BOOK REVIEWS

Ha Jin : Waiting

by  Andrew Stuckey /

Le titre du roman de Ha Jin est bien choisi. Waiting raconte l’histoire de Lin Kong, un homme qui attend dix-huit ans avant de pouvoir divorcer de sa femme et se marier avec sa maîtresse Manna. Son premier mariage avait été arrangé par ses parents malades avec un paysanne simple et illettrée de sa ville natale, afin qu’elle puisse s’occuper d’eux. De son côté, Lin Kong est un des rares médecins de l’hôpital de la ville où il est affecté à avoir été formé dans une école de médecine plutôt qu’à l’armée. L’incompatibilité entre les deux personnes aboutit à une union sans amour, bien que cordiale, et leur séparation prolongée (Lin Kong a droit à un retour par an dans sa ville natale pour voir sa femme et sa fille) ne fait certainement rien pour arranger les choses. Sans parler du fait que Lin Kong se lie d’amitié avec une jeune et intelligente infirmière, une fille de la ville, et cette amitié ne tarde pas à se transformer en véritable passion. Mais leur amour restera platonique jusqu’au jour où, dix-huit ans plus tard, Lin Kong pourra enfin obtenir le divorce et faire de Manna son épouse.

L’histoire couvre trois décennies (des années 1960 aux années 1980), une période marquée en Chine par la Révolution culturelle et ses contrecoups. Waiting ne nous livre pas un récit tourmenté des destructions tous azimuts orchestrées par les Gardes rouges, de la violence des réunions de lutte ou encore de la ferveur de l’idolâtrie vouée à Mao Zedong. L’auteur choisit plutôt de nous narrer la vie quotidienne de l’époque, que ce soit les longues files d’attente pour se procurer des denrées de première nécessité ou les calculs furtifs des conséquences politiques des actions de chacun. Dans un passage, par exemple, Lin Kong et Manna confectionnent des couvertures pour les livres de ce dernier, la plupart des romans étrangers interdits. Bien que le risque d’être dénoncé pour être en possession de ces livres était bien réel, Lin Kong préférait les cacher plutôt que de les remettre aux autorités.

Le roman de Ha Jin a été lui aussi victime de cette même censure. La presse chinoise officielle l’a qualifié de « malhonnête » et l’a accusé d’« enlaidir » la Chine pour le compte des Etats-Unis et de promouvoir les vieux stéréotypes qui existent sur les Chinois. Suite à ces accusations, et malgré le fait que ce livre ait reçu aux Etats-Unis en 1999 le National Book Award, tous les projets de publication et de traduction de ce roman ont été annulés. Il semble que ce qui déplaît le plus aux autorités chinoises ne soit pas seulement la description que fait l’auteur de l’autorité absolue exercée par le Parti et par l’Armée populaire de libération, mais surtout la représentation tout aussi claire du désir qu’ont les personnages du roman de se délivrer de leurs chaînes, comme le montre l’exemple cité plus haut de la dissimulation des livres.

On peut toutefois se demander si ce n’est pas l’évocation persistante de la pudibonderie sexuelle régnant à l’époque qui a le plus irrité les censeurs. L’auteur montre bien en effet que le contrôle exercé par le Parti et l’armée s’étendait à la vie privée de chaque individu au point que Lin Kong ne pouvait même pas entretenir une amitié platonique avec une femme sans être convoqué par ses supérieurs. Le fait qu’il ait pu, avant tout, être muté si loin de son épouse n’est qu’un autre exemple. En réalité, c’est bien la peur des conséquences de leurs actes qui a dissuadé Lin Kong et Manna de s’engager dans une relation physique avant que le divorce ne soit prononcé. Bien que tout leur entourage, y compris leurs supérieurs qui appliquent le règlement, sache que Lin Kong n’aime pas sa femme, et entretient une relation avec Manna, cette relation ne peut aller plus loin. L’aspect le plus ironique de cette censure est, toutefois, la prétention de la Révolution culturelle d’incarner la destruction totale de la culture chinoise traditionnelle, en particulier le patriarcat confucéen qui, aux yeux des communistes, était responsable des mariages arrangés et des amours réprimées. Pourtant, ce que nous décrit ce roman, c’est bien un Parti et une armée qui, du moins dans le domaine des mœurs sexuelles, ne fait que reprendre et amplifier ces pratiques. Le fait que Lin Kong porte le même nom que Confucius ne fait que renforcer la satire. Ce n’est pas tant la description des excès politiques violents de la Révolution culturelle, aujourd’hui autorisée et parfois même encouragée par la censure, que celle des outrances politiques subtiles qui a fait que Waiting s’est attiré les foudres des censeurs, conduisant ces derniers à qualifier ce roman d’immoral.

