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Recul des démocrates mais montée du politiqueA propos des élections législatives de septembre 2000 à Hong Kong

Les élections législatives qui se sont tenues à Hong Kong le 10 septembre 2000 et qui ont mis en place le premier Conseil législatif (Legco) élu pour un mandat complet de quatre ans depuis la rétrocession marquent un véritable tournant dans l’histoire politique de la Région administrative spéciale (RAS). Alors que ces élections ne se sont pas traduites par un changement significatif dans la répartition des sièges entre les forces pro-gouvernementales/pro-Pékin et le camp des démocrates, les résultats indiquent en réalité un changement profond de l’attitude des électeurs à l’égard des partis politiques et plus particulièrement vis-à-vis du gouvernement et de la politique. Ce revirement a été si marqué et si négatif que pas moins de sept membres du Legco ont décidé de ne pas se représenter aux élections (y compris l’incontrôlable Christine Loh (1)). Par ailleurs, près de 11 000 fonctionnaires (soit presque quatre fois le nombre attendu) ont opté pour un plan de retraite anticipée dans une conjoncture où le chômage reste relativement élevé. Toutefois, le taux de participation et les résultats sont là pour montrer que les gens n’ont pas perdu confiance dans le système ; ils sont simplement devenus plus exigeants vis-à-vis de ceux qui les dirigent, qu’ils soient dans l’administration ou dans les partis représentés au Legco.

Signification et impact structurel

Théoriquement, ces élections ont été les plus démocratiques de l’histoire de Hong Kong dans la mesure où le nombre de sièges directement élus (24 sur 60) était plus élevé que lors des dernières élections tenues sous le régime colonial britannique (20 sur 60 en 1995). Cela n’est toutefois vrai que d’un point de vue purement technique puisque le gouvernement de la RAS a entre temps considérablement réduit la taille de l’électorat pour l’élection des 30 représentants des collèges socio-professionnels (de plus de deux millions d’électeurs en 1995 à moins de 200 000 en 1998 et en 2000). C’est aussi en 1998 qu’a été réintroduit le vote sur une base corporatiste. En revanche, ces dernières élections marquent la fin d’un système extrêmement complexe reposant sur de multiples modes de désignation. En 1991, le gouverneur Wilson nomma 18 législateurs et un nombre équivalent furent élus directement dans les circonscriptions géographiques. Plus tard, le gouverneur Christopher Patten transféra les prérogatives du comité électoral aux membres des conseils de quartiers (district boards). En 1995, un groupe de 283 électeurs, élus eux-mêmes directement aux district boards, désigna 10 députés au Legco. En 1998, un comité électoral composé de 800 membres (en partie des membres non élus, dont les 60 représentants nommés à le Conseil législatif provisoire et les délégués élus par les collèges socio-professionnels) élut dix députés. Lors des prochaines élections de 2004, le système sera davantage simplifié puisque aucun législateur ne sera élu par le comité électoral : 30 seront élus au suffrage universel et 30 par les collèges socio-professionnels.

Les élections législatives de 2000 ont été les premières dans l’histoire de la RAS où les députés ont été élus pour un mandat complet de quatre ans. En fait, cela n’avait pas été le cas depuis 1991, année où fut introduit le suffrage universel pour l’élection d’une partie des législateurs. Cette dernière consultation a également marqué la fin d’une période prolongée de crise politique que l’on peut faire remonter au remplacement inattendu du gouverneur Wilson par Patten en 1992. Wilson (devenu depuis Lord Wilson) s’attendait alors à obtenir un second mandat de cinq ans et à devenir ainsi le dernier gouverneur de Hong Kong. Il fut remplacé par un homme politique, et de l’avis des détracteurs de Patten, c’est ce qui a déclenché la « politisation » de Hong Kong. Après plusieurs mois de querelles incessantes entre la Chine et la Grande-Bretagne sur les détails de l’organisation des dernières élections sous souveraineté britannique, les négociations échouèrent finalement en 1993. A la suite d’un long débat très partisan au cours duquel deux amendements distincts et opposés furent tous deux rejetés à une voix près, le Legco finit par adopter les réformes électorales de Patten. Le calendrier électoral continua d’être très chargé les années suivantes : élections des district boards en 1994, élections municipales et législatives en 1995, élection du chef de l’exécutif de la future RAS en 1996 et, suite au rejet par Pékin des réformes de Patten, dissolution du Legco en 1997 et remplacement de celui-ci par une assemblée provisoire entièrement nommée (même chose pour les district boards et les conseils municipaux), élection d’un Legco « intérimaire » pour deux ans en 1998, dissolution des conseils municipaux en 1999 et élection la même année de nouveaux conseils de districts (district councils, équivalents rebaptisés des district boards). Après les élections législatives de 2000, les échéances électorales à venir sont l’élection du chef de l’exécutif en 2002, les élections des conseils de districts en 2003 et les prochaines élections législatives en 2004. Aussi, pour la première fois depuis 1988, aucun bouleversement structurel, aucun organe représentatif « provisoire » ni aucune échéance électorale venant bouleverser les processus de politique publique ne sont prévus pour l’année 2001.

