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Les élections des comités villageois en ChineVers une meilleure gestion locale et un Etat plus fort

by  Liu Yawei /

Les dirigeants chinois tirent aujourd’hui une immense fierté des élections directes aux comités villageois. Ils s’en servent pour montrer que le parti fait des efforts en délégant une partie de la gestion locale à de simples paysans (voir encadré). De son côté, le Département d’Etat américain considère ces élections comme le seul développement positif en matière de droits de l’homme en Chine. Que peut-on dire de ces élections apparemment obscures qui se déroulent tous les trois ans dans près de 801 000 villages en accord avec la loi organique sur les comités villageois (1) ?

Le débat en Occident

Les chercheurs hors de Chine ont tout d’abord été fascinés par les élections villageoises et en ont même parlé comme d’une « révolution silencieuse » ou comme d’une avancée majeure vers une nouvelle forme de gouvernement en Chine (2). Cependant, des recherches plus approfondies sont rapidement venues corriger cette estimation à la fois trop hâtive et trop optimiste. Ces recherches ont entrepris de s’intéresser aux origines et à l’évolution des élections de comités villageois. S’est alors dessinée une image bien plus compliquée de la démocratie directe au niveau du village.

Premièrement, pourquoi le gouvernement a-t-il introduit une réforme qui fait l’effet d’un tremblement de terre dans les pratiques politiques de la République populaire de Chine (RPC) ? Pour de nombreux chercheurs, les élections des comités villageois s’apparentent moins à une avancée vers davantage de droits octroyés aux paysans qu’à une politique réactive de la part du gouvernement chinois devant la détérioration de l’autorité de l’Etat dans les campagnes, conséquence de l’effondrement du système des communes populaires. L’absence d’une direction politique forte à cet échelon et la paralysie des gouvernements locaux favorisent une rivalité rampante entre les clans et les mafias locales et abandonnent le terrain à la corruption et aux régionalismes, autant de phénomènes qui menacent la stabilité de la Chine rurale (3).

Deuxièmement, quelle est la position du parti face à ce problème explosif ? En 1997, dans son étude sur les élections de comités villageois, Daniel Kelliher retraçait les difficultés rencontrées lors de l’adoption de la loi organique provisoire sur les comités villageois. Il décrivait la manière dont les partisans de la gestion autonome au sein du gouvernement chinois utilisaient l’argument de la stabilité politique et sociale et celui de la prospérité économique pour justifier la promotion de la démocratie directe au niveau du village. Pour ces réformateurs du parti, confier l’administration du village aux villageois eux-mêmes diminuerait les risques d’une rébellion rurale à grande échelle, comme celle qui a eu lieu dans le district de Renshou (Sichuan), en juin 1993 (4). Shi Tianjian soutient, dans un article récent, que la clé du succès pour une réforme électorale réside dans l’habileté des réformateurs à faire entendre leur voix. En Chine, ceux qui veulent changer le système ne se trouvent pas au sommet de la hiérarchie : ce sont des « fonctionnaires de rang intermédiaire qui travaillent en faveur d’une réforme démocratique » (5). Son analyse aboutit à la conclusion suivante : les élections des comités villageois ont été engagées par des fonctionnaires qui voient loin mais qui, dans le même temps, ne veulent mettre en danger ni leur carrière ni les réformes actuelles en affichant un trop fort désir de démocratie. Cependant, le processus est en cours et il obéit à un agenda sinon secret, du moins dissimulé.

Troisièmement, quel rôle l’économie a-t-elle joué dans la mise en place de ces élections ? Kevin O’Brien, qui travaille depuis longtemps sur la démocratie dans les campagnes chinoises, soutient que l’auto-administration des villages et l’enrichissement relatif des individus sont liés à l’importance relative des entreprises collectives dans tel ou tel district (6). Pour Jean Oi, il existe d’« une relation inverse entre le niveau de développement économique et le progrès dans la mise en place d’un système de gestion démocratique au sein du village » (7). D’après Amy Epstein, les provinces qui connaissent un développement économique modéré semblent mieux s’en sortir dans la mise en place de l’auto-administration au village que les provinces qui connaissent un vrai succès économique ou celles qui sont à la traîne (8). Shi Tianjian a récemment présenté un point de vue très audacieux : s’il reconnaît que les changements économiques ont certes entraîné une ouverture sur le plan politique dans les campagnes, il relève également que le développement économique rapide pourrait bien amoindrir une telle évolution et rendre plus unies les élites locales bien installées qui refusent de voir leur pouvoir mis à mal par les notions de choix et de responsabilité (accountability) (9).

Finalement, quel est l’impact des élections de comité villageois sur la relation entre l’Etat et la société rurale ? Ces élections octroient-elles plus de pouvoir aux paysans ? Pourraient-elles dépasser le cadre du village jusqu’à menacer la prédominance du parti unique ? Il y a six ans, Susan Lawrence a montré que les chefs de districts et de villages trouvaient que la démocratie directe au village rendait plus facile l’application des politiques nationales et locales, telles que le planning familial ou la redistribution des céréales et des terres (10). De sa tournée des villages modèles dans la province du Fujian, O’Brien a conclu que les élections des comités villageois conféraient davantage de pouvoir au parti : ce dernier accroît son contrôle en recrutant ses membres parmi les élus du comité villageois (11). Judy Howell met en garde les observateurs de la politique chinoise : en dépit des apparences, les élections de comité villageois ne sont pas des relations de pouvoir institutionnalisées. D’après elle, des études supplémentaires seraient nécessaires pour déterminer la relation exacte entre le comité villageois, le parti et le gouvernement du canton (12). Les chercheurs suggèrent aussi qu’il y a, pour le moment, une convergence entre les intérêts des cadres du parti au plus haut niveau et des votants ruraux du bas de l’échelle. Dans l’analyse de Howell, les hauts dirigeants chinois « ont évidemment tout intérêt à s’assurer que les griefs et les mécontentements de la population rurale soient exprimés dans un cadre prescrit plutôt que de manière totalement incontrôlée » (13). Pour Li Liangjiang et O’Brien, puisque les villageois font l’expérience du vote et trouvent que leur participation dans le processus politique constitue une réelle différence, il y a de fortes chances qu’ils fassent de leur mieux pour conserver ce nouveau système et l’améliorer (14).

Le débat en Chine

Ainsi les chercheurs hors de Chine sont partagés quant à l’attitude à adopter devant les récents développements politiques dans la Chine rurale. Qu’ils soient optimistes ou pessimistes, ces chercheurs sont avant tout curieux de savoir si ces changements va amener les réformes politiques dont la Chine a grand besoin. En revanche, le point de vue des Chinois sur la démocratie au niveau du village ne semble pas très clair. Afin de mieux saisir la perspective interne de ce vaste problème, divisons le point de vue des Chinois en trois courants, à savoir celui des hauts dirigeants, celui des réformateurs de niveau intermédiaire et celui des chercheurs.

En raison du manque de transparence dans le processus de décision en Chine, il est difficile de discerner les véritables motivations qui ont incité les dirigeants chinois à introduire les élections dans les villages. Les hauts dirigeants chinois prétendent que ces élections ont été mises en place au milieu des années 1980 pour faire en sorte que les paysans puissent jouir de leurs droits démocratiques et participer à la prise de décision au sein du gouvernement local. Peng Zhen, qui a joué un rôle crucial pour porter « la loi organique provisoire sur les élections de comités villageois » devant une Assemblée populaire nationale (APN) hostile, a déclaré, en 1987, que la démocratie directe dans les villages chinois était une démocratie très étendue. Dans son esprit, la mise en place d’une arène, même restreinte, dans laquelle 800 millions de paysans apprendraient à participer à la vie politique était sans précédent. Il y voyait, en outre, un moyen sûr d’éradiquer les résidus féodaux et les vielles habitudes (15).

En septembre 1997, lors du XVe congrès du PCC, Jiang Zemin reprit en main le débat, réaffirmant que « la meilleure manière d’appliquer la démocratie socialiste [reposait] sur une démocratie à l’échelon de base qui [s’étendrait] de plus en plus et qui [garantirait] le droit des gens à accéder à la démocratie directe ainsi qu’à diriger leurs propres affaires dans le respect de la loi, tout en poursuivant leur quête du bonheur » (16). Selon ce raisonnement, les élections des comités villageois constituent le premier pas vers l’instauration d’une société démocratique dans laquelle les notions de choix et de responsabilité auraient un véritable sens. L’APN a acclamé la démocratie rurale comme l’un des développements majeurs pour la Chine dans sa quête de réformes politiques « aux caractéristiques chinoises ». En 1999, elle a désigné la loi organique révisée comme un pas significatif vers l’institutionnalisation des quatre démocraties (élection démocratique, prise de décision démocratique, gestion démocratique et supervision démocratique). Cette loi introduit des changements radicaux dans les procédures électorales dans les campagnes chinoises (17). En 2000, l’APN fit l’éloge de la première révocation d’un président de comité villageois conformément à la procédure stipulée par la loi organique ; la direction de l’APN a déclaré à cette occasion que les fermiers avaient embrassé avec enthousiasme cette nouvelle démocratie rurale. Dans une interview, Ma Xiazhang, un délégué de l’APN et vice-président du comité permanent de l’Assemblée populaire provinciale du Henan, a souligné qu’avec 900 millions de Chinois vivant à la campagne, la démocratie directe exercée par les paysans allait accélérer la réforme politique en Chine et promouvoir l’initiative ainsi que la créativité des masses dans la recherche du bonheur et de la prospérité (18).

