sur quelques conglomérats locaux que sur un tissu dense de petites et moyennes entreprises, même s’il a beaucoup bénéficié aussi de la présence de grands groupes mondiaux installés à Hong Kong. Pour la seule Chine, les PME ont vu leur part dans la production industrielle totale passer de 9 % en 1978 à plus de 40 % aujourd’hui, mais la proportion approche 80 % dans le Guangdong. Ces entreprises à vocation locale et trempées, plus que partout ailleurs, dans un environnement concurrentiel constituent de plus en plus le tissu industriel qui fait la solidité de la Chine du sud.
La compétitivité régionale et mondiale du TCS est néanmoins assurée par les entreprises de Hong Kong et Taiwan qui apparaissent dans le tableau 2 en bonne place en comparaison de celles de la RPC ou de l’ASEAN. Elles ont notamment constitué l’ossature des IDE records dont la Chine a bénéficié depuis 15 ans, et dont les provinces méridionales ont été les principales bénéficiaires. La crise asiatique n’a pas freiné la tendance, et cela pour deux raisons :
• malgré la stabilité nominale du yuan face aux dévaluations des autres monnaies asiatiques, les investisseurs de Hong Kong et Taiwan ont pu maintenir en Chine des coûts d’opération relativement bas autant en raison de coûts salariaux faibles que d’un avantage global fourni par les effets d’agglomération qui se traduisent par de forts gains de productivité. Elec & Eltek et Johnson Electric, deux entreprises de la RAS très présentes en Chine du sud (47 % du chiffre d’affaires et 50 % de la main-d’œuvre en Chine pour le premier, 93 % de la main-d’œuvre en Chine pour le second), affirment ainsi que, malgré la dévaluation de 40 % du baht thaïlandais, leurs coûts d’opération en Thaïlande restent encore supérieurs de 20 % à ceux de leurs unités chinoises. Cet avantage de compétitivité dans un contexte régional très concurrentiel a en fait augmenté la part de la production réalisée en Chine et justifie le rebond actuel des exportations en provenance de ce pays.
• La contrainte de globalisation s’impose de plus en plus aux entreprises du TCS, qu’il s’agisse du secteur manufacturier ou des services. Ceci oblige les groupes de Hong Kong ou de Taiwan (Acer, Compal) à renforcer leur compétitivité et à monter en gamme pour acquérir une taille au moins régionale. D’où la délocalisation croissante de tout ce qui peut être délocalisé. Même les groupes locaux comme Kelon ou TCL sont en phase de consolidation pour acquérir une place de premier plan sur leurs points forts (grand public) et rentrer sur les nouvelles technologies comme la téléphonie mobile.

En matière d’image de marque, les entreprises du TCS offrent en effet pour l’instant un visage très flou. Malgré des capacités de production importantes, relativement peu d’entre elles bénéficient d’une forte image de marque. En dépit de l’avance technologique d’entreprises comme Acer ou Taiwan Semiconductors Manufacturing Corp. (TSMC), la plupart des firmes taiwanaises dépendent encore très largement de contrats Original Equipment Manufacturing (OEM) ou Original Design Manufacturing (ODM) pour accéder aux marchés extérieurs, ce qui limite encore leur capacité à s’internationaliser. La production en OEM représente aujourd’hui près de 65 % de la production informatique totale, avec des pics de 80 % pour le segment des ordinateurs portables. La faiblesse des budgets de recherche et développement (R&D) est un élément marquant dans les entreprises taiwanaises, qui contribue à les rendre captives de ces contrats de sous-traitance : 3 % du chiffre d’affaires en moyenne, soit près de trois fois moins qu’au Japon et deux fois moins qu’en Corée.

La possible normalisation des relations commerciales Taiwan-Chine : quel impact pour Hong Kong ?

Hong Kong et Taiwan sont parmi les premiers partenaires économiques de la Chine continentale. Spécialisées chacune dans des domaines assez différents, les économies hongkongaise et taiwanaise sont plutôt complémentaires. D’autant que l’interdiction de relations directes entre les deux rives du détroit de Taiwan confère à Hong Kong une rente de situation avec un rôle d’intermédiaire obligé entre deux économies qui entretiennent de ce point de vue des relations bilatérales dynamiques. Depuis quelques années, et tout particulièrement avant la rétrocession de 1997, des signes d’érosion de cette « rente taiwanaise » sont manifestes, à commencer par le contournement de Hong Kong dans les relations avec la RPC (9).

