BOOK REVIEWS

Hartmut O. Rottermund, Alain Delissen, François Gipouloux, Claude Markovits, Nguyên Thê Anh, L’Asie Orientale et Méridionale aux XIXe et XXe siècles — Chine, Corée, Japon, Asie du sud-est, Inde

Il y a seulement vingt ans, le projet de ce livre aurait paru doublement incohérent : en quoi l’histoire de la Chine, celle du Japon, celle de l’Inde, celle de l’Indonésie, celle de la Birmanie, pouvaient-elles avoir assez de points communs pour justifier qu’on les rapproche ? Et dans laquelle de ces histoires le passage au XIXe siècle porte-t-il la marque d’un vrai tournant historique ? Aujourd’hui, par contre, la perspective de la constitution possible, dans les prochaines décennies, d’un troisième socle régional à la mondialisation, Indo-Pacifique, face à celui de l’Union Européenne et à celui des Etats-Unis, donne son sens à la rétrospective, sur une profondeur de deux siècles, de ce que fut jusqu’ici la marche à la modernité des pays concernés. Comment juger des capacités d’influence de la Chine et du Japon, à l’orée du XXIe siècle, sans prendre en compte leur passé d’hier dans le contexte de celui de leurs voisins ? Comment apprécier l’emprise de l’ANSEA sur la région, et ses chances de renforcement, sans resituer l’histoire récente des Etats qui la compose rapportée à celle de leurs partenaires et de leurs rivaux ? Voilà de quelle sorte est le questionnement qui légitime l’ouverture de compas géographique et historique de ce dernier volume de la Nouvelle Clio. Son principal avantage est de mettre à la disposition de ceux qui connaissent mieux tel ou tel pays de la zone , mais forcément moins bien les autres — on ne peut se tenir au courant de tout —, d’excellentes synthèses du dernier état des connaissances sur ces autres pays. A commencer par ces précieux outils de recherche que sont une copieuse bibliographie de titres en langues occidentales — 752 sur la Chine, 718 sur la Corée, 932 sur le Japon, 314 sur l’Asie du sud-est et 251 sur l’Inde, sans compter les périodiques —, une chronologie synoptique de 75 pages et une douzaine de cartes ; le tout en préliminaire et non en appendice à la partie rédactionnelle de l’ouvrage, ce qui affiche d’emblée le signe sous lequel le directeur du programme et ses collaborateurs ont tenu à placer leur travail : celui de la recherche en acte plutôt que de l’acquis refermé.

Pour la grande moitié de l’humanité considéré ici — 3,2 milliards d’hommes sur les six milliards de la population mondiale —, la marche à la modernisation est passée par deux grandes étapes : la première, jusque vers le milieu du XXe siècle, a été celle d’une occidentalisation sur le modèle européen, par soumission plus ou moins forcée à ce modèle ; la seconde, depuis la seconde guerre mondiale, fut et est encore celle de la poursuite du développement désormais dans l’indépendance, mais une indépendance ralliée à la mondialisation sous hégémonie américaine.

Le début de la première étape, pour les divers Etats de la région, suit la ligne de changement de pente des évolutions nationales, qui passe, tout au long du XIXe siècle, par des dates jalonnant les basculements successifs de chaque pays dans l’européanisation, sous la poussée de l’expansionnisme européen. Mis à part les Philippines, où l’hispanisation remonte au XVIe siècle mais sous la forme d’une restructuration sans avenir de type préindustriel, le premier pays à basculer est l’Inde, où la suprématie britannique achève de s’établir avec la défaite des Mahrattes en 1818. La hollandisation de l’Insulinde ne commence qu’après le départ des occupants anglais et une fois terminée la guerre de Java en 1830. L’enropéanisation continue ensuite, soit par colonisation coercitive, comme dans l’ex-Indochine française, soit simplement par influence économique et culturelle, comme dans le Japon de Meiji ou comme dans le Siam de Rama V où « les transformations effectuées [sont]… aussi drastiques que celles effectuées par les Anglais ou les Français dans leurs zones d’influence respectives » (p. 343). A la fin du siècle, cette européanisation finit par fonctionner au second degré, à travers la colonisation de la Corée et de Taiwan par des Japonais qui se veulent plus occidentaux qu’asiatiques ; ou même, en Chine, à travers simplement l’influence japonaise. La Chine, en effet, ne bascule que la dernière dans l’occidentalisation, au moment de l’aggiornamento institutionnel de 1898, et non pas tant sous l’effet direct des guerres de l’opium ou de la guerre franco-chinoise que dans le courant du Yangwu yundong ou Mouvement d’Auto-renforcement (p. 101) par contagion des idées japonaises et après sa défaite devant le Japon.