Le second courant est constitué de fonctionnaires chinois chargés de faire appliquer la loi organique. Ceux-là ont plutôt tendance à tirer des leçons des réalisations concrètes de la démocratie rurale plutôt que de se demander si cette pratique va transformer le système politique chinois et affecter la relation cruciale entre l’Etat et les villageois. Li Baoku, vice-ministre du ministère des Affaires civiles (MAC), a utilisé le langage du PCC pour décrire le processus. Pour lui, le gouvernement du village est le « moyen le plus sûr pour que des centaines de milliers de paysans deviennent leur propre maître ». Parce qu’il était l’un des plus hauts responsables chargés de la mise en application de la loi, Li se rendit compte que les dirigeants nationaux s’inquiétaient fortement des changements fondamentaux que pourrait entraîner ce processus. Il qualifia ce développement sans précédent de choix politique « scientifique » exigé par les circonstances du moment. Dans sa marche vers « la démocratie politique socialiste », la démocratie au niveau du village était donc perçue comme une étape capitale et aussi une réforme indispensable dans la perspective de restructuration de l’économie rurale. Cela semblait être également le moyen le plus sûr de résoudre les problèmes sociaux et les contradictions internes propres aux campagnes chinoises (19).

Bai Yihua, un fonctionnaire du MAC et le père de l’expression « quatre démocraties », a déclaré que les élections villageoises auraient quatre effets sur le long terme. Tout d’abord, elles vont ouvrir la voie à l’instauration d’une démocratie rurale et à l’institutionnalisation de l’Etat de droit. Ensuite, elles donneront naissance à une nouvelle génération de paysans qui sauront ce que démocratie et Etat de droit signifient et impliquent. Elles fourniront également des solutions aux problèmes qui n’auraient pu être résolus auparavant, tels que le maintien de la stabilité sociale, le raffermissement du planning familial, la collecte des taxes et impôts ou tout simplement le renforcement de la cohésion sociale au sein des communautés villageoises. Enfin, elles contribueront à l’amélioration de l’économie rurale et provoqueront un enrichissement des paysans (20).

Wang Zhangyao, plus connu en Occident comme le fondateur de la démocratie rurale, ne cesse de qualifier ce singulier mode de gestion autonome villageoise de « démocratie socialiste » et souligne que les élections des comités villageois peuvent enrayer le mécontentement des paysans et désamorcer d’éventuelles rébellions locales. Dans une série de documents sur la gestion autonome des villages, abondamment distribués aux fonctionnaires qui s’occupent des élections des niveaux de la province et du district, Wang et ses collègues assimilent les élections des comités villageois à un remède contre la paralysie du politique qui garantirait la stabilité sociale sur le long terme à la campagne (21).

Zhan Chengfu, qui a supervisé lui-même toutes les élections des comités villageois en Chine, nous livre une analyse convaincante, faite à partir de statistiques et d’exemples concrets. Pour lui, la démocratie rurale ne requiert pas un haut niveau d’éducation et peut être tout simplement menée par des paysans qui connaissent au mieux leurs intérêts. Il va à l’encontre du courant qui soutient que les élections directes dans le village sont soumises aux influences claniques. D’après lui, l’économie de marché et la circulation de l’information ont déjà réduit les réseaux familiaux à une influence minimale. Les élections directes à la campagne, selon Zhan, donnent la possibilité aux paysans de s’ajuster aux profonds changements qu’entraînent les réformes. Ces élections constituent une opération politique à faible coût mais l’impact social et politique est très grand (22). Fan Yu, qui est aussi un fonctionnaire du MAC, appelle la démocratie rurale « l’opération soleil » (sunshine policy) parce qu’elle rend plus lisibles le processus de prise de décision et les modes de gestion. Grâce à l’institutionnalisation progressive d’une administration ouverte dans le village, la corruption pourrait être affaiblie dès son apparition. La confiance mutuelle entre les paysans et leurs chefs serait par ailleurs restaurée. Quant à la gestion des affaires du village, comme la fixation du bail des terres, la répartition des quotas de naissance et la gestion des entreprises du village, elles seront ainsi régularisées (23).

Bien que les chercheurs chinois soient en général favorables aux élections locales, certains ont récemment remis en question ce consensus ambiant. Pour les enthousiastes, les élections des comités villageois constituent une révolution sans précédent et extrêmement bénéfique. Ainsi, Xu Yong, un éminent chercheur sur les questions rurales, soutient l’idée que la gestion autonome locale permet d’accroître drastiquement les initiatives et l’énergie de paysans devenus enfin maître de leur destin. Xu souligne que cette réforme est le meilleur moyen pour rompre avec les anciennes traditions qui facilitaient les dérives de l’autoritarisme. Ces élections marquent le début des réformes politiques en Chine en même temps que le transfert du pouvoir de l’Etat vers la société (24). Dans un article récent, Xu Yong se base sur deux des cas d’élections villageoises étudiés par l’Institut des questions rurales de l’Université normale de Chine centrale pour souligner deux points forts. D’une part, les élections démocratiques locales découlent logiquement du choix fait par le gouvernement de s’appuyer, en milieu rural, sur le principe de responsabilisation des foyers. D’autre part, ces élections laissent une large place à l’incertitude dans leurs résultats. Comme tous les modes de gouvernement, les élections démocratiques ont leurs effets négatifs, mais elles permettent néanmoins des transferts de pouvoir pacifiés et corrigent nombre de dysfonctionnements structurels (25).

Xin Qiusui, un chercheur à l’Académie des sciences sociales de l’Anhui, soutient que la gestion autonome des villages est le développement naturel qui fait suite à la pénétration de l’économie de marché dans les campagnes, à laquelle sont associées les notions d’égalité et de compétition. Il est convaincu que la gestion autonome va finalement émanciper l’être humain et faire des paysans des acteurs dans la nouvelle société civile (26). Zhou Xiaohong, un chercheur de l’Université de Nankin, compare la gestion autonome villageoise aux campagnes politiques maoïstes de 1949 à 1978. Il en conclut que cette nouvelle forme d’administration correspond à un retrait sans précédent de l’Etat des campagnes chinoises. Les paysans sont ainsi plus libres de travailler à leurs propres intérêts et ce faisant, se sont engagés sur la Longue Marche qui va de la gestion autonome villageoise à celle de la réaffirmation de leur voix dans les affaires de la nation toute entière. Ce processus aurait donc un impact énorme sur les centres urbains et l’Etat dans son ensemble (27).

Wu Yi, un chercheur de Wuhan, fait écho à la conclusion de Zhou et souligne que les élections démocratiques ont substitué à l’interaction entre l’Etat et la société celle entre les élites locales et les masses. L’Etat exerce toujours son contrôle car la démocratie au village est une politique « imposée » aux paysans par le haut. Cependant, les élites locales peuvent avoir et ont effectivement les moyens de mieux résister ou de mieux contourner les politiques de l’Etat pour satisfaire leurs propres intérêts. L’interaction entre les élites locales et les masses est aujourd’hui plus productive et plus saine parce que la priorité est donnée aux intérêts du village (28).

Si les chercheurs chinois nous livrent ainsi une image complexe de la mise en place des élections des comités villageois et n’hésitent pas à mettre en avant leurs dérives éventuelles, ils s’accordent néanmoins pratiquement tous pour dire que ces élections vont engendrer des développements positifs aux conséquences très importantes pour les campagnes. Ce n’est que très récemment que cette vision optimiste a été remise en cause. Un article publié dans l’une des principales revues d’études politiques, Zhanlüe yu guanli (Stratégies et gestion), a lourdement critiqué la thèse selon laquelle les élections villageoises étaient hautement significatives et susceptibles d’apporter des changements profonds dans la structure politique de la Chine. L’auteur, Shen Yansheng, un chercheur de l’Université des Sciences et Technologies de Hefei (Anhui), énumère comme suit les inévitables écueils des élections des comités villageois :

• Avec l’introduction des élections des comités villageois, la tension est montée entre les membres des comités villageois élus et les comités locaux du parti. De plus, de nombreux membres des comités villageois ne sont pas capables de diriger les villageois. La direction du village étant divisée, il en résulte une certaine inertie et des délais dans l’application des politiques d’Etat.

• A cause de la paralysie de la gestion autonome, le gouvernement du canton a dû mobiliser d’énormes ressources pour faire ce que la direction du village était supposée accomplir, dont le versement d’une compensation financière aux membres des comités villageois et l’envoi de fonctionnaires dans les villages.

