BOOK REVIEWS

Feng Chongyi et David Goodman eds., North China At War: The Social Ecology of Revolution, 1937-1945

La révolution chinoise a été pendant la guerre sino-japonaise un processus fragmenté, hétérogène, chaotique, marqué par la diversité des structures sociales de la Chine du Nord. Une révolution menée davantage par les intellectuels et les élites locales nationalistes que par la direction du Parti communiste chinois (PCC) éloignée, de la base de Yan’an où elle s’était installée, des réalités et des contraintes de la société locale. La lutte militaire et politique n’a pas en effet été partout et toujours structurée et unifiée par la hiérarchie centrale et régionale du Parti : le contexte local de la guérilla et les relations interpersonnelles ont été des facteurs décisifs pour impulser et consolider la résistance anti-japonaise, donnant lieu, y compris parmi les communistes, à des forces et des actions autonomes. Telles sont, en substance, les conclusions de l’ouvrage collectif dirigé par Feng Chongyi et David Goodman, fruit d’un colloque tenu en mai 1996 sur les bases de résistance en Chine du Nord au cours de la guerre sino-japonaise.

La thèse de l’ouvrage de référence de Chen Yung-Fa (1) sur la « localisation » (difanghua) du processus révolutionnaire est ainsi confirmée. Mais pour Chen, la révolution chinoise en Chine centrale était avant tout une construction orchestrée et contrôlée par le PCC et non, rappelons-le, le résultat d’un nationalisme paysan défensif provoqué par les attaques japonaises (2) ; les auteurs de North China At War insistent au contraire sur la participation active des communautés locales auxquelles appartenaient les membres et les activistes du Parti communiste, avec, comme corollaires et résultat, une minimisation du contrôle de la hiérarchie centrale et régionale sur le processus local de la révolution.

Deux des chapitres, ceux de David Goodman (3) et de Pauline Keating (4), ont déjà été au moins en partie publiés. Mais l’ouvrage n’en reste pas moins très utile et enrichissant pour sa mise au point sur la question, accompagnée, en introduction et en conclusion, de réflexions méthodologiques permettant de mieux appréhender et expliquer, dans toute sa diversité et complexité, la réalité sociale du processus révolutionnaire. C’est en effet non sans des difficultés et des échecs que ce processus a finalement mené à la défaite japonaise et plus tard, à la victoire du PCC. Une récapitulation de la problématique est d’autant plus utile que la multiplication, depuis les années 1980, des compilations de documents du PCC, de mémoires et de travaux d’historiens chinois sur la période de la guerre sino-japonaise risque de ne pas mettre en valeur cette problématique , et même de l’occulter.

Commençons par deux des points les plus sensibles, par leur actualité (5), dans l’historiographie de la révolution chinoise : le problème du poids des résistances des paysans à la construction du Parti-Etat, et celui de leur participation à une démocratie de base. Le caractère défensif et passif, donc faible, des résistances paysannes à la politique de mobilisation et d’organisation du PCC a été déjà souligné dans les travaux de Lucien Bianco (6). Mais la révolution communiste s’était aussi heurtée à l’opposition des paysans attachés à leurs traditions, à leurs modes d’organisation économique et sociale et liés aux élites locales par des relations de dépendance (7).

Aide mutuelle et résistances

Pauline Keating (8) montre que dans la base de Shaan-Gan-Ning (Shaanxi-Gansu-Ningxia), les paysans des villages du district de Suide ont procédé eux-mêmes à la reconstruction économique en reconstituant des structures d’aide mutuelle de type traditionnel, non conformes à l’idéal communautaire, prôné et voulu par le Parti, des coopératives villageoises. Les capacités d’organisation autonome des paysans leur ont donné une force de résistance qui conduisit le Parti à affirmer son contrôle par des méthodes policières (p. 45) : en 1943, les associations de tenanciers chargées de mettre en oeuvre la réduction de la rente et de mener la lutte de classe contre les élites locales furent militarisées par leur fusion avec les milices d’auto-défense. Dans le district de Suide, surpeuplé par rapport aux terres disponibles, les résistances à l’unification et à la centralisation du processus révolutionnaire étaient en effet renforcées par des conflits ancestraux au sein même de la paysannerie pour la possession de la terre.

L’étude du cas de la région de Yanshu, où les terres ne manquaient pas, a cependant permis à Pauline Keating de nuancer l’opposition du Parti aux formes traditionnelles d’organisation de la production par les paysans : dans les villages de Yanshu, le Parti a soutenu le processus autonome de recomposition des communautés villageoises en organisant de petits groupes d’aide mutuelle qui devaient constituer la première étape d’une collectivisation plus large unissant des villages entiers. Ici point de conflits, mais une connivence entre les objectifs du Parti et les intérêts des communautés villageoises. Selon l’auteur, le Parti puisait son inspiration dans l’idée traditionnelle de l’auto-renforcement, selon laquelle l’auto-gouvernement villageois et la mobilisation populaire constituaient des assises solides de l’autorité centrale. Imprégné en même temps de l’anarchisme populiste des étudiants radicaux du 4 mai 1919, le Parti permit à la démocratie rurale de se développer dans le domaine économique, là où l’autonomie locale ne l’empêchait pas de construire son pouvoir, encore moins de s’immiscer au sein des communautés rurales.

Une démocratie paysanne ?