En matière de flux commerciaux, si Hong Kong reste un point d’entrée important pour l’accès des entreprises taiwanaises à leurs usines de Chine du sud, les provinces du centre et du nord sont de plus en plus abordées par le Japon ou la Corée, et les flux en général se font de plus en plus par voie quasi directe (10) : les exportations directes ont ainsi crû de 50,4 % par an en moyenne entre 1989 et 1997, contre seulement 16,3 % pour l’indirect, et elle représentent aujourd’hui près de 60 % des exportations totales vers la RPC. Alors que Hong Kong traitait 85 % des exportations taiwanaises à destination de la RPC en 1989, le territoire ne voit plus transiter que 40 % de celles-ci dix ans plus tard, à tel point que ce commerce « triangulaire » ne compte plus aujourd’hui que pour 6 % des échanges totaux de Hong Kong et 12 % de son commerce maritime.
En matière d’IDE, des mouvements importants de retrait du territoire des investisseurs taiwanais ont été observés avant la rétrocession. Prudents, les Taiwanais semblent préférer à Hong Kong d’autres places off-shore plus indépendantes pour investir en Chine (Iles Vierges notamment, qui comptent pour 31 % des IDE taiwanais autorisés). Or, si on soustrait au total de Hong Kong les IDE taiwanais (environ 25 %), les IDE chinois « circulaires » (pour bénéficier d’exemptions fiscales), qui représentent environ 40 % et les autres IDE étrangers (au premier rang desquels le Japon), il ressort que Hong Kong proprement dit n’est pas un investisseur majeur en Chine, alors que sa dépendance à l’égard de la RPC (88 % de ses IDE) est importante. A la différence de Taiwan, dont la distribution géographique des IDE est plus équilibrée, Hong Kong paraît être un acteur très sensible à un quelconque bouleversement politique entre Taiwan et la RPC.
Aux facteurs économiques, comme la réduction des coûts de transaction, viennent en effet s’ajouter des facteurs politiques pour expliquer l’érosion de la rente taiwanaise : la volonté de Taiwan de maintenir un équilibre dans ses relations économiques extérieures. Il est bien évident que la rétrocession de Hong Kong est davantage perçue comme un moyen de pression supplémentaire de la RPC que comme une confirmation, comme par le passé, de Hong Kong comme intermédiaire neutre. Quelques affaires symboliques sont venues alimenter cette crainte dès l’automne 1997, et plus récemment encore avec les questions de visas. Les déclarations du nouveau Président taiwanais Chen Shui-bian (« Nous ne serons pas le prochain Hong Kong ») ont une double valeur symbolique pour la RAS : Taiwan veut maintenir une diversification mondiale et, quitte à normaliser ses liens avec la RPC, elle préfère négocier des relations directes que de dépendre d’un intermédiaire devenu moins fiable.
Aussi bien en matière de flux commerciaux que d’investissements, on note ainsi une géographie commerciale de Taiwan bien plus diversifiée et équilibrée que celle de Hong Kong. Aucun de ses partenaires commerciaux n’est réellement dominant, à l’exception des Etats-Unis. L’île a progressivement diversifié également ses ateliers de production, notamment en Asie du sud-est (deuxième investisseur au Vietnam), en Amérique centrale (maquilladoras mexicaines) et en Europe de l’est.
Dès lors, Hong Kong se trouve face à un dilemme : d’un côté la RAS a tout à perdre d’un dérapage de part et d’autre du détroit de Taiwan car elle est essentiellement complémentaire de Taiwan en Chine du sud (pas de services sans industries). De l’autre, elle a beaucoup à perdre aussi d’une normalisation rapide des relations entre les deux rives du détroit de Taiwan. En réalité, le territoire pourrait tirer profit de bonnes relations directes qui bénéficieraient à l’ensemble de la Chine, et donc à la Chine du sud dont Hong Kong est le centre d’affaires naturel… à condition bien sûr de glisser d’un pôle rentier à un pôle de production de services compétitifs. Ce défi n’est pas spécifiquement taiwanais puisque le thème de la compétitivité de Hong Kong revient quotidiennement comme la condition d’une reprise économique solide à moyen terme.

Quelle volonté d’intégration hongkongaise ?