• La confusion règne parmi les fonctionnaires et les chercheurs chinois pour déterminer ce qu’est réellement la gestion autonome par les villageois et si les élections directes aux comités villageois peuvent être comparées à des élections libres telles qu’elles sont pratiquées dans certains pays occidentaux.

• Les élections des comités villageois ne sont pas nécessairement démocratiques. Démocratie et élections vont de pair mais la tenue d’élections n’atteste pas d’un véritable système démocratique. Les élections dans les petites communautés sont vraisemblablement dominées par les élites locales et les groupes d’intérêt. A Taiwan, le problème s’est posé dans des termes assez identiques, et le gouvernement s’est ouvertement résolu à supprimer les élections au niveau des assemblées de bourg et de canton précisément pour cette raison. Si la gestion autonome des villages continue de se faire sur le modèle actuel, une nouvelle classe de potentats locaux ne manquera pas d’apparaître dans la société chinoise, donnant naissance à une nouvelle forme de tyrannie des élites.

Shen conclut en disant qu’il est absurde d’assimiler les élections des comités villageois et la gestion autonome des villages à une révolution démocratique silencieuse. Les réformes à caractère évolutif par le bas ne pourront jamais remplacer les véritables transformations lancées par le haut. Il existait à Taiwan une gestion autonome locale et des élections populaires depuis les années 1950, mais l’île n’a jamais été reconnue comme une véritable démocratie jusqu’à ce que, à la fin des années 1980, Chiang Ching-kuo et le Parti nationaliste eurent introduit la liberté de la presse et permis aux autres partis politiques de participer à la course au pouvoir (29).

Dang Guoyin, de l’Académie des Sciences Sociales de Chine, a aussi rejeté l’idée selon laquelle la gestion autonome au niveau des villages était le point de départ de la démocratie en Chine. Il souligne que la démocratie villageoise ne peut pas survivre dans un pays où d’autres composantes clés de la démocratie n’existent pas. Dans des circonstances normales, d’après Dang, la campagne doit être le dernier secteur touché par la réforme. Comme ce fut le cas pour le Grand Bond en Avant et la marche vers le communisme des années cinquante, la gestion autonome villageoise d’aujourd’hui et les élections des comités villageois représentent une nouvelle forme de mobilisation rurale dont les conséquences sont difficiles à prédire. Or, puisque la gestion autonome et les élections dans les villages sont censées ouvrir le chemin à la démocratie, l’issue de ces réformes dépend des compétences et de l’aptitude à gouverner des dirigeants chinois (30).

Dans un article plus récent, Dang soutient que les paysans sont simplement des pions sur un mystérieux échiquier politique. Ils ne représentent pas une nouvelle force productive et ne sont pas soutenus par d’autres secteurs de la société chinoise. Ils sont sans recours et deviennent facilement des victimes. Les villages chinois pratiquent certes la gestion autonome, mais sûrement pas l’autodétermination politique. Dire que les élections des comités villageois vont ouvrir la voie à des élections directes à chaque échelon administratif jusqu’au niveau national serait faire preuve de naïveté, d’après Dang. La démocratie commence au sommet pour ensuite descendre aux échelons inférieurs. Les élections étaient initialement réservées aux riches et n’ont inclus les pauvres que plus tard. L’expérience de la Chine à travers les élections des comités villageois emprunte une trajectoire différente et personne ne sait où cela pourra aboutir (31).

Bien que Shen et Dang représentent une minorité, ils ont provoqué la colère de nombreux partisans des élections des comités villageois en soulevant de nombreuses questions graves. Quelles seront les conséquences des élections des comités villageois en Chine ? Vont-elles avoir un énorme impact sur les réformes politiques en Chine ? Est-ce vraiment le début d’un séisme politique ou juste une stratégie du gouvernement central pour renforcer son contrôle dans les campagnes ? C’est dans ce contexte que nous allons essayer de poser le problème central : est-ce que les élections de comités villageois sont un facteur de centralisation ou de décentralisation en Chine ? Par centralisation, nous entendons l’Etat, le degré de réalisation des politiques nationales aux différents échelons de la structure administrative et du contrôle du parti au sein de la société rurale en Chine.

Kevin O’Brien et Shi Lianjing ont écrit dans un récent article intitulé « L’exécution de politiques sélectives dans la Chine rurale » que « l’Etat chinois n’est pas un Etat fort et musclé qui obtient tout ce qu’il veut, ou un Etat faible, qui accomplit peu, mais c’est plutôt un mélange des deux, et peut-être pas dans les proportions auxquelles l’on est en droit de s’attendre » (32). Les élections de comités villageois renforceront-elles l’Etat chinois ? Les villageois, qui hier n’avaient pas voix au chapitre, vont-ils redresser la tête, encouragés par un gouvernement qui reconnaît désormais leurs intérêts légitimes et qui leur donne la parole dans le processus politique ? Les élections conféreront-elles une nouvelle légitimité à l’Etat et engendrer d’autres défis ? Les électeurs ruraux s’enhardiront-ils jusqu’à aller réclamer une plus large participation aux consultations aux échelons supérieurs ? Pour répondre à ces questions, examinons la relation entre les élections des comités villageois et le gouvernement local tout d’abord, puis avec le parti et enfin avec les villageois eux-mêmes. Il est nécessaire de porter une attention particulière à l’interaction entre les élections des comités villageois et ces trois éléments les plus actifs de la Chine rurale pour saisir toute la signification de ces élections et estimer ce vers quoi elles vont évoluer.

Les élections villageoises et le gouvernement local

Les hauts dirigeants chinois, comme Peng Zhen, ont à plusieurs reprises évoqué la nécessité d’apporter la démocratie aux paysans et de favoriser la mise en place d’une arène dans laquelle les villageois auraient la possibilité de se familiariser avec la gestion de leurs propres affaires. Cependant les élections des comités villageois et la démocratie rurale furent initialement introduites dans le but de renforcer le contrôle de l’Etat dans les campagnes où la structure administrative s’était effondrée en même temps que le système des communes populaires. Dès lors qu’il devenait de plus en plus difficile d’obtenir des paysans un quelconque revenu, les élections devinrent nécessaires pour maintenir la stabilité sociale et renforcer la politique de planning familial. Le parti ne peut se passer du soutien des paysans pour se maintenir au pouvoir. Or, ses réseaux d’influence dans les zones rurales ont été mis à mal par les différentes campagnes politiques qui se sont succédé depuis 1949. Privé de sa base, l’Etat chinois sait que l’instabilité rurale pourrait avoir de graves conséquences. L’introduction de la responsabilisation des foyers conduisit à l’érosion du contrôle politique et économique des villages. Le poids de la gestion des affaires villageoises revint brusquement aux gouvernements cantonaux et municipaux. Cette vacance du pouvoir et l’anarchie grandissante dans les villages donnèrent alors lieu à un vaste débat en Chine, impliquant tous les échelons, depuis les milliers de gouvernements cantonaux jusqu’au Grand Palais du Peuple à Pékin, siège de l’APN.

D’après Cai Naifu, un ancien ministre du MAC, la discussion préliminaire concernant le projet de loi sur l’administration des villages remonte à 1982. Le MAC procéda d’abord à l’envoi de ses fonctionnaires dans le Hebei, le Shandong et le Jiangsu pour mener des enquêtes. L’idée d’une loi qui autoriserait la gestion autonome des villages fut à l’origine d’une virulente controverse. Beaucoup de fonctionnaires cantonaux se plaignirent des difficultés qu’ils avaient rencontrées dans la gestion des affaires locales après que le système de la responsabilisation des foyers eut été introduit. Ils soulignèrent que la tâche de ces fonctionnaires ne pourrait que devenir plus complexe dans l’éventualité de l’adoption de la gestion autonome villageoise. Quand le groupe rapporta ses résultats à Peng Zhen, ce dernier rétorqua que si les villageois n’étaient pas amenés à administrer eux-mêmes leurs affaires, les dirigeants du canton deviendraient bien vite des « tyranneaux ». La première bataille fut remportée par Peng Zhen et ses partisans sous la bannière de la démocratie socialiste et la stabilité rurale. La loi organique provisoire sur les comités villageois fut finalement adoptée en novembre 1987 (33).

L’application de cette loi rencontra d’énormes résistances au niveau local, en particulier aux échelons des districts et des cantons. Le gouvernement cantonal est le niveau le plus bas dans la pyramide administrative chinoise et ses fonctionnaires étaient ceux qui avaient le plus à perdre dans la perspective de la responsabilisation par les urnes. Le professeur Rong Jingben, du Bureau central de la traduction de la littérature marxiste et léniniste, souligne dans un entretien que le système traditionnel de relations interpersonnelles a constitué et constitue toujours une entrave supplémentaire puisque ce sont les fonctionnaires des niveaux supérieurs qui cooptent ceux des niveaux inférieurs. En conséquence, ceux qui veulent diriger le village doivent essayer de plaire aux fonctionnaires du canton. Rapporter des statistiques incorrectes ou utiliser des ressources privées ou publiques pour entretenir des relations — à travers des faveurs ou des pots-de-vin — sont pratiques courantes (34). A partir du moment où les villageois virent dans les élections des comités villageois un moyen de responsabiliser leurs dirigeants, l’opposition de ces derniers — on le comprend aisément — fut ferme et déterminée.

