BOOK REVIEWS
Ha Jin : Waiting
Le titre du roman de Ha Jin est bien choisi. Waiting raconte lhistoire de Lin Kong, un homme qui attend dix-huit ans avant de pouvoir divorcer de sa femme et se marier avec sa maîtresse Manna. Son premier mariage avait été arrangé par ses parents malades avec un paysanne simple et illettrée de sa ville natale, afin quelle puisse soccuper deux. De son côté, Lin Kong est un des rares médecins de lhôpital de la ville où il est affecté à avoir été formé dans une école de médecine plutôt quà larmée. Lincompatibilité entre les deux personnes aboutit à une union sans amour, bien que cordiale, et leur séparation prolongée (Lin Kong a droit à un retour par an dans sa ville natale pour voir sa femme et sa fille) ne fait certainement rien pour arranger les choses. Sans parler du fait que Lin Kong se lie damitié avec une jeune et intelligente infirmière, une fille de la ville, et cette amitié ne tarde pas à se transformer en véritable passion. Mais leur amour restera platonique jusquau jour où, dix-huit ans plus tard, Lin Kong pourra enfin obtenir le divorce et faire de Manna son épouse.
Lhistoire couvre trois décennies (des années 1960 aux années 1980), une période marquée en Chine par la Révolution culturelle et ses contrecoups. Waiting ne nous livre pas un récit tourmenté des destructions tous azimuts orchestrées par les Gardes rouges, de la violence des réunions de lutte ou encore de la ferveur de lidolâtrie vouée à Mao Zedong. Lauteur choisit plutôt de nous narrer la vie quotidienne de lépoque, que ce soit les longues files dattente pour se procurer des denrées de première nécessité ou les calculs furtifs des conséquences politiques des actions de chacun. Dans un passage, par exemple, Lin Kong et Manna confectionnent des couvertures pour les livres de ce dernier, la plupart des romans étrangers interdits. Bien que le risque dêtre dénoncé pour être en possession de ces livres était bien réel, Lin Kong préférait les cacher plutôt que de les remettre aux autorités.
Le roman de Ha Jin a été lui aussi victime de cette même censure. La presse chinoise officielle la qualifié de « malhonnête » et la accusé d« enlaidir » la Chine pour le compte des Etats-Unis et de promouvoir les vieux stéréotypes qui existent sur les Chinois. Suite à ces accusations, et malgré le fait que ce livre ait reçu aux Etats-Unis en 1999 le National Book Award, tous les projets de publication et de traduction de ce roman ont été annulés. Il semble que ce qui déplaît le plus aux autorités chinoises ne soit pas seulement la description que fait lauteur de lautorité absolue exercée par le Parti et par lArmée populaire de libération, mais surtout la représentation tout aussi claire du désir quont les personnages du roman de se délivrer de leurs chaînes, comme le montre lexemple cité plus haut de la dissimulation des livres.
On peut toutefois se demander si ce nest pas lévocation persistante de la pudibonderie sexuelle régnant à lépoque qui a le plus irrité les censeurs. Lauteur montre bien en effet que le contrôle exercé par le Parti et larmée sétendait à la vie privée de chaque individu au point que Lin Kong ne pouvait même pas entretenir une amitié platonique avec une femme sans être convoqué par ses supérieurs. Le fait quil ait pu, avant tout, être muté si loin de son épouse nest quun autre exemple. En réalité, cest bien la peur des conséquences de leurs actes qui a dissuadé Lin Kong et Manna de sengager dans une relation physique avant que le divorce ne soit prononcé. Bien que tout leur entourage, y compris leurs supérieurs qui appliquent le règlement, sache que Lin Kong naime pas sa femme, et entretient une relation avec Manna, cette relation ne peut aller plus loin. Laspect le plus ironique de cette censure est, toutefois, la prétention de la Révolution culturelle dincarner la destruction totale de la culture chinoise traditionnelle, en particulier le patriarcat confucéen qui, aux yeux des communistes, était responsable des mariages arrangés et des amours réprimées. Pourtant, ce que nous décrit ce roman, cest bien un Parti et une armée qui, du moins dans le domaine des murs sexuelles, ne fait que reprendre et amplifier ces pratiques. Le fait que Lin Kong porte le même nom que Confucius ne fait que renforcer la satire. Ce nest pas tant la description des excès politiques violents de la Révolution culturelle, aujourdhui autorisée et parfois même encouragée par la censure, que celle des outrances politiques subtiles qui a fait que Waiting sest attiré les foudres des censeurs, conduisant ces derniers à qualifier ce roman dimmoral.