Toutefois, la période de crise politique qui avait véritablement commencé avec le massacre de Tian’anmen en juin 1989 et qui s’est achevée avec les premières élections législatives « normales » en septembre 2000, a fondamentalement transformé la culture politique de Hong Kong. Les autorités de la RAS, c’est-à-dire le pouvoir exécutif comme le pouvoir législatif, ne peuvent désormais ignorer le poids du processus électoral dans leur mode de gouvernement. Cela est en partie dû au rôle que la politique et les élections jouent désormais en termes structurels. Pour ne prendre qu’un exemple, les 400 membres qui composaient le comité de sélection qui a élu le chef de l’exécutif en 1996 avaient été directement nommés par les autorités de Pékin. Désormais, pour la première fois, les députés élus dans les circonscriptions géographiques et par les collèges socio-professionnels en septembre dernier participeront à l’élection du chef de la RAS prévue avant la fin juin 2002, puisque les 60 membres du Legco seront intégrés à l’instance chargée d’élire le futur chef de l’exécutif. On ne sait toujours pas si la majorité des 800 membres du comité électoral élu en juillet 2000 siègera également au Comité pour l’élection du chef de l’exécutif (CECE) en 2002 ou si de nouvelles élections devront être organisées et un nouveau comité mis en place. Dans les deux cas, il est certain que les membres du Legco et les représentants élus sur une base corporatiste feront partie du collège qui élira le chef de l’exécutif. Les partis politiques qui ont commencé à se constituer seulement en 1991 contrôlent maintenant la majorité du Legco et peuvent influencer le vote de centaines de membres du CECE. C’est pourquoi les résultats des dernières élections législatives — qu’il s’agisse du nombre de sièges et de voix remportées par les divers partis ou de la perception qu’a la population de ces partis — sont plus importants que jamais. Par ailleurs, les Hongkongais eux-mêmes ont fait montre d’une plus grande implication dans les affaires politiques.

L’impact des élections

Bien que le taux de participation aux dernières élections (43,57%) ait accusé, malgré une base électorale plus large, une baisse de 9% par rapport à celles de mai 1998 (53,29%, un taux record expliqué par le fait que les Hongkongais s’étaient vu imposer une assemblée provisoire entièrement nommée pendant un an au lendemain de la rétrocession), il demeure toutefois supérieur à ceux qui ont pu être observés pendant la période coloniale. Notons que le taux de participation aux élections des collèges socio-professionnels fut plus élevé qu’en 1998 (voir tableau 1).

Tableau 1 – La participation depuis 1991

Un autre fait marquant de ces élections est la baisse importante du soutien au Parti démocrate (Democratic Party, DP). Lors des dernières élections sous souveraineté britannique en 1995, le DP avait obtenu 42,3% des voix. En 1998, son score était de 43,7% et, en 2000, le parti ne remporta que 35% des suffrages. Le principal adversaire des démocrates, la Democratic Alliance for Betterment of Hong Kong (DAB), a quant à lui poursuivi son ascension (15,6% en 1995, 25,2% en 1998 et 29,68% en 2000 (2)). On peut avancer que c’est le scandale impliquant Gary Cheng Kai-nam, membre fondateur du Parti et rival de Martin Lee dans la circonscription de l’île de Hong Kong, qui a empêché le parti pro-Pékin et pro-gouvernemental de dépasser pour la première fois la barre des 30% (voir tableau 2).