Nous n’a pas d’idée précise de l’étendue de la résistance rencontrée dans les cantons ni des moyens dont se sont servis ces fonctionnaires locaux pour ralentir voire entraver cette réforme politique. Cependant, d’après les médias chinois et les rapports internes, il existe bel et bien une opposition rampante dont les méthodes peuvent se résumer ainsi :

• en déclarant que les élections des comités villageois ne contribue qu’à accroître l’instabilité politique dans les campagnes et à rendre la tâche plus difficile aux fonctionnaires dans l’exercice de leur fonction ;

• en affirmant avec force conviction que les villageois sont des êtres arriérés, irrationnels et sujets à l’influence des clans ou d’autres forces sociales, incapables de faire des choix sensés ;

• et en manipulant de manière flagrante le processus électoral pour maintenir le statu quo.

Dans une interview parue dans le Xiangzhen Luntan (La tribune des cantons et des bourgs), un journal du MAC publié à plus d’un million d’exemplaires, Bai Gang et Wang Zhongtian, tous deux chercheurs de premier plan sur la démocratisation à la base, ont réfuté les deux perspectives les plus répandues parmi les fonctionnaires locaux. Pour Bai, c’est une erreur d’interprétation de dire que les paysans ne sont pas prêts à s’engager dans une démocratie participative parce que beaucoup d’entre eux sont illettrés, ont peu d’expérience, cèdent souvent face aux souhaits des clans et à leurs propres intérêts économiques. Bai soutient, de façon catégorique, que personne ne peut utiliser les conditions économiques ou le niveau d’éducation comme des prétextes pour interdire toute démocratisation. Enfin, Wang ne croit pas que la gestion autonome des villages puisse aboutir au chaos et à l’anarchie, et a fortiori porter atteinte à la direction du parti (35).

Quand des journalistes du Quotidien du Peuple sont allés enquêter sur l’obstruction des élections des comités villageois dans le canton de Sidaoziwan, en Mongolie Intérieure, un secrétaire adjoint du parti a expliqué pourquoi il refusait de répondre aux demandes des villageois : « les conditions ne sont pas mûres pour les élections des comités villageois. Les paysans n’ont aucun sens moral et donc ne peuvent pas exercer leurs droits démocratiques correctement ». Un autre fonctionnaire du canton fit remarquer que ceux qui faisaient état des soi-disant fraudes électorales obéissaient à leur propre agenda : « ils se servent des élections démocratiques comme d’un tremplin pour devenir les chefs politiques des villages » (36). Un article récent paru dans le Zhongguo Qingnian Bao (Le quotidien de la jeunesse chinoise) reprenait les propos de fonctionnaires dans un canton du Hebei, pour qui les villageois étaient « corrompus » par l’incessant plaidoyer du gouvernement central en faveur de la démocratie villageoise, de la gestion autonome et, dans une moindre mesure, de l’Etat de droit. Les villageois ont appris à bloquer les initiatives des cantons en réclamant, par exemple, la terre du village pour établir des sociétés sino-étrangères, en s’adressant directement aux départements des échelons supérieurs du gouvernement, voire en invitant des journalistes de la fameuse émission de la télévision centrale, Focus (Jiaodian Fangtan), à venir enquêter dans leur village sur de présumés cas de corruption et d’injustice criante. D’après le directeur du Bureau des affaires générales du canton en question, interrogé par un journaliste, les habitants de ce village considéré comme « avancé » et « modèle » sont littéralement devenus des « fauteurs de trouble » provoquant l’effondrement de la gestion villageoise. En raison de l’arriération des populations villageoises, méprisées pour leur étroitesse d’esprit et leur manque de perspectives au-delà des limites de leurs champs, rares sont les fonctionnaires des districts qui souhaitent travailler au niveau cantonal et très peu de villageois se montrent désireux de devenir secrétaires locaux du parti ou de siéger dans les comités villageois. A l’évidence, les fonctionnaires attribuent le « laxisme » croissant dont font montre les villageois aux élections locales telles qu’elles sont prévues par la loi cadre (37).

Ces arguments sont certainement très convaincants et les fonctionnaires locaux n’ont aucun mal à trouver des preuves tangibles pour justifier et faire admettre leur point de vue. Néanmoins, les pressions exercées par les défenseurs de la loi cadre sont telles, qu’elles viennent du sommet ou de la base, que les élections finissent tout de même par avoir lieu. Pour les fonctionnaires qui s’opposent aux élections, l’une des tactiques efficaces consiste à s’assurer que les résultats des élections n’amènent pas à la direction du village un chef qui ne soit pas à leur solde. Une autre tactique, encore meilleure, est de transformer ces élections en rituel, une simple formalité, leur permettant ainsi de faire d’une pierre deux coups. Ces dirigeants peuvent sans aucune mauvaise conscience faire leur rapport à leurs supérieurs en disant que le souhait des villageois de gérer leurs affaires de manière autonome est satisfait alors qu’en réalité ils ont secrètement placé leur propre homme au poste de chef du village.

Alors que le comité permanent de l’APN débattait sur la manière d’amender la loi organique sur les comités villageois, en 1998, le Quotidien du Peuple publia un article inhabituel. Il révéla une liste de cas d’obstruction aux élections des comités villageois par les gouvernements cantonaux. D’après l’auteur, certains gouvernements cantonaux auraient abusé de leur pouvoir en interrogeant et même en bloquant le processus normal des élections des comités villageois. Ils s’y prennent de différentes façons. Dans plusieurs cas, des gouvernements cantonaux avaient refusé pendant des années, voire une décennie, la tenue d’élections aux comités villageois, sans l’accord des villageois ou des autorités supérieures. Dans d’autres, ils avaient fait fi de la loi en nommant eux-mêmes les membres du comité villageois et ceci contre la volonté des paysans. Ou bien encore, certains gouvernements cantonaux avaient abusé de leur pouvoir en manipulant les résultats des élections et en s’adjoignant la complicité des fonctionnaires chargés de l’organisation des élections. Enfin, d’autres avaient utilisé le comité local du parti et les dirigeants pour forcer les membres des comités villageois à quitter leur poste avant que leur mandat n’arrive à terme, et cela au mépris du droit de révocation dont jouissent les paysans (38).

L’obstruction des élections des comités villageois pratiquée par les gouvernements cantonaux est déplorable et constitue un obstacle de taille à toute tentative d’approfondissement de la démocratisation dans le pays. Cependant, une opposition aussi agressive et soutenue ne fait que renforcer la nécessité de ces élections. Les fonctionnaires cantonaux résistent parce que les membres élus des comités villageois peuvent mettre fin aux abus de pouvoir et remettre en question la légitimité des dirigeants locaux jusque dans l’exercice de leurs fonctions — lors de la collecte des impôts, des taxes ou des récoltes, par exemple. Sans pour autant être corrompus, certains fonctionnaires cantonaux ne comprennent pas l’importance des élections ou sont tout simplement trop prisonniers de leurs pratiques désuètes pour prendre les élections au sérieux. L’absence d’une loi électorale détaillée et directement applicable crée des failles dans lesquelles les fonctionnaires peuvent mener leur guerre contre la démocratie.

Néanmoins, beaucoup de fonctionnaires cantonaux commencent à entrevoir les avantages de ces élections. Ils réalisent qu’elles contribuent à mieux faire comprendre (mingbai) ce qu’est leur mission, tout en leur prodiguant un mandat immaculé (qingbai) et en confortant leur légitimité d’élus sur leurs seuls mérites. La compréhension et la confiance mutuelles vont de pair avec un pouvoir fait pour durer, une plus grande légitimité et une responsabilité plus claire. Sans cette réévaluation du rôle des élections et le soutien de certains fonctionnaires cantonaux, il n’y aurait pas eu d’élections directes au niveau du canton dans les villes de Suining (Sichuan), dans le bourg de Dapeng, municipalité de Shenzhen et dans le district de Lingyi (Shanxi) (39).

La tension monte entre les gouvernements villageois d’un côté et cantonaux de l’autre : c’est la conséquence des élections des comités villageois. Il n’est cependant pas certain et surtout trop tôt pour affirmer que cette tension créera une instabilité politique qui mènera à la fin du contrôle de l’Etat et du parti sur la société rurale ou à une extension de leur emprise dans les campagnes. Beaucoup de réformateurs maintiennent que la grande majorité des paysans n’a jamais voté et qu’une culture démocratique lui est par conséquent encore étrangère. La participation des paysans au processus électoral et le fait qu’ils puissent goûter au pouvoir des urnes changent fondamentalement la donne politique et favorisent une éventuelle mise en place d’élections à des niveaux plus élevés de l’appareil d’Etat — si toutefois les dirigeants font montre de volonté et de courage pour continuer dans ce sens (40). De ce point de vue, la tension croissante n’est pas forcément une conséquence négative de ces élections, mais instille plutôt une dynamique susceptible d’apporter à la société et au politique un mode de gouvernement plus responsable et plus responsabilisé.