Mais l’européanisation génère elle-même des réactions anti-européennes. En Inde, dès la fin du XIXe siècle, certaines couches de la population deviennent « de plus en plus sensibles au décalage croissant entre les principes constitutionnels anglais tels qu’ils sont enseignés dans les universités indiennes nouvellement crées, et la réalité politique d’une Inde gouvernée de façon totalement despotique » (p. 428). En Chine, le Mouvement du 4 Mai 1919, pétri d’idées occidentales, se déclenche comme violente protestation contre le Traité de Versailles. Au Japon, c’est la revendication, contre l’Occident lui-même, de la mise en application de l’idée occidentale de l’« égalité raciale des nations », qui exacerbe en ultra-nationalisme l’anti-occidentalisme (p. 280). Très généralement, dans toute la région au cours des premières décennies du XXe siècle, le réformisme moderniste, nourri d’idées européennes, se retourne contre l’Europe, dont la civilisation subit d’ailleurs en Asie le discrédit que lui vaut l’horreur de la Première Guerre mondiale. Plus particulièrement contre l’Angleterre, la France et la Hollande, se développent les mouvements anti-colonialistes. La décolonisation, qui en est l’effet après la Seconde Guerre mondiale, va faire passer les pays de la région à une deuxième étape de leur marche à la modernisation, désormais dans l’indépendance, et sous le signe du « développement » — concept américain décapé de références occidentalistes. Les Etats choisissent alors comme modèle soit l’un soit l’autre des deux grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale : l’Amérique ou l’Union Soviétique. La région se partage entre pays de régime socialiste et pays de régime capitaliste libéral, non sans que ne resurgissent les vieux démons des guerres idéologiques, ethniques, religieuses, qu’avaient bridés les dominations coloniales. Révolution chinoise, partition de l’Inde puis du Pakistan lui-même, division de la Corée, guerre du Vietnam, génocide cambodgien ont fait plus de victimes que la guerre du Pacifique. A la fin du siècle, la stabilisation est cependant acquise grâce à la Pax Americana, laissée incontestée par l’éclatement de l’URSS. Que vaut cette paix ? Elle a pour liant la mondialisation économique, financière et informatique, dont aucune région de la planète n’a autant profité que celle qui est ici concernée. Le commerce que celle-ci a développé avec le reste du monde s’élevait en 1997 à près d’un milliard et demi de dollars, rattrapant presque le montant de celui des Etats-Unis (1,58 milliard), voire celui de l’Union Européenne (1,64 milliard). Du coup, même la direction communiste chinoise — propriétaire du remarquable brevet du « socialisme de marché » — a tenu à se faire admettre au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce. Quel dynamisme recèle cette montée en puissance de l’Asie orientale et méridionale ? Quelle fragilité cache-t-elle ? C’est ce qu’éclaire le large balayage de lumière qu’effectuent sur toute la zone, dans leur ouvrage, H.-O. Rotermund et ses collaborateurs. Si l’on avait un regret à formuler, ce ne serait pas sur le traitement par prétérition de la crise financière asiatique de 1997 — l’événement, survenu trop tard pour être pris en compte dans le livre, se révèle aujourd’hui n’avoir été qu’un épisode de bien moins de conséquence qu’on l’a cru sur le moment —, mais sur l’absence d’un coup de projecteur transversal détachant plus nettement la figure des rapports entre eux de l’ensemble des pays traités. Aurait été bienvenu un chapitre, ou au moins une section de la bibliographie, traitant de la comparaison du développement de l’Inde et de celui de la Chine, des relations sino-japonaises, sino-coréennes, nippo-coréennes, de l’historique des institutions régionales (ANSEA, APEC, Banque Asiatique de Développement)… Il est vrai que ce n’est qu’aux mauvais livres qu’il ne manque rien, et que c’est aux bons qu’on voudrait toujours qu’ait été ajouté quelque chose.