BOOK REVIEWS
Pierre Gentelle : Chine et "Chinois" outre-mer à l'orée du XXIe siècle
En 1999-2000, les concours de lagrégation de géographie et du CAPES dhistoire et géographie comportaient une question intitulée « La Chine et les Chinois de la diaspora » ; plusieurs publications se sont efforcées de répondre à la fois à cette question et au marché non négligeables que représentent les candidats à léchelle nationale. Louvrage de Gentelle se signale pour avoir précédé tous les autres, dans un délai record par rapport à lannonce officielle de la question et pour offrir le meilleur mais aussi parfois le plus surprenant. Louvrage est ainsi composé : « Fragments pour une géographie de la Chine » (12 pp.), « La Chine et la mondialisation » (50 pp., dont 12 pour les « Chinois » outre-mer), « La Chine dans son territoire » (80 pp.), « Le niveau régional » (100 pp.), et « Taiwan » (par André Gamblin, 30 pp.) ; le tout accompagné dune abondante bibliographie bien à jour, et illustré de 51 cartes et croquis.
Le livre souvre donc sur des « Fragments pour une géographie de la Chine », chapitre bien nommé que compose en un kaléidoscope une succession dapproches brèves ou très brèves, mais fortes, destinées à mettre les candidats au concours « en condition » face à un fait chinois dont ils nont pas la pratique. Lensemble est parfois un peu décousu mais il devrait être bien utile aux étudiants.
La première partie qui fait suite à cette manière dintroduction (curieusement numérotée « Chapitre 1 » quand le Chapitre 2 ouvre la première partie) est intitulée « La Chine et la mondialisation », dans le droit fil du programme des concours et par conséquent bien précieuse pour les candidats. Ceux-ci y ont trouvé une riche palette de la plupart des aspects des rapports de la Chine et du monde, mais aussi des impacts sur la Chine elle-même avec notamment « valeurs asiatiques et droits de lhomme », la « Chine et la crise asiatique », « Géopolitique mondiale et régionale », etc Chacun de ses nombreux chapitres étant accompagné dune orientation bibliographique. Une telle profusion qui ailleurs ferait « patchwork » nous semble ici répondre aux objectifs qui doivent être ceux dun ouvrage pour la préparation aux concours, la connaissance des choses de la Chine et du monde chinois nétant pas la mieux partagée.
Dans une deuxième partie, il est question de « La Chine dans son territoire » qui nous met de plain-pied dans la géographie : « Population et campagnes » (et de nombreuses cartes), « Fractures et sutures sociales », « La nature et la société », « Pratique des lieux et des espaces », « Larchipel des métropoles » ; laccent est donc mis sur les faits de population et de société qui sont effectivement essentiels. Des pages souvent brillantes mais peut-être trop « saucissonnées » (vouloir dire beaucoup en peu despace ) comme par exemple le traitement de la si prodigieuse et dramatique transition démographique exécutée en 22 lignes ; tandis que 15 lignes seulement prétendent exposer « plusieurs définitions possibles de la Chine ».
En revanche, le Chapitre 8 « La nature et la société » constitue un bon tableau des rapports à lenvironnement, dans lequel on pourrait cependant regretter labsence de cartes si souvent abondantes ailleurs dans le livre ; de même, le Chapitre 10, « Larchipel des métropoles », si intéressant, ne comporte-t-il que quatre cartes, toutes se rapportant à lantiquité (!) ; où est larchipel des métropoles dont tout géographe est en droit dattendre les cartes ?
La troisième partie « Le niveau régional » constitue certainement le meilleur du livre. Contrairement à la plupart des « géographies régionales » de la Chine qui présentent un découpage comme allant de soi, Gentelle pose dabord les « Problèmes de régionalisation » et souligne « ce qui donne du sens aux espaces actuels ». Excellente démarche pédagogique, particulièrement bienvenue dans cet ouvrage. Létude régionale proprement dite fait succéder « La Chine du Nord », « Pékin », « Shanghai la flamboyante et laxe du Yangzijiang », « Le lss » (curieuse appellation régionale !), « Karst, riz, mousson » (seule région de la Chine où règne la mousson ?), « La Chine bleue du Sud-est », « Leau, les fleuves, les lacs », et « Déserts de la Chine », le tout accompagné de cartes et de références bibliographiques. Surprise : alors que lon comprend mal, en pleine géographie régionale, un chapitre sur « leau, les fleuves, les lacs » qui relève de la partie précédente, la surprise est encore plus grande de constater labsence de « La Chine du Nord-est, ex-Mandchourie » dune importance historique, géographique et géopolitique de premier ordre oubli ? Cest invraisemblable. Fantaisie de lauteur ? Plus sûrement, comme il sy plait parfois. Le plus choquant est labsence de toute explication dune telle lacune, qui pourrait être ressentie ici ou là comme un certain mépris du lecteur lacune dautant plus regrettable que le traitement des régions retenues est de grande qualité et renouvelle quelque peu lapproche régional de la Chine. Louvrage sachève avec une quatrième partie consacrée à Taiwan par André Gamblin, dune facture très classique qui tranche avec le brio et la fantaisie de Pierre Gentelle.
Il nous faut maintenant revenir en arrière, au Chapitre 5 de la première partie « Les Chinois outre-mer », expression qui figure dans le titre même de louvrage. Les guillemets dont Gentelle gratifie les Chinois dans le monde signifient que la plupart dentre eux ont acquis désormais la nationalité de leur pays daccueil ; ils ne sont plus des Chinois sans guillemets ; ce que tout le monde sait déjà ; mais quelle conscience identitaire autorise ou non les guillemets ? Gentelle poursuit son opération de rectification en remplaçant « doutre-mer » par « outre-mer » au motif quil nexiste pas de « Chine doutre-mer » comme il y a une France doutre-mer certes, mais à trop vouloir rectifier, cest « leffet boomerang » qui rend outre-mer tout aussi peu pertinent que les autres appellations condamnées par Gentelle : en effet, le million croissant démigrants chinois ou « chinois » installés dans lExtrême-Orient russe sont-ils « outre-mer » ? Plutôt « outre-Amour » !