Les élections des comités villageois et le parti

En Chine, le parti et l’Etat étaient auparavant interchangeables et monolithiques. Les réformes de Deng Xiaoping mises en chantier au début des années 1980 appelaient à la séparation du parti et du gouvernement, mais cela n’a pas été bien loin. Le parti, aujourd’hui encore, est omnipotent, même pour ce qui est des élections. Les élections à tous les niveaux n’échappent pas à son contrôle et il est passé maître dans l’art d’empêcher les candidats ne bénéficiant pas de l’aval du parti de remporter les scrutins. La position du parti sur les élections des comités villageois, lesquelles ont pourtant été soutenues par de nombreux vétérans tels que Peng Zhen et Bo Yibo, est au mieux ambiguë et au pire hostile.

Moins d’un an après que la loi organique soit entrée en vigueur, en juin 1988, les étudiants descendaient dans la rue pour réclamer la démocratie et protester contre la corruption. Dans le sillage de la répression, les forces anti-élections villageoises se rassemblèrent et accusèrent Zhao Ziyang et ses comparses d’être les initiateurs de la loi organique. Zhao et ses lieutenants étaient censés être en faveur de la libéralisation bourgeoise et avaient cru qu’elle pouvait mener la Chine sur la voie d’une « évolution pacifique ». Toutes sortes d’obstacles furent alors érigés pour empêcher le MAC de mettre en application la loi (41).

Le MAC mit beaucoup de temps pour convaincre les dirigeants du parti des niveaux intermédiaire et supérieur que les élections permettaient, d’une part, à l’Etat d’asseoir son contrôle sur les campagnes et, d’autre part, au parti de voir ses directives appliquées. La dernière étape pour étendre à l’ensemble du pays les élections selon les termes de la loi organique eut lieu en 1990. L’opposition aux élections ne disparut pas pour autant. Beaucoup de cadre du PCC eurent le sentiment que les élections des comités villageois allaient remettre en question la légitimité des organisations de masse du parti. D’octobre 1993 à février 1995, le comité central du parti organisa trois réunions pour voir de quelle manière les organisations du parti au niveau du village pourraient être renforcées. En décembre 1994, une circulaire intitulée « Suggestions relatives à la poursuite de la rectification des comités du parti affaiblis ou qui se sont effondrés » fut publiée par le Comité central. Ces mouvements furent lancés pour resserrer la mainmise du parti sur les campagnes (42).

Les cadres des provinces répondirent au Comité central qu’afin d’exercer un contrôle plus efficace sur les paysans, il valait mieux abolir la gestion autonome dans les villages. Pour eux, le fait que les paysans jouissent de droits supplémentaires avait pour corollaire un affaiblissement de l’autorité gouvernementale, rendant d’autant plus difficile l’application des directives politiques du centre. Diverses solutions furent adoptées pour pallier ce danger, notamment la création d’antennes administratives dotées de membres désignés au niveau du village et l’« enfouissement » des comités villageois à l’échelon inférieur des groupes de villageois. Les provinces du Guangdong et du Guangxi refusèrent toutes deux de mettre en place des élections des comités villageois au niveau du village (unité de production). Elles établirent en revanche des antennes administratives pourvus de membres nommés par le gouvernement cantonal ou municipal. La province du Hubei suggéra même d’introduire un amendement pour inscrire les divers organes administratifs du village comme étant un échelon du l’Etat chinois, responsable devant le canton et la municipalité. La gestion autonome n’aurait alors plus existé qu’à l’échelon des groupes de villageois ou au niveau des villages naturels (43). Fortement critiqués à la fois par le haut et par la base, les cadres du MAC continuèrent néanmoins à militer en faveur des élections. Finalement, au cours de la décennie 1990, le Comité central et l’APN approuvèrent la proposition du MAC : la loi organique fut amendée et des procédures électorales furent plus rigoureuses furent définies (44).

La rapide croissance économique des campagnes commença à s’essouffler dans les années 1990, mais les contraintes fiscales pesant sur les paysans ne baissèrent pas pour autant. Les gouvernements locaux imposèrent même plus activement de nouvelles taxes dans le but de stabiliser leurs revenus. A travers la Chine, les paysans commencèrent à faire entendre leurs doléances, signe avant-coureur du retour de l’instabilité rurale. Alarmés, les dirigeants du parti, procédèrent à la réévaluation de la gestion autonome des villageois. C’est dans ce contexte que Jiang Zemin a parlé, lors du XVe Congrès national du PCC, d’octroyer davantage de démocratie à la base en lui garantissant ses droits d’accès à la démocratie directe et la maîtrise de sa propre destinée dans le cadre de l’Etat de droit (45). Le 1er juin 1998, le Conseil des affaires d’Etat décida de réviser la loi organique sur les comités villageois, après une décennie d’expérimentation (46). Le 11 juin, les principaux journaux publièrent la circulaire interne sur l’administration ouverte des villages. Elle plaidait en faveur de l’établissement d’un système ouvert et transparent du processus de prise de décision. Elle insistait sur les points suivants : la volonté des votants devait être suivie et respectée ; personne ne pouvait, sous aucun prétexte, demander aux votants de favoriser un candidat ; enfin, acheter des votes était strictement interdit (47).

Comme le MAC reçut l’aval qu’il attendait, il accéléra la procédure pour réviser la loi organique. Le 25 juin, le ministre du MAC, Duoji Cering, tint une conférence historique où il dut répondre aux journalistes chinois et étrangers sur les réformes politiques dans les campagnes chinoises. Il annonça qu’il y avait, à ce moment, 905 804 comités villageois, lesquels comptaient en tout 3 788 041 membres (48). Ses conclusions avaient le mérite de la clarté : « le processus démocratique dans la Chine rurale ne mettra pas longtemps à être complètement normalisé, légalisé et démocratisé… On voit apparaître pléthore de compte rendus qui relatent des cas d’élections villageoises sans incident, mais il y en a d’autres qui font régulièrement état de fraudes électorales. Je crois que le fait de mettre au jour ces deux aspects joue un rôle important dans le processus » (49).

En tant que président du comité permanent de l’APN, Li Peng devint un ardent défenseur d’une démocratisation plus étendue dans les campagnes, y voyant un moyen sûr de renforcer son institution. Il fut pour beaucoup dans la révision de la loi organique par ses discours et ses visites dans les villages où les élections avaient contribué à la stabilité sociale et à la croissance économique (50). Hu Jintao, membre du Comité permanent du Bureau politique et vice-président de la République, rejoignit lui aussi le train de la démocratisation. Il souligna, lors d’une réunion, qu’il était devenu d’autant plus urgent de promouvoir la démocratie dans les campagnes que la réforme économique en milieu rural allait toujours plus loin (51).

L’enthousiasme que suscita la publication du projet de révision de la loi organique et le retentissement médiatique dont bénéficia la démocratie villageoise conduisirent le parti à s’interroger sur le bien-fondé de son rôle dans les campagnes. Manifestement, les haut dirigeants du parti préférèrent rester dans l’ambiguïté s’agissant de la démocratisation. Leur attention fut d’autant plus aiguisée lorsqu’au cours de l’automne 1998, le Parti démocrate tenta d’inscrire ses candidats sur les listes de plusieurs municipalités. A l’occasion d’un séminaire national sur les élections des comités villageois, Jiang Zemin fit des commentaires cinglants sur la réforme politique en Chine :

Au lieu d’adopter des pratiques familières aux Occidentaux telles que le multipartisme, la séparation des trois pouvoirs ou le bicaméralisme, la réforme de notre système politique se doit d’être adaptée aux conditions chinoises. La démocratie socialiste avancée comprend trois types de relations qu’il faut gérer avec trois facteurs : la direction du parti, le développement de la démocratie et l’Etat de droit. Parmi ces trois facteurs, la direction du parti est le point crucial ; le développement de la démocratie est la base et L’Etat de droit est la garantie. Nous ne devrions jamais séparer ces trois facteurs ou les faire se contredire. Pas à pas, la réforme du système politique doit se faire sous la direction du PCC. Il est faux de penser que le renforcement de la démocratie et de l’Etat de droit puissent se faire sans la direction du parti. (52)

Vers la fin septembre 1998, Jiang fit une tournée dans l’est de la Chine pour y observer les modèles de gestion autonome de l’Anhui. Il réaffirma les points évoqués précédemment :

L’édification d’une nouvelle campagne aux caractéristiques socialistes doit aller de pair avec le renforcement de la direction du parti et la mobilisation totale de ses antennes locales. Telle est la garantie politique de l’aboutissement du processus et de la consolidation de base. (53)

Lors d’un entretien avec un journaliste allemand, Li Peng se fit le porte-parole des dirigeants chinois sur ces réformes politiques limitées. D’après lui, la loi organique avait institutionnalisé la gestion autonome villageoise en garantissant justice et élections démocratiques. Li réfuta l’idée que la Chine tolèrerait une opposition politique organisée susceptible de défier le PCC :

La Chine promeut la démocratie et l’Etat de droit. Mais sa voie est différente de celle empruntée par l’Occident, c’est-à-dire la séparation des pouvoirs, le multipartisme et la privatisation… [Si une organisation politique] s’oppose à la Constitution, à l’économie de marché socialiste, à l’unité nationale et à l’indépendance de la Chine ou porte atteinte à sa stabilité sociale, et si elle a pour objectif de nier le rôle dirigeant du parti communiste, alors une telle organisation ne peut pas être autorisée à voir le jour (54).