Pour la première fois sans doute dans un discours aussi important que le Policy Address (discours prononcé par le chef de l’exécutif, présentant les grands axes de la politique économique et sociale du territoire), l’intégration de Hong Kong dans la région du delta de la rivière des Perles est présentée comme un axe stratégique pour l’avenir. Longtemps posée comme porte d’entrée sur la Chine, mais sous le feu des autorités de Pékin qui n’ont jamais caché leur objectif de rééquilibrage vers les grandes métropoles du nord, Hong Kong songe manifestement à négocier un virage sub-régional en assumant désormais sa responsabilité de métropole, à l’instar de New York ou Londres (sic), vis-à-vis de l’ensemble : Guangdong/Macao, auquel on peut adjoindre les autres provinces du sud de la Chine, le Fujian et une partie de Taiwan. Un calcul rapide montre qu’en 1998 cet ensemble Chine du sud au sens large représentait près de 410 millions de personnes, plus de 50 % du PIB agrégé de la Chine toute entière et 65 % de ses exportations mondiales. Le choix de tabler pleinement sur l’intégration régionale de cet ensemble ne s’avère pas un mauvais calcul.
Quatre volets de cette politique d’intégration sont ouvertement retenus, qu’il s’agisse d’une action concertée avec la région du delta de la rivière des Perles ou d’un repositionnement de Hong Kong dans cet ensemble :
• Environnement : il s’agit à la fois d’entreprendre désormais une politique commune avec les autorités du Guangdong notamment pour le contrôle de la pollution routière et le traitement des eaux usées, mais aussi de positionner Hong Kong comme la « ville verte » de la région avec, pourquoi pas, l’émergence d’un nouveau pôle de services dans ce domaine ayant vocation de couvrir la Chine dans l’avenir ;
• Transports : Hong Kong ne peut que prendre acte d’un détournement de trafic croissant au profit des infrastructures de Chine du sud. Une réponse dynamique consiste toutefois à renforcer l’efficacité du hub régional en renforçant d’une part la position dominante de Hong Kong comme plate-forme régionale pour le transport aérien (développement de structures multimodales attenantes à Chek Lap Kok), et d’autre part sa connexion avec l’arrière pays grâce à l’extension des capacités transfrontalières ferroviaires et routières avec la Chine du Sud, notamment avec Shenzhen ;
• Education et formation de la main-d’œuvre : les critiques croissantes portant sur le coût de la main-d’œuvre hongkongaise ne sont qu’une manière détournée de reconnaître que le fossé qui sépare le territoire de la Chine continentale en matière de formation s’est beaucoup creusé. Cela requiert une action d’envergure sur le système éducatif pour répondre à la demande croissante dans les secteurs de haute technologie, mais aussi de favoriser la mobilité des cerveaux et une gestion commune de la main-d’œuvre spécialisée autour de pôles d’attraction comme Shenzhen ou les universités du Guangdong ;
• Finances : la région sud n’a pas vraiment de centre financier autre que Hong Kong. Mais l’évolution en Chine même et à l’échelle mondiale constitue un défi pour le territoire. L’annonce de la fusion enfin réalisée en mai 2000 entre les deux marchés financiers de Hong Kong (la Hong Kong Stock Exchange et le Hong Kong Future Market) vise à reprendre l’initiative à un moment où de plus en plus de grandes sociétés chinoises et même hongkongaises lancent des émissions sur d’autres marchés. De même, le retard dans la création d’un second marché (Growth Enterprise Market) a été rapidement comblé pour accueillir le nombre croissant d’entreprises nouvelles qui se lancent dans le secteur des nouvelles technologies ou des nouveaux services.
Deux volets de l’intégration restent encore à confirmer :
• la répartition des rôles entre le Cyberport à Hong Kong et les divers projets liés aux nouvelles technologies de l’information en Chine doit être clarifiée ;
• la fluidité des liaisons de télécommunications entre Hong Kong et les provinces du sud constitue une importante zone d’ombre alors que cette fluidité est indispensable à une véritable intégration régionale dans le domaine des nouvelles technologies.
Une solution intermédiaire des deux points de vue semble progressivement émerger : la création d’une conurbation Hong Kong-Shenzhen de plus en plus intégrée mais supposant un contrôle plus important de Pékin sur Hong Kong pour éviter tout risque de débordement politique (11).

Quel avenir pour le TCS ?

Au terme de notre analyse, il convient de revenir à l’interrogation du titre de cet article. Le triangle de la Chine du sud peut-il évoluer d’une zone de maquilladoras vers une zone économique intégrée majeure en Asie ? Les facteurs économiques et politiques décrits plus haut ont clairement convergé au cours des années 1990 vers une telle évolution. La complémentarité quasi-parfaite des trois sous-ensembles a engendré un cercle vertueux de remontée de gamme permettant l’apparition d’un nouveau centre économique en Asie, disposant d’une autonomie croissante dans les domaines technologique, financier, industriel et logistique. Toutefois, l’histoire pourrait à nouveau prendre sa revanche sur la géographie. Pour plagier à nouveau Paul Krugman (12), « au moins pour ce qui est de la localisation spatiale des activités économiques, l’idée qu’une formation économique est largement influencée par les contingences historiques n’est pas une hypothèse métaphysique ; c’est simplement une réalité évidente ».
Née de la politique d’ouverture de Deng Xiaoping en 1978, la trajectoire du TCS devrait très probablement être influencée par le nouveau cours politique que prend le monde chinois: rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997, recentralisation mise en œuvre avec fermeté par le Premier ministre Zhu Rongji, notamment à l’encontre d’un sud accusé de toutes les corruptions, et enfin nouvelle phase dans les relations Pékin-Taipei précipitée par le Président chinois Jiang Zemin et l’élection présidentielle de mars 2000 à Taiwan. Tant que se maintiendra l’ambiguïté entre une formation régionale ou nationale, le triangle de Chine du sud restera une zone de croissance rapide mais soumise à de telles pressions économiques et politiques qu’il ne pourra probablement pas s’affirmer comme un véritable centre du monde chinois, et encore moins asiatique. A moins bien sûr d’un cours plus fédéral dans le monde chinois… C’est probablement ce que comprennent du reste les entrepreneurs taiwanais qui rééquilibrent désormais leurs implantations plus au nord.