Tableau 2 – Les suffrages par parti en 2000

Note: ce tableau ne tient compte que des élections directes.
* Lau Chin Shek, exclu du Parti démocrate pour double appartenance avec le parti Frontier, remportera 73540 voix sur une liste commune avec James To, du Parti démocrate. Les chiffres entre parenthèses expriment le total si les résultats des listes jointes sont partagés de manière égale entre le DP et Frontier.
** La DAB et la HKPA se sont présentées sur deux listes communes, l'une dans la circonscription de l'île de Hong Kong et l'autre dans celle des Nouveaux territoires ouest. Les chiffres entre parenthèses expriment le total si les résultats des listes jointes sont partagés de manière égale entre la DAB et la HKPA.
† Inclut Leung Yiu Cheung, un membre de Frontier qui s'est présenté sur une liste séparée.

En dépit des divisions et des pertes de voix, le DP est toutefois parvenu à maintenir — de justesse — sa position de parti dominant en nombre de sièges. Alors que les démocrates ont remporté neuf sièges sur 24 aux élections directes et détiennent aujourd’hui 12 des 60 sièges du Legco, la DAB a remporté six sièges aux élections directes (deux autres ont été remportés par des candidats alliés colistiers de ceux du DAB). Mais le nombre total de sièges détenus par la DAB est passé de 11 à 10 après la démission de Gary Cheng Kai-nam le 19 septembre. Bien que l’administration de Tung Chee-hwa ne bénéficie pas stricto sensu d’une majorité assurée au Legco dans la mesure où Tung lui-même n’est affilié à aucun parti, le gouvernement peut aujourd’hui compter sur une majorité de 37 voix en sa faveur, environ autant que dans l’assemblée précédente. Il est fort probable que l’opposition, qui compte aujourd’hui 22 députés, gagne un député supplémentaire après les élections partielles du 10 décembre, mais cela ne remettra pas en cause la majorité pro-gouvernementale (3).

Les questions au centre des débats sur les élections de 2004 seront d’une part l’éventuelle abolition des 30 sièges élus par les collèges socio-professionnels et, d’autre part, l’élection de tous les députés au suffrage universel comme le prévoit la Loi fondamentale. La proportion des sièges directement élus était jusqu’alors prescrite par la mini-constitution de Hong Kong mais, après cette élection, il se pourrait que la totalité des sièges du Conseil législatif soient ouverts aux élections directes, cela à condition que la réforme soit avalisée par le chef de l’exécutif et les deux tiers du Legco. Et d’après les enquêtes d’opinion, la population souhaite que ces élections directes aient lieu le plus rapidement possible (voir tableau 3).

Tableau 3 – Sièges au Legco 2000 par parti et par modes de scrutin

Quelques semaines avant les élections, les forces démocrates finirent par réaliser qu’elles risquaient de payer très cher le coût de longs mois de dissensions internes et décidèrent de mettre leurs désaccords de côté. Si le parti Frontier est ainsi parvenu à maintenir tous ces sièges, Emily Lau, sa présidente, a vu son score chuter considérablement. Leung Kwok-hung, ce trotskiste surnommé « cheveux longs » et farouche opposant de Tung, a totalisé 18 000 voix dans la même circonscription qu’Emily Lau en menant une campagne qui a su compenser la faiblesse des ressources financières par une utilisation extrêmement habile des médias. La plupart des candidats pro-démocrates, à l’exception de Leung, s’étaient abstenus d’attaquer directement le chef de l’exécutif après que les forces pro-Pékin eurent lancé une féroce campagne de diffamation accusant tout un chacun de fomenter un complot destiné à renverser le gouvernement de la RAS. Ces accusations faisaient suite à des révélations publiées dans le Pingguo ribao (Apple Daily) selon lesquelles le candidat de la DAB Gary Cheng aurait distribué un document gouvernemental confidentiel à ses partenaires en affaires. L’assaut des pro-Pékin se situait également dans le sillage des accusations proférées par Robert Chung. Effectuant des enquêtes d’opinion à l’Université de Hong Kong, ce chercheur révéla qu’au cours de l’été 2000 l’entourage de Tung avait tenté d’interférer dans ses sondages (4) lesquels, comme tous les autres, y compris ceux du gouvernement, mettaient en évidence la chute de la cote de popularité du chef de l’exécutif (entre un cinquième et un quart de la population se déclarait satisfait des performances du chef de l’exécutif). Les retombées de l’affaire Chung ont entraîné la démission de deux hauts responsables de l’Université de Hong Kong qui avaient relayé ces pressions. Après le scrutin de septembre, certains députés ont tenté, sans succès, de faire adopter une motion réclamant l’ouverture d’une enquête et ont demandé la démission du premier conseiller de Tung, Andrew Lo, le responsable présumé des pressions exercées sur les universitaires.