Fin 1998, Jiang Zemin fit cependant un autre discours à l’occasion du 20e anniversaire des réformes économiques. Il déclara que la Chine mettrait davantage l’accent sur des politiques démocratiques socialistes aux caractéristiques chinoises. Toute tentative d’affaiblir la dictature démocratique populaire, produit de l’alliance des ouvriers et des paysans chinois, « affectera la souveraineté nationale, l’unité ethnique, la stabilité sociale et le développement économique. […] La direction du PCC a la responsabilité de guider et d’aider le peuple chinois dans l’exercice du pouvoir d’Etat, l’apprentissage des élections démocratiques et la mise en place de procédures démocratiques, lesquels réclament une gestion et une supervision démocratiques. Le PCC doit jouer le rôle de garant du droit et de la liberté des individus tels qu’ils sont définis par la Constitution chinoise, tout comme il doit respecter et défendre les droits de l’homme. » (55)

L’ajout de l’article 3 dans la loi organique fut l’acte le plus préjudiciable à ces élections commis par le PCC. C’est cet article qui stipule le rôle central joué par les organisations locales du parti en milieu rural. On ne sait pas exactement les circonstances dans lesquelles cet article fut rajouté, puisqu’il ne figurait pas dans le projet de loi rendu public dans les grands journaux chinois en juin 1998. Plusieurs experts ont toutefois la conviction que cela s’est fait sous la pression du Département central de l’organisation, et ce malgré les nombreuses objections des législateurs et des cadres du MAC. Pour le Département de l’organisation, le pouvoir du parti ne devait en aucun cas être remis en cause à l’échelon le plus bas (56). De nombreux chercheurs chinois spécialistes des questions rurales et de la gestion autonome villageoise se sentirent trahis. C’était, à leurs yeux, une violation flagrante de l’Etat de droit. « La Constitution chinoise ne contient aucun article de ce type », commente l’un des plus anciens. Perturbés, ils commencèrent alors à s’interroger sur la sincérité du parti dans la promotion de la démocratie villageoise (57). Quand on demande aux fonctionnaires du MAC ce qu’ils pensent de cet article, ils répondent que le parti indique par-là clairement à ses membres qu’il est de leur responsabilité et leur devoir de promouvoir les élections des comités villageois et la gestion autonome (58).

Par ailleurs, le PCC s’oppose aussi à toute tentative de réforme des élections au sein du parti, et notamment à l’introduction du scrutin à deux tours (SDT). Le SDT fut imaginé par des cadres du Shanxi lorsqu’il fallut renouveler les membres du parti par un vote à bulletin secret des électeurs inscrits du village. Les membres du parti qui n’obtinrent pas plus de 50 % des voix furent automatiquement interdits de présenter leur candidature dans la course aux élections au comité local du parti (59). Quand cette méthode se répandit du Shanxi aux autres provinces, le Département de l’organisation fit clairement comprendre qu’il n’était pas en faveur d’un tel système à cet échelon (60).

Là où les élections des comités villageois se déroulent dans le respect de la loi, le nombre de sièges occupés par des membres du parti accuse une baisse significative. Les chiffres recueillis par le Centre Carter dans le district de Lishu (Jilin) — là où est née la méthode haixuan —, montrent qu’au fil des élections, le nombre des membres du parti décline progressivement (61). Mais le parti demeure encore très puissant dans les villages chinois, comme l’illustre le tableau ci-dessus.

Le parti dispose de deux autres moyens pour renforcer son contrôle : d’une part, recruter coûte que coûte en son sein les membres des comités villageois qui n’ont pas encore la carte du parti et, d’autre part, fondre en une seule les deux positions clef à la tête du village. Les enquêtes du Centre Carter sur les élections des comités villageois dans le Fujian, le Hunan, le Liaoning, le Jilin et à Chongqing confirment que le parti a tenté de recruter activement les chefs de village qui n’étaient pas encore membres. Les cadres locaux confièrent au Centre Carter, lors de sa dernière enquête dans un village du Hebei, que c’était les autorités provinciales qui poussaient les chefs de village à occuper concurremment les deux postes de président du comité villageois et de secrétaire du parti (62).

L’attitude du parti envers les élections villageoises est donc profondément ambivalente. D’un côté, le parti apprécie la stabilité et la croissance économique, les notions de liberté de choix et de responsabilité au niveau du village mais de l’autre, il est effrayé à l’idée de perdre sa mainmise sur les vastes campagnes qui pratiquent une gestion autonome déléguée par la loi, et qu’il n’est donc pas facile à contredire. Le parti sait que la démocratie rurale est une épée à double tranchant. Il n’y a tout simplement aucun moyen, que ce soit par décrets ou à travers son vaste appareil de contrôle, de faire machine arrière et d’empêcher les villageois de s’engager sur la voie de la gestion autonome. Néanmoins, si le parti ne parvient pas à surveiller la population aussi étroitement qu’il le souhaiterait, il peut ralentir la démocratisation et manipuler le processus à ses propres fins.

Que le PCC ne croit pas à la véritable démocratie, cela fait peu de doute. Il ne tient pas à voir les paysans devenir des acteurs politiques. Pourtant, ce sont ces paysans qui l’ont hissé au pouvoir — quelle ironie de l’histoire ! —, alors qu’ils étaient et sont toujours la classe la plus exploitée en Chine. Bien qu’ils constituent la vaste majorité de la population chinoise, les paysans sont peu représentés au sein du gouvernement, à quelqu’échelon que ce soit. Toutes les décisions politiques, et la loi organique en fait partie, visent à les maintenir dans l’orbite du parti. Cependant, en utilisant les quelques canaux mis à leur disposition, les paysans chinois parviennent à se faire entendre avec l’appui d’une petite fraction des élites. C’est d’ailleurs ainsi que le PCC a conquis le pouvoir. Dès lors, la question est de savoir si le dispositif électoral de la loi organique peut offrir aux paysans et à leurs alliés un outil efficace pour alléger leur fardeau et accroître leur influence.

Les élections des comités villageois et les villageois

En 1998, les fonctionnaires du MAC soutinrent que sur les 900 000 villages, 60 % avaient organisé des élections libres pour désigner leur chef. De nombreux chercheurs chinois revinrent sur cette estimation optimiste. Ils pensent que le rapport serait plutôt de l’ordre de 5 à 10 % (63). Les villageois se moquent des élections, car elles ne sont pas toujours un enjeu (64). Il n’est pas rare qu’ils obtiennent une compensation pour y participer (65). En dépit de ces problèmes fort répandus, les paysans participent aux élections et de facto aux quatre démocraties, ce qui est source de tensions, voire d’affrontements à la campagne, entre les électeurs du village et les cadres du canton. Dans les villages où les habitants sont trop intimidés pour protester, les cadres ne se gênent pas pour manipuler les élections ; il y en a d’autres où les conflits sont plus graves.

De nombreux journaux chinois rapportèrent un incident qui s’était produit à Chushijiang, village de la municipalité de Chushijiang, district de Jiangyong (Hunan). Les élus dudit village s’étaient plaint après qu’un cadre du bourg eut obligé le président du comité à démissionner, puis, en mars 1998, l’eut remplacé par un de ses protégés en ayant recours à une procédure électorale illégale. Quelques jours plus tard, trois des représentants qui s’étaient opposés au chef du bourg furent arrêtés et détenus par le bureau de la Sécurité Publique du district. Ils furent remis en liberté provisoire sous caution, mais celle-ci fut confisquée sans motif valable. Jusqu’à la fin du mois de novembre, au chef du bourg refusa de s’excuser : il reconnut qu’il avait été un tant soit peu rude mais néanmoins correct, et persista à dire que les représentants du village avaient clairement eu l’intention de lui faire obstruction dans l’exercice de ses fonctions (66).