Cela dit, Waiting nest pas une idylle passionnée, bien que lamour soit le thème central du livre. Ha Jin maintient un ton relativement calme et égal tout au long du récit, alors quil revit les dix-huit ans de son histoire damour. Tout au long de cette période il pose des questions difficiles : quest-ce que lamour ? Pourquoi nous marions-nous ? Pourquoi divorçons-nous ? Parfois, une réponse nous est donnée à travers la conscience de Lin Kong, mais cest lorsque lauteur nous incite à chercher nous-mêmes les réponses à travers les divers événements exposés que le roman prend tout son intérêt. Le récit est constamment au bord du désespoir : « Comment cela se fait-il que chacun dentre nous soit séquestré dans sa propre souffrance ! » (p. 304), mais il conserve toujours une note doptimisme. A la fin du récit, Lin Kong se rend compte que lamour quil a bien voulu attendre pendant dix-huit ans na finalement jamais été ce quil pensait être, mais quil nen était pas moins toujours de lamour. Malgré latmosphère de mort et de décrépitude, la renaissance et le rajeunissement sont présents à la fin du livre à travers la naissance de deux jumeaux et ces quelques mots : « Dehors, Manna souhaitait gaiement une joyeuse Fête du printemps à quelquun qui passait. Elle avait lair si heureuse que Lin remarqua que dans sa voix retentissait encore la vie » (p. 308).
Peu dentre nous avons la patience ou la concentration nécessaire pour écrire un roman dans notre langue maternelle, sans parler dune langue étrangère. On ne peut donc être quimpressionné par la performance remarquable de Ha Jin dans lécriture dun tel roman dans sa langue dadoption. Ha Jin nest toutefois pas encore un Conrad ou un Nabokov ; il arrive parfois que son anglais sessouffle, ce qui heurte le flux de la narration. Par ailleurs, lhabitude qua lauteur de placer, comme le font les Occidentaux, le nom de famille chinois après le prénom plutôt quavant, comme le veut la pratique chinoise, est peu naturelle et savère déroutante pour le lecteur. De la même manière, certaines traductions dexpressions ou concepts chinois semblent simplifiées à lextrême pour le lecteur occidental, interrompant parfois le cheminement du récit. Lon peut toutefois déceler dans sa prose une certaine ressemblance avec le style dHemingway :
« The sun was directly overhead, and Lin was panting slightly when he arrived at the larch woods. Some cocklebur seeds had stuck to his trouser legs, and his shoes were ringed with dark mud. mosquitoes were humming around hungrily while a few white-breasted were darting back and forth, up and down, catching them. His parents graves were well kept, covered with fresh earth. Beyond them, wormwood was yellow-green and rushes were reddish, all shiny in the sunlight (1).
Des passages dune telle beauté pastorale sont assez fréquents, et ils dégagent un rythme que Ha Jin parvient à maîtriser parfaitement.
Cest précisément cette vision des besoins et des désirs de lhomme qui font de Waiting une réussite littéraire. Lhonnêteté de Ha Jin dans son exploration des relations entre Lin Kong, sa femme, sa maîtresse et sa fille transcende la spécificité de la Chine des années 1960 aux années 1980. Les personnages de Ha Jin se caractérisent par une clarté et une plénitude qui contrastent avec les caricatures délibérément exotiques que lon trouve en abondance dans la plupart des romans en anglais sur la Chine. Les méchants ne comprennent jamais ce qui les attend et les héros ne se voient jamais récompensés. Il est vrai quils le sont rarement dans la vie, et cest ce talent dobservateur de la réalité Ha Jin nen manque pas ! qui éclaire sa foi ultime dans la vie.
Traduit de langlais par Raphaël Jacquet