Comme on peut le voir dans le tableau 4, la part des voix remportées par les partis et les candidats indépendants pro-démocrates n’a cessé de baisser depuis cinq ans (72,9% en 1995 contre 62,57% en 2000) alors que celle de leurs confrères pro-gouvernementaux est en augmentation (26,6% en 1995 contre 37,4% en 2000).

Tableau 4 – Part des voix dans les élections directes au Legco en 1995, 1998 et 2000

Source: Chiffres pour 1995 et 1998 tirés de Kuan Hsin-chi, Lau Siu-kai, Louie Kin-sheun, Timothy Wong, eds., Power Transfer and Electoral Politics, Hong Kong, Chinese University Press, 1999, xxviii. Chiffres pour 2000 : calculs du Hong Kong Transition Project.

Dans ce même tableau sur la répartition des voix, l’on relève également la chute de la part des voix obtenues par les indépendants (27,4% en 1995 contre 11,64% en 2000). Ainsi, la progression des forces pro-gouvernementales en termes de voix a bénéficié davantage aux partis qu’aux indépendants. Si les partis pro-gouvernementaux assurent au gouvernement une certaine discipline et une plus grande clarté dans ses perspectives de négociation et de lobbying, ils peuvent néanmoins, pour des raisons électorales, adopter des positions qui ne sont pas forcément proches de celles de l’administration. Ce fut le cas, par exemple, lorsque le DAB et le Parti libéral décidèrent, en mai 2000, de se joindre au Parti démocrate et à Frontier pour appuyer une motion de censure contre Rosanna Wong, membre du Conseil exécutif et chef de l’administration en charge du logement (Housing Authority). Anticipant un nombre écrasant de voix négatives, Rosanna Wong fut contrainte de démissionner. Cela constitue un précédent, puisque avant cette affaire, jamais un membre du Conseil exécutif ou un haut fonctionnaire n’avait été contraint de se retirer suite aux pressions du Legco et de l’opinion.

L’importance accrue de l’opinion publique

Comme tendent à le montrer les résultats et les exemples détaillés précédemment, les comportements de l’opinion à l’égard des partis et du gouvernement interagissent de plus en plus pour façonner tant le vote du Legco que la politique suivie par les partis et le gouvernement. Ces comportements ont par ailleurs profondément changé à l’approche des dernières élections législatives. L’opinion publique et les électeurs semblent en effet attacher de plus en plus d’importance aux performances du gouvernement et de moins en moins aux conflits idéologiques. De même, ils cherchent moins à imputer l’inertie politique à Pékin, voire à la communauté citoyenne elle-même. Martin Lee s’en est pris aux électeurs peu après l’annonce des résultats mais dut plus tard présenter des excuses ; Tung Chee-hwa, lors de son discours de politique publique devant le Legco, en octobre 2000, dénonça les caractères « changeant » et « irrationnel » de l’opinion publique, mais n’est toujours pas revenu sur ses déclarations.

Le graphique ci-contre, qui s’appuie sur les résultats d’enquêtes menées par téléphone par le Hong Kong Transition Project (5), présente le degré de satisfaction et de mécontentement à l’égard des divers partis. Les chiffres positifs montrent que la satisfaction est supérieure au mécontentement et les chiffres négatifs indiquent le contraire. Les « sans opinion » ont été éliminés et les réponses recalculées en fonction pour les besoins de ce graphique.

Graphique – Taux de satisfaction de l'électorat, par parti

D’après les enquêtes, le DP n’a donc pas réussi à regagner le terrain qu’il avait perdu depuis 1999. Pour la première fois depuis sa création sous le nom de United Democrats of Hong Kong, en décembre 1990, le parti s’est engagé dans cette campagne avec une cote de popularité inférieure à celle de son principal rival, la DAB. Le DP, comme le chef de l’exécutif, semble de plus en plus déconnecté de la réalité et préfère exprimer sans fin ses réprimandes plutôt que faire face aux problèmes urgents et tenter de les résoudre. L’opinion s’est montrée de plus en plus critique vis-à-vis du parti alors que les dissensions internes et le manque de direction et de stratégie politiques devenaient de plus en plus patents.