L’un des cas les plus retentissants d’obstruction aux élections villageoises par un canton eut lieu à Dalu, municipalité de Qionghai (Hainan). Le 16 octobre 1998, 16 membres du parti du village de Yunman, canton de Dalu, nommèrent conjointement un candidat à l’élection du président du comité villageois. A l’évidence, le candidat ne correspondait pas au choix du gouvernement cantonal. Trois jours plus tard, le secrétaire du parti de Dalu et le chef de la Sécurité publique se déplacèrent en personne à Yunman, d’où ils ramenèrent deux représentants pour les interroger devant le gouvernement cantonal. Des villageois furent appelés à comparaître pour livrer leur propre version des faits et plusieurs furent même emprisonnés. Les habitants de Yunman allèrent, sans tarder, se plaindre de la conduite inacceptable du gouvernement cantonal au Comité permanent de l’assemblée municipale populaire et aux médias (67). Les cadres du canton, qui étaient mêlés de près ou de loin à cette affaire, tentèrent de justifier leur action en s’appuyant sur la charte du PCC : les membres du parti n’étant pas autorisés à coopter des candidats, les représentants de Yunman étaient par conséquent coupables d’avoir créé une faction (68).

Bien que les deux premiers incidents rapportés n’aient pas abouti à de violentes altercations entre les autorités d’un côté et les villageois mécontents de l’autre, il y a des cas où les tensions eurent des conséquences plus dramatiques. Dans le village de Leibei, canton de Fanjia, district de Dali (Shaanxi), les villageois suspectèrent les fonctionnaires du canton d’avoir manipulé les élections durant le décompte des voix. Le 11 janvier 1999, quand les villageois s’en allèrent rapporter la fraude auprès des autorités cantonales, ils furent encerclés par plus de cent policiers et une vingtaine de véhicules de la Sécurité publique. Les villageois, sous le coup de la colère et de la provocation, retournèrent six voitures de police et encerclèrent à leur tour les policiers (69). Un cas similaire se produisit dans le Jiangsu, où une centaine de paysans du district de Fengxian qui étaient allés à Xuzhou pour rapporter la fraude électorale commise par les cadres du canton se retrouvèrent encerclés par des policiers. Ils furent ensuite escortés jusqu’à la prison du district, où trente d’entre eux auraient été torturés (70).

Le canton de Shuangwang, municipalité de Weinan (Shaanxi) s’allia avec les membres les plus âgés du comité villageois, en décembre 1998, pour empêcher les villageois de Xu d’élire de nouveaux dirigeants. L’élection fut certes annoncée mais uniquement dans le cadre des procédures d’annonces internes. De nombreux villageois ne surent même pas que l’élection était en cours. Trois urnes itinérantes furent expédiées immédiatement après l’annonce pour recevoir les bulletins de votes, chacune d’elle étant sous la bonne garde de quelques fonctionnaires cantonaux et de membres du comité villageois. Les fonctionnaires forcèrent ensuite les électeurs à marquer leur bulletin devant eux. Quand de nombreux électeurs se mirent à contester la validité de la procédure, les fonctionnaires annoncèrent bien vite les résultats et tous les candidats sortants furent reconduits. La gronde des villageois prit rapidement de l’ampleur face à cette violation flagrante de la loi organique tout juste adoptée et plus de 160 votants, dont une femme de 95 ans, signèrent une pétition qu’ils distribuèrent aux médias et aux différentes instances du gouvernement. Ayant reçu la pétition, un correspondant du Huashang ribao (Le quotidien du commerce) mena son enquête. Son article parut le 28 décembre 1998. Le 3 janvier, quelques personnes, dont l’une fut plus tard identifiée comme un agent de la Sécurité publique du gouvernement du district, entrèrent par effraction chez l’un des organisateurs de la pétition. Ils brandirent des revolvers et des poignards, tout en le maudissant d’avoir rapporté la fraude électorale aux médias et aux supérieurs hiérarchiques. Le gouvernement municipal réagit immédiatement et envoya un groupe pour enquêter au village Xu. Un fonctionnaire du Bureau municipal des affaires civiles annonça finalement que la première élection était invalidée et qu’une nouvelle élection allait bientôt avoir lieu (71).

Tous ces événements attestent d’un fait : nombreux sont les cadres du canton qui sont non seulement en position de manipuler les élections des comités villageois mais qui sont également en mesure d’exercer des représailles si des villageois osent protester. Les villageois ne possèdent la plupart du temps aucun moyen pour renverser la situation, à moins que les médias ne leur prêtent une oreille bienveillante et que les journalistes aient la volonté de se battre à leur place. Or, cela arrive rarement parce qu’il apparaît extrêmement difficile pour les villageois de capter l’attention des médias, lesquels n’interviennent que dans des cas extrêmes : lorsque les villageois tentent quelque chose de spectaculaire ou quand le conflit échappe à tout contrôle et attire l’attention des dirigeants provinciaux ou nationaux (72). Parce que les autorités cantonales font montre d’une rare agressivité dans leur volonté de faire de ces élections leur chasse gardée, les villageois ont souvent la conviction que celles-ci ne sont que farce, et qu’il ne faut pas leur accorder trop d’importance (73).

La loi, telle qu’elle a été refondue, fournit aux villageois une arme légale plus puissante qu’auparavant, bien qu’elle ne stipule pas comment ni par qui les fraudes et les fraudeurs doivent être punis. Les paysans deviennent plus audacieux lorsqu’ils demandent que justice soit faite : ils osent réclamer que ceux qui enfreignent la loi soient punis. Dans le rapport du Zhongguo qingnianbao paru à la fin de l’année, on apprend que depuis la fin de l’année 1998, le nombre de lettres et recours administratifs directement adressés au MAC, lesquels font état des irrégularités lors des élections des comités villageois ou d’autres problèmes relatifs à la gestion autonome, accuse une nette augmentation. Ils ne constituaient que 17 % de la totalité des recours pour l’année 1998, alors qu’ils sont passés à 31 % rien que dans la première moitié de l’année 1998. L’essentiel des plaintes concerne les provinces qui ont connu des élections cette année-là. L’augmentation des recours témoigne de deux tendances parallèles. D’un côté, les paysans se sont aperçus que les élections villageoises constituaient une sorte d’« amulette magique » garantissant leurs droits et leurs intérêts. D’un autre côté, cela révèle que les cadres des cantons continuent à coopter les dirigeants des villages, à interférer dans le processus électoral et donc à violer les règlements. Il arrive souvent que les cadres du village, soutenus par les dirigeants cantonaux et des bourgs, refusent de passer le pouvoir aux membres du comité villageois nouvellement élus ou alors essaient de miner la nouvelle autorité. Aux dires des fonctionnaires du MAC, le principal problème de la gestion autonome villageoise réside dans le refus des anciens responsables du villages de transférer les pouvoirs aux nouveaux comités villageois (74). Les griefs exprimés par les paysans au cours des six premiers mois de l’année 1999 peuvent se résumer ainsi :

• Les fonctionnaires cantonaux et les dirigeants du village ont retardé illégalement les élections.

• Les membres des comité villageois ont été nommés ou désignés par le parti ou le gouvernement cantonal.

• Les cellules locales du parti se sont emparées des attributions des comités villageois.

• L’élection des comités villageois et des représentants du village s’est déroulée au mépris de la loi organique. Les cadres n’ont pas hésité à utiliser la coercition ou la menace. Dans certains endroits, il n’y a pas eu de vote à bulletin secret. Dans d’autres, certains chefs de village ont demandé aux candidats une caution lors du dépôt de leur candidature. Certains ont même fait appel à la police du canton pour intimider leurs adversaires.

• Les comités villageois nouvellement élus n’ont pas toujours pu exercer leurs fonctions parce que les membres sortants refusaient de leur céder le pouvoir et, en particulier, de leur remettre les sceaux et les livres comptables. Cela a parfois sérieusement nui à la vie et au travail des villageois.

• Dans certains cas extrêmes, les membres élus par la voie démocratique ont été destitués de leur fonction dans la plus pure illégalité (75).

Le MAC, en publiant cet article, a tenté d’attirer l’attention sur les problèmes que soulève la loi organique. De son point de vue, n’importe quel paysan devrait pouvoir aller au tribunal et poursuivre les contrevenants à la loi. Cependant, aucun règlement — que ce soit dans la loi électorale, le droit civil, le droit administratif ou le droit pénal — ne mentionne clairement les peines encourues pour des manquements aussi graves que l’achat des votes, la manipulation des procédures, les faux décomptes de bulletins de vote, le renvoi des membres élus, etc.

Les gouvernements et les administrations ne peuvent pas non plus traiter ce type de litige. La démocratie villageoise est donc exclue de la pratique judiciaire en Chine. Comme le disent les fonctionnaires du MAC, « les paysans qui voient leurs droits bafoués ne peuvent intenter un recours que par la voie traditionnelle, c’est-à-dire en se rendant d’abord au siège du canton, puis à celui de la municipalité et finalement à celui du gouvernement central » (76).

Il y a des cas où les villageois usent avec succès de la loi organique pour faire valoir leurs droits.

