BOOK REVIEWS
Gao Xingjian : Le Livre d'un homme seul
Il y a dix ans paraissait loriginal chinois de La Montagne de lâme, Lingshan, rédigé de 1982 à 1989 entre Pékin et Paris. La version française, du même couple de traducteurs, publiée cinq ans plus tard, touchera au moins dix fois plus de lecteurs. Yigeren de Shengjing, publié à Taipei lannée passée, a été entièrement écrit en France de 1996 à 1998. On ne saurait que rendre hommage à la qualité de cette traduction si diligemment menée. Cest une nouvelle uvre monumentale, jumelle, mais, en un sens, antithétique de Lingshan, un ouvrage, on sen souvient, qualifié en quatrième de couverture de « roman complet de la sinitude retrouvée ». Certes les deux uvres sont apparentées par leur structure littéraire qui ne semble pas vraiment relever du roman. La clé de ce malentendu vient du terme chinois de xiaoshuo, « propos mineurs », détymologie et de polysémie différentes de notre mot « roman » ; la question est débattue au chapitre 72 de Lingshan, au terme duquel lauteur conclue : « on peut le lire, on peut ne pas le lire, mais puisque cest fait, autant le lire ». Bref, tout est xiaoshuo sauf ce qui ne lest pas. Dans ce nouveau, volume nulle part némergent de semblables discussions qui senracinent dans lhéritage culturel chinois. Plutôt que de sinitude, on y traite de la finitude de la condition humaine, ce qui justifie Liu Zaifu qui, dans la postface de lédition chinoise, traite louvrage de « poème philosophique ». Dans la préface de la même édition, Noël Dutrait cite à propos de yigeren (un homme) Si ce nétait quun homme de Primo Levi. Article indéfini ? Numéral ? Le titre en chinois ne semble pas impliquer dans ce « un » la solitude, compagne préférée de lauteur qui en fut cruellement privé aux temps de la Maolâtrie. Par contre, la majuscule de Livre est à respecter soigneusement puisquil traduit le mot qui désigne usuellement en chinois la Bible. Que faut-il entendre par là ? Lexemplarité du destin dun chacun ? Le rejet de tout guide hormis la conscience façonnée par le vécu ? La tradition judéo-chrétienne ne semble pas en cause, encore que lauteur se plaise à répéter quil nest pas le Christ (Chap. 16, p. 152), quil ne peut porter toute la souffrance du monde, quil ne se veut ni héros ni martyr. De plus, la femme quil connaît bibliquement dès le second chapitre, et nous fait connaître, est à lorigine même du Livre : Marguerite, est-ce un clin dil au Faust ? Elle rejette son identité allemande en faveur de lidentité juive quelle déclare tenir de sa mère, sy accroche, estime lauteur qui, lui, senorgueillit de sêtre délesté de toute identité. A lapproche des bilans, quun « juif aussi intelligent que Kissinger ait pu admirer Mao, sans toutefois pouvoir parler dadoration » (Chap. 53, p. 439) le laisse pourtant perplexe. Citons le passage entier de ce même chapitre 53 où lauteur fait le point à son propre sujet, à la troisième personne :
Il voulait lui dire aussi que lhistoire pouvait seffacer, mais que lui à lépoque il avait dû dire ce que Mao avait fixé. Cest pourquoi la haine quil éprouvait personnellement envers Mao, il ne pouvait leffacer. Plus tard il se dirait à lui-même : tant que Mao resterait adulé comme dirigeant, empereur ou dieu, il ne retournerait pas dans ce pays. Peu à peu, il était devenu clair à ses yeux que le for intérieur dun homme ne pouvait être soumis par un autre, sauf sil y consentait.