La proportion de personnes s’estimant « mécontentes » du DP est passée de 43% en août à 48% en octobre (contre 41% et 40% de satisfaits respectivement). Le DP a été bien incapable de prendre en compte les changements d’attitude de l’électorat hongkongais à l’égard des autorités centrales pékinoises. Le Président chinois Jiang Zemin et son premier ministre Zhu Rongji n’ont cessé d’enregistrer d’excellents taux de satisfaction s’agissant de leurs performances politiques : presque deux hongkongais sur trois se sont estimés « satisfaits » de Jiang et trois sur quatre de Zhu dans les enquêtes menées depuis janvier 1998. Les efforts qu’ils ont déployés pour contraindre les représentants de Pékin à ne pas intervenir dans la gestion des affaires de Hong Kong ont été remarquables. Par ailleurs, le déclin continu de la cote de popularité du gouvernement de Hong Kong s’explique surtout par la perception de plus en plus marquée que les élites en place remplissent moins bien leur missiob, que ce soit le chef de l’exécutif, les responsables locaux ou les partis. Les candidats démocrates (DP et Frontier) se sont enfermés dans une rhétorique qui se concentre sur les « interférences politiques de Pékin » ou les injonctions du gouvernement central pour expliquer toutes les difficultés du territoire. La population réclame de plus en plus des résultats en matière de politique publique et exigent de ses représentants au Legco qu’ils soient de bons administrateurs. Ce sont ces nouvelles exigences qui semblent expliquer la montée en puissance régulière et continue de la DAB, la formation rivale du DP, dans l’opinion publique. La cote de popularité de la DAB est passée de 39% de mécontents (40% de satisfaits) en août à 43% (46% de satisfaits) en octobre. Notons que le nombre de satisfaits et le nombre de mécontents sont tous les deux en hausse.

Cette évolution de l’opinion publique ne se limite pas seulement aux résultats agrégés et devient plus significative encore lorsque l’on regarde de plus près les « extrêmes ». Ceux qui se déclaraient « très mécontents » des performances du DP sont passés de 12% en août à 19% en octobre 2000, juste après les élections ; et dans les deux sondages, les « très mécontents » des performances de la DAB étaient proportionnellement moins importants que pour le DP. Ces chiffres peuvent expliquer pourquoi le DP a décidé de ne pas présenter son propre candidat face à celui de la DAB à l’élection partielle de décembre mais plutôt de soutenir un candidat du « front commun » pro-démocratique.

Collant au plus près aux demandes de l’opinion, la DAB a également inscrit 30 de ses membres dans le programme de Master en administration publique de l’Université chinoise de Hong Kong mis en place conjointement avec une université américaine — un homme d’affaires, jusqu’aujourd’hui non-identifié, aurait versé 2 millions de dollars HK à la DAB pour payer les frais d’inscription de ces futurs diplômés. La DAB a fait montre d’une grande rigueur dans sa discipline interne, n’hésitant pas à pénaliser ceux de ses membres qui semblaient mettre en péril le pacte de confiance avec l’opinion publique. Elle s’est dans le même temps attachée à bien marquer sa différence par rapport au gouvernement en critiquant ouvertement et à plusieurs reprises diverses initiatives gouvernementales et certains membres de l’administration. Les députés de la DAB se sont systématiquement opposés à l’augmentation des taxes touchant le grand public et n’ont apporté leur soutien qu’aux lois qui se proposaient essentiellement d’augmenter les charges pesant sur les plus riches et les entreprises. Ils ont voté en faveur de la disparition des conseils municipaux en arguant du fait que cela améliorerait certains services publics tout en faisant des économies et que les valeurs démocratiques n’auraient absolument pas à en souffrir. Ils ont enfin été très habiles dans leurs activités de promotion des liens avec la Chine en organisant régulièrement des voyages de rencontre et de découverte pour leurs partisans et en multipliant les contacts avec les représentants de la RPC. Tous ces efforts se sont traduits par une hausse lente mais constante de la cote de popularité de la DAB. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ceux des candidats du DP qui ont fait campagne sur le même modèle que les candidats de la DAB ont enregistré d’excellents résultats. Ce fut notamment le cas d’Albart Chan, qui a poursuivit tardivement ses études en Master sur sa propre initiative et qui a, comme les candidats de la DAB, largement fait campagne en étant sur le terrain — non sans s’être constitué au préalable un vaste réseau de relations locales au cours des trois dernières années — et en mettant l’accent sur des enjeux très localisés. Chan l’a emporté haut la main dans une circonscription où le vote DP était divisé en trois et s’est offert le luxe de devancer l’un des vétérans du DP dans la même circonscription, lequel avait fait campagne sur les thèmes traditionnels à caractère plus idéologique du DP.