Cela dit, Waiting n’est pas une idylle passionnée, bien que l’amour soit le thème central du livre. Ha Jin maintient un ton relativement calme et égal tout au long du récit, alors qu’il revit les dix-huit ans de son histoire d’amour. Tout au long de cette période il pose des questions difficiles : qu’est-ce que l’amour ? Pourquoi nous marions-nous ? Pourquoi divorçons-nous ? Parfois, une réponse nous est donnée à travers la conscience de Lin Kong, mais c’est lorsque l’auteur nous incite à chercher nous-mêmes les réponses à travers les divers événements exposés que le roman prend tout son intérêt. Le récit est constamment au bord du désespoir : « Comment cela se fait-il que chacun d’entre nous soit séquestré dans sa propre souffrance ! » (p. 304), mais il conserve toujours une note d’optimisme. A la fin du récit, Lin Kong se rend compte que l’amour qu’il a bien voulu attendre pendant dix-huit ans n’a finalement jamais été ce qu’il pensait être, mais qu’il n’en était pas moins toujours de l’amour. Malgré l’atmosphère de mort et de décrépitude, la renaissance et le rajeunissement sont présents à la fin du livre à travers la naissance de deux jumeaux et ces quelques mots : « Dehors, Manna souhaitait gaiement une “joyeuse Fête du printemps” à quelqu’un qui passait. Elle avait l’air si heureuse que Lin remarqua que dans sa voix retentissait encore la vie » (p. 308).

Peu d’entre nous avons la patience ou la concentration nécessaire pour écrire un roman dans notre langue maternelle, sans parler d’une langue étrangère. On ne peut donc être qu’impressionné par la performance remarquable de Ha Jin dans l’écriture d’un tel roman dans sa langue d’adoption. Ha Jin n’est toutefois pas encore un Conrad ou un Nabokov ; il arrive parfois que son anglais s’essouffle, ce qui heurte le flux de la narration. Par ailleurs, l’habitude qu’a l’auteur de placer, comme le font les Occidentaux, le nom de famille chinois après le prénom plutôt qu’avant, comme le veut la pratique chinoise, est peu naturelle et s’avère déroutante pour le lecteur. De la même manière, certaines traductions d’expressions ou concepts chinois semblent simplifiées à l’extrême pour le lecteur occidental, interrompant parfois le cheminement du récit. L’on peut toutefois déceler dans sa prose une certaine ressemblance avec le style d’Hemingway :

« The sun was directly overhead, and Lin was panting slightly when he arrived at the larch woods. Some cocklebur seeds had stuck to his trouser legs, and his shoes were ringed with dark mud. mosquitoes were humming around hungrily while a few white-breasted were darting back and forth, up and down, catching them. His parents’ graves were well kept, covered with fresh earth. Beyond them, wormwood was yellow-green and rushes were reddish, all shiny in the sunlight (1).

Des passages d’une telle beauté pastorale sont assez fréquents, et ils dégagent un rythme que Ha Jin parvient à maîtriser parfaitement.

C’est précisément cette vision des besoins et des désirs de l’homme qui font de Waiting une réussite littéraire. L’honnêteté de Ha Jin dans son exploration des relations entre Lin Kong, sa femme, sa maîtresse et sa fille transcende la spécificité de la Chine des années 1960 aux années 1980. Les personnages de Ha Jin se caractérisent par une clarté et une plénitude qui contrastent avec les caricatures délibérément exotiques que l’on trouve en abondance dans la plupart des romans en anglais sur la Chine. Les méchants ne comprennent jamais ce qui les attend et les héros ne se voient jamais récompensés. Il est vrai qu’ils le sont rarement dans la vie, et c’est ce talent d’observateur de la réalité — Ha Jin n’en manque pas ! — qui éclaire sa foi ultime dans la vie.

Traduit de l’anglais par Raphaël Jacquet