Dy avoir consenti est source dune souffrance majeure qui le fait pester :
Tu ne savais pas ce quétait devenue Marguerite, elle qui tavait poussé dans ce bourbier pour écrire ce livre de merde. (Chap. 22, p. 201)
[ ] tu repenses à elle, cest elle qui ta poussé à écrire ce livre pourri, ta poussé à labattement, au refoulement, cette putain ta tourmenté, tu nas quune envie, la baiser sauvagement, la fouetter selon ses désirs, cette masochiste (Chap. 39, p. 327).
Lauteur se confond avec le narrateur que lon ne surprend jamais parlant à la première personne, sauf dans des évocations dialoguées. En règle générale, la troisième personne désigne le moi qui sest détaché, telle une peau morte, la deuxième personne le moi qui a survécu :
Tu as besoin dune douleur et dune tristesse libre, si la vie vaut la peine dêtre vécue, cest justement pour cette liberté qui tapporte enfin joie et sérénité (Chap. 39, p. 329).
Limage du masque enfin arraché revient maintes fois :
Son véritable visage napparaîtrait que plus tard, une fois son masque arraché, mais ce ne serait pas facile, car son visage et ses nerfs faciaux sur lesquels le masque était resté collé sétaient déjà rigidifiés ; le moindre sourire, la moindre grimace lui demandait des efforts considérables (Chap. 26, p. 235).
Le mensonge est certes le propre de lhomme, comme le souligne lauteur, mais il a beau saccuser de fabriquer des mensonges littéraires (Chap. 24, p. 218), son « roman » colle au réel au point de nous apparaître comme une sorte dautobiographie éclatée, faite de confessions pénibles dun « révocultard » qui ne perdit définitivement la foi quau tournant de 1968, lorsque larmée reprit en main le mouvement déclenché en 1966, alors en pleine dérive anarchique. Certes, on est loin du récit linéaire avec ses proclamations de totale sincérité dun Jean-Jacques Rousseau ; néanmoins on reconnaît une même volonté émouvante de se raconter en allant aussi loin que possible. Mais il y a en plus, et ce nest pas le moins, par la magie dun style mûri et maîtrisé, lévocation accablante du temps terrible dun monde sans compassion ni justice. Cet aspect rapproche ici Gao Xingjian dun Jorge Semprun. Le devoir plutôt que le besoin de témoigner ?
Mais à la fin de toutes les lettres quelle técrivait, elle traçait après sa signature une étoile jaune à six branches ; tu ne pouvais oublier quelle était juive, mais ce que tu cherchais à effacer, cétaient justement les empreintes de la souffrance (Chap. 22, p. 201).
Ce nest pas sans raison que la production de Gao Xingjian était classée dans « littérature de réflexion », fansi, « pensée qui fait retour [sur soi et/ou son passé] ». Mais ici ne rejoint-elle pas aussi bien celle des « cicatrices » mal refermées, shanghen wenxue ? La combinaison apporte les éléments dune phénoménologie de la Révolution Culturelle et de ce que fut le « maoïsme », elle constitue une contribution majeure à ce dont on ne veut plus parler. Et de façon originale, incomparable. Qui ne se souvient que, dramaturge, Gao Xingjian avait fait sensation à Pékin au début des années 1980 ? Il compte, depuis, près de vingt pièces à son actif, dont quatre écrites directement en français. Lidée du dédoublement de lego remonte à cette époque :
Dans son accomplissement, le processus psychologique de comportement quest le jeu [du comédien] part de « je » (le moi), passe par « tu » (le corps de lacteur) et interprète « il » (le rôle). Pour lacteur qui réunit en lui ces « je », « tu », « il », les relations entre les trois composantes sont souvent plus compliquées dans la pratique du jeu : « tu » est présent dans « je », « il » est présent dans « tu », et « je » de temps en temps dans « il », en particulier lors de regards vers les spectateurs, il peut être malaisé de distinguer entre les trois personnes (1).