Ces avancées de la DAB ne signifie pas pour autant que le gouvernement et le chef de l’exécutif ont toutes les raisons de se réjouir. La cote de popularité du gouvernement est en effet inférieure à celle dont jouissent les partis politiques. En général, les périodes de campagne électorale se caractérisent par une baisse de la popularité du gouvernement, laquelle remonte après les élections. A Hong Kong, en 1995, le taux de satisfaction à l’égard du gouvernement est passé de 46% en septembre, juste avant le scrutin, à 60% en février 1996. En 1998, il a chuté immédiatement après les élections, passant de 48% en avril à 37% en juin (les élections eurent lieu en mai) pour finalement remonter légèrement à 42% en juillet. Cette année, le taux de satisfaction à l’égard des performances du gouvernement est resté le même, aux alentours de 30%, avant et après les élections législatives de septembre. Sur la longue durée, l’on remarque que le taux de satisfaction à l’égard du gouvernement est inférieur à celui d’avant la rétrocession : sur les dix enquêtes d’opinion menées de février 1993 à juin 1997, ce taux a varié de 43% à 73%, avec une moyenne s’établissant à 58,6% ; sur les 11 enquêtes menées entre janvier 1998 et octobre 2000, ce même taux a varié de 51% à 30%, la moyenne s’établissant à 40,6%. Il faut enfin souligner que cette baisse ne peut être imputée à l’accroissement des sentiments anti-Pékin puisque les autorités chinoises ont bénéficié au contraire d’un regain de popularité depuis la fin 1997.

En réalité, le mécontentement de l’opinion vise essentiellement le chef de l’exécutif. (6). Comme dans les élections de 1998, le taux de mécontentement a augmenté avant et après le passage aux urnes, mais à partir d’une base plus élevée. On remarque également une forte augmentation de la proportion des personnes interrogées qui se déclarent « très mécontentes » (voir tableau 5).

Tableau 5 – Vous estimez-vous satisfait des performances du chef de l'exécutif Tung ?

Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces résultats. Premièrement, les gens sont de plus en plus déçus par la structure du gouvernement et par la manière dont le territoire est dirigé. Sur la question de la structure, 68% des 710 personnes interrogées en octobre 2000 par le Hong Kong Transition Project souhaitaient l’abolition des collèges socio-professionnels. Ce chiffre contraste clairement avec une autre enquête de 1998 montrant, qu’avant les élections, 55% des personnes interrogées se déclaraient en faveur du maintien des collèges socio-professionnels et qu’après, seulement 42% se prononçaient toujours en faveur de leur maintien, et cela bien que la plupart des Hongkongais aient perdu leur droit de vote dans ces élections. En effet, les réformes de Patten avaient introduit un nouveau système selon lequel chaque personne en activité avait droit à une voix dans sa « circonscription professionnelle » suite à l’abolition du vote corporatiste. Entre mai 1998 et octobre 2000, les gens ont eu le temps d’observer l’influence exercée par les nouveaux collèges socio-professionnels quant il s’agit de freiner le changement ou de soutenir un exécutif de plus en plus controversé. En octobre 2000, 49% des Hongkongais ne souhaitaient pas voir Tung Chee-hwa briguer un second mandat alors que 21% voulaient qu’il se représente. De manière plus significative, 75% des personnes interrogées se déclaraient en faveur de l’élection du chef de l’exécutif au suffrage universel alors que seulement 14% y étaient opposés. Toujours selon la même enquête, 57% souhaitaient voir ces élections avoir lieu en 2002 (77% de ceux favorables à l’élection directe du chef de l’exécutif) et 12% se déclaraient prêts à attendre 2007. Qu’ils soient ou non favorables à un deuxième mandat pour Tung Chee-hwa, la vaste majorité des gens ne semblent plus prêts à confier le gouvernement aux seuls technocrates et à des personnes non élues. Ils veulent que leur soit donné le pouvoir de sélectionner leurs dirigeants. Cela marque un changement significatif dans l’attitude d’une population généralement, mais souvent à tort, réputée pour son apathie politique. C’est toutefois chez les fonctionnaires que les changements d’attitude sont les plus flagrants.

