BOOK REVIEWS

Geremie Barmé, In the Red

by  Michel Bonnin /

Comme tous les ouvrages précédents de Geremie Barmé, In the Red est une passionnante chronique, pratiquement au jour le jour, des développements intervenus sur la scène culturelle en Chine populaire. Celui-ci est consacré aux années 1990. Tous ceux, écrivains, philosophes, acteurs, voire fabricants de T-shirts qui, à un titre ou à un autre, ont fait ne serait-ce qu’une apparition éphémère sur les scènes officielle, officieuse, dissidente, souterraine sont au minimum mentionnés. Je suis convaincu que, lorsqu’ils veulent se souvenir d’un débat qui a fait quelque bruit sur le Continent, les bureaucrates du département de la propagande du Comité central vont fouiller dans les livres de Geremie Barmé. Le Wenyibao (Le journal des arts et des lettres), les pages culturelles des quotidiens nationaux et shanghaiens n’ont pas de secret pour l’auteur. On l’a déjà compris, lire In the Red évite au spécialiste la fastidieuse lecture des pages consacrées à la propagande.

Mais ce serait faire une injustice à cet ouvrage de le considérer uniquement comme une source. Dans son style inimitable, bien souvent polémique, et avec le sens de la formule qui le caractérise, Geremie Barmé nous présente, selon un plan chronologique, une description passionnante des événements qui, au cours de la décennie, ont secoué les milieux culturels. Barmé ne nous cache pas qu’il applique avec passion les analyses de Miklos Haraszti qui décrit l’univers intellectuel de la Hongrie post-totalitaire. Pour lui, ce que Mao Zedong appelait le « front de la littérature et des arts » s’est transformé, au tournant de la décennie, en une « prison de velours » pour reprendre les termes du critique hongrois. Ainsi, les écrivains qui avaient eu des ennuis au lendemain du 4 juin 1989 n’ont pas été condamnés à de lourdes peines de prison. Le ministre de la culture Wang Meng, par exemple, a été « autorisé à prendre sa retraite » tandis que les conservateurs prenaient sa place (p. 24). Contrairement à ce que l’on avait attendu, « la purge post-4 juin n’a eu qu’un effet limité sur la productivité générale dans les arts » (p. 37).

Barmé montre que loin d’avoir rétabli les contrôles de type maoïste, le Parti, sous l’influence de l’économie de marché, a préféré recourir à des méthodes modernes bien proches du marketing pour empêcher les artistes de lui nuire vraiment. On a ainsi vu apparaître ce qu’il appelle « une dissidence sous vide [packaged dissent] ». L’avant-garde qui, dans les années 1980 avec les poètes du clair-obscur, menaçait le pouvoir du Parti, a bien changé de fonction dans les années 1990. Les adeptes communistes du marketing laissent les artistes les plus « modernes » s’exprimer, signer des contrats avec les galeries d’art de Hong Kong, en bref s’enrichir. Et ceux-ci sont ainsi récupérés.

Sa présentation de la fausse dissidence du metteur en scène Zhang Yuan, qu’il présente comme l’archétype du dissident « sous vide » (packaged) est hilarante. Après avoir décrit les conditions nécessaires au succès — film réalisé sans soutien officiel, financement venant en partie de Hong Kong, sujet sur les soirées rock’n roll organisées par les marginaux de Pékin — Barmé affirme, qu’à cette étape, « tout ce dont Zhang avait besoin pour garantir le succès était l’interdiction officielle. […] En un clin d’œil, un non-événement cinématographique fut transformé en mini cause célèbre. » (p. 195). Naturellement, il l’a obtenue, et il est devenu un héros tant à Taiwan et Hong Kong qu’en Occident : « le style artisanal du film et la présentation de scènes grossières de beuverie suffirent à Zhang pour obtenir une récompense de meilleur metteur en scène ainsi que le prix du jury au Festival de Rotterdam » (p. 191). Comme le reste de l’économie chinoise, la littérature et les arts sont influencés par le marché. Et le Parti laisse faire, comprenant que ce type d’art d’avant-garde n’est guère subversif.

Barmé ne se limite pas au septième art. Il décrit par le menu tous les débats qui ont agité les intellectuels chinois : celui des deux Wang, qui a vu l’ancien ministre de la culture soutenir la « littérature de voyou » (liumang wenxue) de Wang Shuo (dont il présente toutes les œuvres majeures) contre les « écrivains sérieux » qui dénonçaient son caractère commercial.

Le spécialiste du débat intellectuel trouvera des sources extrêmement précieuses sur la controverse entre les tenants de l’humanisme et ceux que Barmé appelle avec humour les « po-mo » (post-modernistes). Loin de se limiter à la culture avec un grand C (un grand K ?) il consacre tout un chapitre à Kong Yongqian, l’inventeur des T-shirts parlants (sur lesquels étaient imprimées des phrase exprimant l’attitude des jeunes Pékinois par rapport à la vie) avant que cette idée ne soit récupérée par les spécialistes du marketing (chapitre 6). Il analyse également les shunkouliu, ces formules familières et moqueuses qui apparaissent à chaque mouvement politique et montrent la manière dont le petit peuple considère les thèses officielles.

Il est impossible de décrire ici toute la richesse d’un ouvrage dont chaque page témoigne de l’ampleur des connaissances de l’auteur. L’étude d’une quantité extraordinaire de sources écrites alliée à l’analyse des conversations de l’auteur qui dispose sans aucun doute du plus impressionnant réseau de relations dans les milieux culturels chinois, fait de In the Red un ouvrage incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à l’évolution de la société chinoise au cours de la dernière décennie du XXe siècle.