Ses confidences sur ses rapports aux femmes deviennent cette fois si précises quelles tiennent du confessionnal ; loccasion de ses premiers émois est maintes fois évoquée :
Il aime le sexe aussi, quand il était petit, il avait vu en cachette le magnifique corps nu de sa mère en train de prendre son bain. Depuis, il raffole des belles femmes. [...] De ce côté-là, il nest en rien un honnête homme, il envie même Don Juan et Casanova, mais il ne connaît pas leur fortune et se contente de décrire ses fantasmes dans ses livres (Chap. 26, p. 237).
A suivre le fil de son récit, les femmes lui tombent si facilement dans les bras quil ne devrait avoir nul besoin de les envier. Ce sont elles presque toujours qui le cherchent. Il doit à linitiative de Lin son initiation à vingt ans, plutôt précoce dans la situation dalors où lamour était semé de dangers dans un climat de délation généralisée. Il ne restait quà se laisser dévorer par la frustration du désir. Il sagit, il est vrai, du moi dont lauteur sest détaché. Mais lautre nen sort pas indemne. Il ladmet :
Tu dis que tu nes pas lauteur. Dans ce cas qui est lauteur ? Ça ce nest pas clair, lui-même sans doute ! Toi, tu nes que sa conscience. Comment faire alors pour toi ? Si cest fini pour lui, ce sera la même chose pour toi, non ? (Chap. 60, p. 477).
Cette insatisfaction, nest-elle pas congénitale ? Serait-il, lui, à la recherche non pas dune moitié, mais de la moitié des origines, lorsque les dieux coupèrent lêtre humain complet en deux, comme le raconte plaisamment Aristophane dans le Banquet de Platon ? On le penserait à sa description de la femme idéale souhaitée :
Tu voudrais avoir une femme, une femme qui veuille aller aussi loin que toi, qui se serait aussi délivrée de toutes les attaches, une femme sans enfants qui ne subirait pas le fardeau familial, une femme qui se ficherait de la vanité des modes, une femme qui serait naturellement dévergondée, qui ne chercherait pas à retirer quoi que ce soit de toi et qui éprouverait avec toi le même plaisir que le poisson dans leau, mais où trouver une telle femme ? Une femme aussi solitaire que toi et qui se satisferait autant que toi de cette solitude, qui ferait se rejoindre ta solitude et la sienne dans la satisfaction sexuelle, les caresses et les échanges de regards, la recherche et lobservation mutuelles ; où trouver cette femme ? (Chap. 59, pp. 474-5).
Les bonnes fées nont pourtant pas été avares autour du berceau de Gao Xingjian qui attire les femmes, aussi doué pour la peinture que pour lécriture. Son problème est dêtre venu trop tôt au monde, écrit-il (Chap. 60, p. 478), dans ce petit bourg du Jiangxi, Ganzhou, en 1940. Né au XXIe siècle connaîtrait-il le malheur de Sylvie, la Française, qui ne trouve plus de limites à sa liberté et pour laquelle il craint le suicide (Chap. 51, p. 422) ? Comment le savoir ? Se trouverait-il alors dans la singulière situation dun écrivain chinois de nationalité française :
Toi, tu ne rentreras pas. Jamais ? demande quelquun. Non, ce nest pas ton pays, ton pays est dans ta mémoire, il est une source dans les ténèbres doù jaillissent des sentiments difficiles à exprimer, cest une Chine personnelle qui nappartient quà toi, et tu na plus aucune relation avec lautre (Chap. 61, p. 479).
La seule chose avec laquelle il na jamais rompu les liens, cest la langue ; [...] sil na pas abandonné la sienne cest uniquement parce que cest plus facile. [...] Mais ce langage plus pratique pour lui nest pas forcément le plus adapté. [...] Peut-être un jour devra-t-il labandonner pour avoir recours à un matériau qui puisse encore mieux transmettre ses sensations (Chap. 56, p. 454).
Quen sera-t-il à lavenir ? De quoi nous persuader que ce Livre nest quun nouveau et magnifique jalon dune uvre qui promet.