Les fonctionnaires et l’avenir du gouvernement

Les fonctionnaires constituent une masse critique à Hong Kong. Ils représentent environ 10% de la population si l’on inclut certains services quasi-publics tels que l’administration du logement, l’autorité aéroportuaire, le MTR (métro) et le KCR (train). Selon une enquête menée en août 2000 par le Hong Kong Transition Project sur le nombre de personnes inscrites sur les listes électorales, les fonctionnaires représentent 15% de l’électorat. Leur attitude et leur influence jouent donc un rôle non négligeable dans l’opinion. Lorsqu’on a demandé à ceux qui se définissaient comme fonctionnaires : «Vous arrive-t-il de parler de politique ou d’affaires publiques avec des membres de votre famille ? », environ 44% ont répondu par l’affirmative, ce qui signifie que ces 5% des électeurs inscrits et 6% de tous ceux qui ont l’intention de voter s’entretiennent d’affaires publiques en famille, étendant ainsi leur influence sur un cinquième de l’ensemble de la société. Cette estimation a été établie en demandant aux non fonctionnaires s’ils avaient quelqu’un dans leur famille (parents, enfants, époux, frères et sœurs) travaillant dans la fonction publique. Dix-sept pour cent ont répondu par l’affirmative. Pour ce qui est du reste de la population, 4% (5% des électeurs inscrits) ont déclaré discuter « très souvent » d’affaires publiques en famille, 13% « occasionnellement », 8% « rarement » et 27% « jamais ».

Pour la première fois dans notre série d’enquêtes, les fonctionnaires se sont en août 2000 montrés plus mécontents des performances du gouvernement que la population dans son ensemble : 70% d’insatisfaits et 20% de satisfaits parmi les fonctionnaires, contre 59% et 31% respectivement dans le reste de population. Etant donné que les fonctionnaires sont généralement perçus comme ceux qui tiennent les rênes du gouvernement, on est en droit de se demander à qui ils en veulent vraiment. Et si eux-mêmes se sentent aussi insatisfaits, est-il vraiment surprenant que tant d’autres le soient également ?

Le revirement de l’opinion vis-à-vis du chef de l’exécutif entre avril 1998 et août 2000 a été très marqué. En avril 1998, un mois avant les élections législatives, les fonctionnaires étaient plus satisfaits (61%) du chef de l’exécutif que le reste de l’opinion (53%), alors que le taux d’insatisfaction différait peu, respectivement de 35% et 36%. En août 2000, juste avant les dernières élections législatives, les fonctionnaires étaient légèrement moins satisfaits mais considérablement plus mécontents que la population dans son ensemble (30% de satisfaits et 67% de mécontents parmi les fonctionnaires contre respectivement 33% et 56% pour les autres ; 23% de très mécontents chez les fonctionnaires contre 19% chez les autres et 2% de très satisfaits dans la société alors qu’aucun fonctionnaire ne daignait partager cette opinion). Si l’on estime que les fonctionnaires ont tendance à parler d’affaires publiques avec leurs proches et que le mécontentement monte dans la fonction publique, il n’est guère étonnant que Hong Kong éprouve des sentiments dans l’ensemble négatifs à l’égard de son gouvernement en général et de Tung Chee-hwa en particulier.

La véritable question aujourd’hui est de savoir combien de personnes sont favorables à un deuxième mandat du « boss », surnom donné à Tung par le secrétaire aux finances Donald Tsang. A en croire notre enquête, il semble qu’elles ne sont pas très nombreuses dans la population et encore moins dans la fonction publique : en août 2000, seulement 11% des fonctionnaires étaient favorables à un second mandat pour Tung contre 23% pour le reste de la population (57% des fonctionnaires et 52% du grand public sont opposés à un second mandat ; les « neutres » et « sans opinion » représentaient respectivement 23% et 29%).