Et voilà quau moment où jécris ces lignes je reçois un nouvel ouvrage de Pierre Gentelle (que je remercie) intitulé Chine et « diaspora » (1) ; ainsi, après avoir sévèrement critiqué et condamné lappellation diaspora et avoir accompli tout un détour sémantique, lauteur réhabilite ce quil a condamné, guillemets en plus il est vrai (que de guillemets).
Mais voilà que la terminologie anglo-saxonne que traduit Gentelle a dans le même temps tendance à être abandonnée par les auteurs de langue anglaise et pas les moindres pour être remplacée par diaspora (2). On nen sort plus ! Le prodigieux Louis Armstrong a popularisé dans les années 1930 un morceau intitulé « Chinatown, my Chinatown » qui aujourdhui pourrait être remplacé (sans Satchmo, hélas !) par « Diaspora, ô my diaspora »
Cela étant, Gentelle est pertinent (p. 65) quand il relève les ambiguïtés de la terminologie (je lavais fait moi-même cinq ans auparavant dans « Lespace géographique », tome XXIII, n° 2, 1994, pp. 97-105), il est encore pertinent (p. 64) quand il sinterroge sur un fait chinois outre-mer que beaucoup ont ou ont eu tendance à « surdéterminer » dans ses caractères et manifestations identitaires ; il est derechef pertinent (p. 73) quand il épingle « Une CEA (Chinese Economic Area), que certains appellent Greater China, composée de la Chine continentale, Taiwan, Hong Kong, Macao, Singapour et les Huaqiao (Chinois outre-mer), serait en cours de constitution à partir dun concept territorial dun nouveau genre, qui prend les affaires et lethnie comme base et relègue au second plan les concepts dEtat ou de zone douanière Lintégration économique progressive des divers Etats dans lensemble flou de la CEA ferait de cette entité, si elle continuait dans la voie actuelle, la troisième zone mondiale de commerce (après lAmérique du Nord et lEurope), bien avant le Japon, au début du siècle prochain, mais il semble bien que lon nage en pleine utopie ».
Mais pourquoi donc, de la même plume, Gentelle en vient aussi à marteler dénormes contre-vérités ? Quon en juge : « Il ny a aucune raison de constituer ces émigrants en une sorte dinternationale : les faits ne le montrent pas. Il ny a pas de banque chinoise internationale, il ny a pas de mafia chinoise internationale, etc. » (paragraphe « La diaspora quest-ce donc ? », p. 64).
Faut-il alors rappeler lexistence et le développement à partir de Singapour de lOverseas Chinese Banking Corporation (OCBC) créée en 1919 et désormais présente, notamment, à Hong Kong, Bangkok, Shanghai, Xiamen, Tokyo, Osaka, New York, Sydney ; et de lOverseas Union Bank (OUB) créée en 1949 et implantée à Hong Kong, Brunei, Tokyo, Osaka, Londres, New York, Los Angeles, Sydney, Pékin, Shenzhen, etc., pour ne prendre que deux exemples où lon aura reconnu la géographie essentielle de la diaspora ; quand à la « mafia chinoise internationale » quil me suffise de renvoyer à Thierry Cretin, magistrat international, dans son ouvrage Mafias du monde (3), où il détaille les implantations diasporiques des « principales triades » (pp. 55-70) dont « lhistoire se conjugue sur le mode migratoire » (p. 66) et la géographie sur celle de la diaspora (pp. 66-69).
Mais cet ouvrage ne figure pas dans la bibliographie de Gentelle Dailleurs, il sagit dun faux débat car depuis quand banques et gangs (quel saisissant rapprochement !) constituent-ils des critères essentiels du fait diasporique ? Et pour couronner ce chapitre (pp. 73-74), ces lignes : « si lon tient absolument à parler dune diaspora à propos de la Chine, on peut en trouver une évidente, cest lémigration forcée des Tibétains. [ ] Sagit-il là dune diaspora ? » Après avoir rappelé en quelques lignes le conflit sino-tibétain, Gentelle donne les dimensions de la « diaspora » (cest bien mon tour dutiliser les guillemets !) tibétaine qui en résulte : « 120 000 exilés se sont dispersés dans le monde et 7 000 vivent encore groupés à Dharamsala en Inde ». Or le recensement chinois de 1990, comme le rappelle Gentelle, dénombre 4 593 072 Tibétains (faut-il des guillemets ?) en Chine (et 6 millions pour le Dalaï Lama) soit une « diaspora » de même proportion que la diaspora chinoise par rapport à la population dorigine (120 000 pour 5 millions en arrondissant, et quelque 30 000 000 pour 1,3 milliard ) mais, contrairement à la diaspora chinoise présente partout dans le monde, la « diaspora » tibétaine est essentiellement concentrée en Inde-Népal-Sikhim et Laddak (aux frontières du Tibet) contrairement à ce quaffirme Gentelle qui semble confondre les quelques implantations en Suisse et au Canada avec une « dispersion dans le monde ». Diaspora où es-tu ? De telles dérives, par un tel auteur, dans un ouvrage par ailleurs si intéressant, ne semblent pouvoir sexpliquer que par la rédaction dans lurgence imposée par les contraintes éditoriales spécifiques au marché que représente les grands concours nationaux.