En mars 1999, pour la première fois, un président de comité villageois fut destitué de ses fonctions dans le village de Jile, à côté de Harbin (Heilongjiang). Cette destitution fit grand bruit et fut même l’objet d’éloges de la part des membres de l’APN qui déclarèrent que la destitution était la forme ultime du droit de contrôle (77). Ce cas constituait en quelque sorte l’archétype de la collusion entre les membres locaux du parti et les chefs du village pour entraver la gestion autonome villageoise.

En 1996, Dong Youshou fut élu président du comité villageois de Jile. Sous prétexte que le secrétaire du parti du canton affirmait que les villageois n’avaient pas le droit de désigner des candidats et que par conséquent seul son candidat était autorisé à se présenter, il se retrouva seul à l’investiture — ce qui est d’ailleurs contraire à la loi organique qui stipule que plusieurs candidats doivent se présenter pour chaque poste. Xu Guojun, un villageois sans grade, étudia un à un les articles de la loi organique et colla une affiche sur laquelle il avait écrit que l’élection dans le village de Jile était illégale et qu’il fallait organiser d’autres élections. Xu fut incarcéré par la police du canton pendant 24 jours. En octobre 1998, le gouvernement commença à racheter aux paysans leurs lopins de terre pour y construire des digues contre les inondations récurrentes. Au total, 15 millions de yuan furent donnés au village, mais cela sans qu’une quelconque transparence fiscale n’existât, les villageois n’ayant pas accès aux livres de compte. Sous la pression des habitants, Dong rendit finalement publique le détail de la vente des terres. Au grand jour s’étala alors le fait que son lopin avait été vendu pour près d’un quart de million de yuan, soit beaucoup plus qu’aucun autre lopin dans le village. Un mois plus tard, l’un d’eux apprit par la télévision que la nouvelle loi organique sur les comités villageois avait été adoptée. Il rapporta alors à Xu que le gouvernement central leur avait donné le droit d’élire et de destituer les chefs de village, ainsi que de veiller à la bonne gestion des affaires locales. Avec d’autres, il se rendit au siège du gouvernement cantonal munis de deux copies de la loi organique et d’autres lois qui s’y référaient. Les villageois organisèrent pas moins de dix sessions pour étudier la loi organique. Une pétition fut ensuite rédigée pour demander la destitution de Dong. Réalisant que ni le président ni le vice-président du comité villageois ne convoquerait de réunion pour révoquer l’impétrant, les villageois firent alors appel au comité local du parti. Parce que ce comité refusa aussi de faire quoi que ce soit, quelques villageois suggérèrent d’aller à Harbin pour rencontrer les dirigeants de la province. D’autres proposèrent de faire une annonce publique pour organiser une réunion. Xu rejeta les deux propositions en prétextant qu’il fallait suivre la procédure légale, c’est-à-dire s’adresser en premier lieu au canton. Le nouveau secrétaire du parti du canton se laissa convaincre que la demande des villageois était justifiée et encouragea Dong à démissionner pour préserver la stabilité. Devant le refus de Dong, il envoya des fonctionnaires du canton pour vérifier la validité des signatures de la pétition et voir s’il disposait d’assez d’électeurs pour destituer Dong. Il y eut au total 746 signatures qui demandaient son renvoi, surpassant de loin le nombre requis des 325. Sous le contrôle du gouvernement central, une réunion de renvoi fut fixée au 8 mars. Sur les 1 622 votants de Jile, 1 466 se présentèrent aux urnes et il y eut 897 voix en faveur du renvoi de Dong et 471 contre, ce qui entérina sa destitution. En apprenant cela, le secrétaire du parti de Harbin fit savoir qu’il était extrêmement heureux de voir les villageois utiliser la loi pour protéger leurs propres droits et que cela révélait le haut degré de conscience politique des paysans (78). Cependant que se serait-il passé si l’ancien secrétaire du parti du canton était resté au pouvoir ? Sans le soutien du comité du parti du canton, les paysans de Jile auraient-ils pu engager la procédure de destitution ?

Les vétérans du parti tels que Peng Zhen et Bo Yibo n’avaient peut-être pas l’intention d’instaurer un véritable système démocratique dans la vaste campagne chinoise. Les élections auraient été mises en place uniquement pour endiguer l’affaiblissement de l’autorité de l’Etat et pour maintenir une bureaucratie disciplinée et responsable au niveau du village. Mais quel que fut le motif réel de cette réforme, la loi organique n’aurait jamais pu passer sans l’influence personnelle de dirigeants tels que Peng et Bo et des fonctionnaires du MAC qui empruntèrent au parti sa propre rhétorique afin de le convaincre de l’utilité des élections villageoises pour réaffirmer son emprise.

Le bilan provisoire des premières conséquences de la démocratie villageoise est encore en chantier. Il est cependant d’ores et déjà certain qu’elle contribue à maintenir la stabilité sociale et qu’elle favorise la croissance économique dans beaucoup de villages. Elle renforce par ailleurs la capacité de l’Etat à faire appliquer ses politiques dans les lieux les plus reculés de son territoire, ce qui constitue un argument de taille contre les opposants à la loi organique. Depuis peu la combinaison de deux facteurs — la stagnation de l’économie rurale et l’application brutale des décisions du centre — est source d’agitation dans les campagnes. La situation actuelle affiche nombre de similarités avec celle du début des années 1980, juste après que les dirigeants eurent envisagé pour la première fois la mise en place de la loi organique.

L’opposition la plus acharnée à la loi organique est le fait des cantons et/ou des villes dans lesquels les cadres ont pour habitude de régner sans partage — et leurs réticences devraient se poursuivre si les gouvernements du district, de la municipalité et de la province continuent à ignorer un tel comportement réactionnaire. De façon paradoxale, la tension qui existe entre les villages et les cantons pourrait forcer le centre à réformer les gouvernements cantonaux et des bourgs en les rendant éligibles, ce qui ne devrait pas manquer d’arriver puisque les fonctionnaires cantonaux et des bourgs perçoivent peu à peu les bénéfices que leur apportent les élections directes et qu’ils se déclarent prêts à les adopter. Le PCC, pour sa part, n’a pas relâché sa vigilance tout au long des dix années d’expérimentation de la première loi organique, et a manifesté une attention particulière à l’égard d’une loi qui était susceptible de miner son pouvoir à la campagne. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’introduction, en 1998,de l’article 3 lors de la révision de la loi organique, lequel confirme la pérennité du contrôle du parti sur les campagnes.

Certes, la loi organique est appliquée de façon inégale et est en perte de vitesse dans les provinces où l’on déplore l’absence du soutien des niveaux administratifs supérieur et intermédiaire, mais elle contribue néanmoins à changer le cours de l’existence d’un grand nombre de villageois. Les millions de paysans qui ont participé aux élections ont été surpris de voir qu’elles n’étaient pas toujours des mascarades. Puis ils ont appris à utiliser la loi pour défendre leurs intérêts et améliorer leurs conditions de vie. A ce changement d’opinion s’ajoute le fait d’aller aux urnes tous les trois ans, donc un habitus démocratique, et la coïncidence des deux devrait se révéler cruciale dans la prochaine étape de la démocratisation en Chine. En fait, les élections villageoises ont fait vivre aux cantons quantité d’expériences nouvelles entre la fin de l’année 1998 et le début de l’année 1999 — dont fait résolument partie l’élection directe à Buyun. D’après Mi Youlu, le rédacteur en chef de Xiangzhen Luntan (La tribune des cantons et des bourgs) :

Le processus de démocratisation au niveau du village comporte deux dimensions, l’une étant l’expansion horizontale et l’autre l’approfondissement vertical. Grâce à la conscience démocratique plus aiguë des villageois, l’attractivité des idées de choix et de responsabilité s’est renforcée, donnant naissance à diverses formes d’élections cantonales dans le Sichuan, le Guangdong et le Shanxi.

Tous ces cas constituent des précédents qui aboutiront à terme à une crise institutionnelle, puisque la Constitution, dans sa forme actuelle, ne permet pas d’élire au suffrage direct les membres du gouvernement, ne serait-ce qu’aux niveaux du canton et du district (79).

Les élections directes cantonales affaibliront inévitablement le contrôle du parti. Bien qu’il semble peut probable que le centre soit amené à voir son emprise s’effondrer à la périphérie, et notamment dans l’immensité des campagnes chinoises, il n’en demeure pas moins qu’il a de fortes chances de se voir marginalisé. La Chine ne se démocratisera pas du jour au lendemain. Cependant, les élections des comités villageois sont en train de la préparer à évoluer doucement mais sûrement vers un système politique moins centralisé, plus autonome et plus démocratique.

Traduit de l’anglais par Emilie Tran

Ce texte est une version révisée d’une communication présentée au colloque international intitulé : « Center-Periphery Relations in China: Integration, Desintegration or Reshaping of an Empire? » et co-organisé par le CEFC et le département de Science politique de l’Université chinoise de Hong Kong (24-25 mars 2000).