Le poids des fonctionnaires est particulièrement significatif. Ainsi, si 21% des fonctionnaires ne veulent absolument pas que Tung « rempile », ces 21% représentent 10% de tous ceux qui partagent cet avis. Etant donné que, comme nous l’avons vu plus haut, l’avis des fonctionnaires influence un cinquième de l’opinion, les 10% de l’opinion qu’ils représentent doivent avoir influencé une proportion non négligeable de la communauté citoyenne.

De tels résultats combinés aux manifestations, pendant l’été 2000, de milliers de fonctionnaires qui protestaient contre des réformes mal conçues et encore plus mal mises en œuvre expliquent la requête (certains parleront d’injonction) faite au secrétaire de l’Administration, Anson Chan (7), par le vice-Premier ministre Qian Qichen lors de la visite de celle-ci à Pékin en octobre dernier.

Qian a demandé à Chan d’exprimer davantage son soutien au chef de l’exécutif et de faire en sorte que les fonctionnaires se rallient derrière Tung. En tant que représentant non élu d’un gouvernement non élu, Qian s’attend sans doute à ce que sa requête soit suivie d’effets. Mais si l’on considère que les électeurs hongkongais se montrent de plus en plus exigeants et impliqués, depuis une dizaine d’années, le meilleur conseil que Qian puisse donner à Tung est soit de faire avancer les réformes électorales vers le suffrage universel, comme le propose la Loi fondamentale, soit de se retirer et de laisser la place à quelqu’un de plus compétent sur le plan politique et de plus persuasif sur le plan électoral. Il est vrai que même les fidèles de Tung s’accordent à dire que le prochain chef de l’exécutif devra avoir plus d’expérience et de charisme politiques.

Nous ne sommes plus au temps où il était de bon ton de reprocher aux Britanniques d’avoir « politisé » Hong Kong. Les Hongkongais eux-mêmes ont montré qu’ils avaient fait leur la formule « Hong Kong dirigé par les Hongkongais » et qu’elle n’était pas uniquement un slogan mais avant tout une promesse et une nécessité. Et cette formule ne signifie pas que le territoire doit être dirigé par une élite triée sur le volet par Pékin, mais par des personnes élues par le peuple, dotées d’un certain sens politique et prêtes à faire participer la population à la conception et à la mise en œuvre des politiques nécessaires pour faire de Hong Kong une véritable ville d’envergure internationale. Toutes les enquêtes montrent que la population reproche essentiellement au gouvernement de mal communiquer et de ne pas assez la solliciter dans la préparation des politiques publiques. Ainsi, si la grande majorité des Hongkongais apporte son soutien aux politiques du gouvernement dans différents domaines (à l’exception notable des mesures de lutte contre la pollution, lesquelles sont largement contestées), elle a dans le même temps le sentiment que le gouvernement ne prête pas assez d’attention aux revendications du large public et de ses représentants élus, comme le montre clairement le tableau 6.

Tableau 6 – Afin de résoudre une question que vous jugez importante affectant les conditions de vie des Hongkongais, quel groupe de personnes le chef de l'exécutif et les fonctionnaires doivent-ils consulter ?

Hong Kong n’est plus, comme à l’époque coloniale, un « lieu emprunté pour un temps volé » (borrowed place on borrowed time). Ses habitants ne sont plus en transit ; ils ont fait de Hong Kong leur lieu de résidence… permanente. En observant le territoire avec un regard neuf quelque trois années après la rétrocession, on s’aperçoit que ses habitants semblent mécontents mais incapables pour autant d’identifier les orientations qu’ils souhaitent prendre et, surtout, de dire précisément qui sera capable de les diriger. On n’a certes pas fini d’imputer les difficultés que connaît aujourd’hui Hong Kong aux Britanniques ou à Pékin, et il est certain que les anciennes attitudes de passivité et le désir de plaire aux supérieurs qui prévalaient sous l’administration coloniale existent toujours dans la RAS à l’orée du XXIe siècle, particulièrement au sein des élites. Les démocrates eux-mêmes préfèrent le blâme à la proposition constructive. Les Hongkongais, eux, attendent et méritent mieux que cela.

Traduit de l’anglais par Raphaël Jacquet