Pour Feng Chongyi, dans la base de Jin-Sui (Shanxi-Suiyuan), l’esprit collectiviste des paysans devait favoriser la démocratie politique (9). La thèse est intéressante, mais elle mériterait d’être approfondie en examinant de plus près le fonctionnement des coopératives. Elle aurait discerné les formes de politisation des paysans dans le cadre de la production supervisée par les organisations de masse et les gouvernements locaux du PCC. Du contrôle par le Parti des élections villageoises, également démontré par Chen Yung-Fa pour la Chine centrale (10), l’auteur conclut trop rapidement au « despotisme paternaliste » (benevolent despotism, p. 168) du PCC et à une incompréhension par ce dernier de l’idée démocratique. Mais dans quelle mesure l’accession de la majorité des paysans à la propriété de la terre et au statut conféré par le Parti de « paysan moyen » leur a-t-elle donné une conscience politique ? En essayant de répondre à cette question, on serait peut-être parvenu à caractériser la démocratie en replaçant ses pratiques non seulement dans le contexte local des relations sociales, mais aussi dans son corpus idéologique mêlé de marxisme-léninisme maoïste et de populisme radical.

Dans les bases de résistance de la région frontalière de Jin-Cha-Ji (Shanxi-Chahar-Hebei), l’octroi par le Parti de pouvoirs politiques aux paysans chargés d’élire directement les chefs de village conduit Wei Hongyun à qualifier le pouvoir politique villageois de démocratie paysanne. Selon l’auteur, la forte présence organisatrice, centralisatrice et unificatrice de la Huitième Armée de Route a contribué à une victoire de la révolution sociale par le renversement des assises de pouvoir des anciennes élites locales. Les modèles et les héros ont diffusé par l’émulation qu’ils suscitaient, les nouvelles valeurs collectivistes et égalitaires en faveur des femmes (11). La conclusion aurait peut-être été plus nuancée si l’auteur avait davantage replacé la révolution dans le contexte local de la société rurale. Quelles ont été les limites de l’adhésion des paysans aux valeurs nouvelles et de leur participation politique ? Dans quelle mesure et par quels procédés l’émulation qu’entraînait la promotion par le Parti de héros et de modèles a-t-elle constitué une force contraignante et une forme de violence sur les paysans ?

La thèse de Wei Hongyun d’une reconstruction et d’une intégration par le Parti des structures politiques, sociales et militaires préexistantes d’organisation locale est plus convaincante et nous conduit à l’idée-force de cet ouvrage collectif vers laquelle convergent les auteurs : le poids important de groupes sociaux négligés par l’historiographie officielle de la révolution paysanne, en particulier celui des élites locales et des intellectuels, mais également celui des paysans moyens (Tian Youru (12), David Goodman) et, dans une moindre mesure, celui des ouvriers (G. Benton (13)), dans la formation du Parti-Etat au niveau local.

Les processus politiques de la révolution se sont déployés dans le tissu complexe et diversifié de la société rurale à laquelle appartenaient les communistes locaux. Il en résulte, y compris à l’intérieur des organes politiques et des armées régulières dirigés par le PCC, des processus sociaux échappant au contrôle régulateur et unificateur de la hiérarchie régionale du Parti et de la Huitième Armée de Route. Le Parti se heurta en effet aux paradoxes propres à la localisation de la stratégie révolutionnaire, adaptée aux conditions locales de la mobilisation politique et militaire.

Les paradoxes de la « localisation »

La stratégie de guérilla et la politique de recrutement des nouveaux membres et activistes au sein du vivier local furent à l’origine des difficultés que rencontra le Parti au cours de la construction de son édifice national. Les propensions décentralisatrices des communistes et des activistes locaux comme des groupes de guérilla, ont constitué de fortes résistances à la volonté de la direction du PC et de la Huitième Armée de Route de centraliser et d’unifier sous leur contrôle les forces locales révolutionnaires. La hiérarchie régionale et centrale du PCC leur reprocha alors de faire preuve de « localisme » et de « guérilla-isme ».

L’équilibre entre les normes du Parti et l’autonomie requise par la stratégie de guérilla a été difficile à réaliser, conduisant dans la base du Shandong (E. DeVido (14)) à des conflits entre les activistes locaux et les unités de guérilla d’une part et les membres de la direction du PC d’autre part, perçus comme des étrangers. La conjoncture militaire et l’ouverture maritime du Shandong favorable au développement des courants d’échanges expliquent que les résistances à la centralisation furent particulièrement fortes. La présence diffuse de l’occupation japonaise entraîna en effet une très grande fragmentation de la base ; la participation des activistes locaux aux réseaux commerciaux et de contrebande, particulièrement lucratifs en période de guerre ainsi que leur monopolisation des pouvoirs fiscaux leur donnèrent des moyens d’action autonome, échappant au contrôle des échelons supérieurs de gouvernement du district et de la province (p. 182). Dans les années 1939-1940, de nouveaux cadres furent détachés dans le Shandong pour procéder à des purges massives, soi-disant « anti-trotskystes », au sein des partis locaux. Là où l’implantation des représentants centraux du PC était particulièrement faible, la centralisation et l’homogénéisation au niveau local et régional des organes politiques et militaires de direction du Parti furent effectuées en recourant à la violence, laquelle pouvait prendre des dimensions extrêmes.

L’autre cas important de décentralisation et d’autonomie, bien montré par Gregor Benton dans son analyse comparative en conclusion de l’ouvrage, concerne la Chine centrale. La force du chapitre est de montrer l’originalité et la diversité, dans leur composition sociologique, des partis communistes locaux et de la Nouvelle Quatrième Armée. S’y reflètent la « modernité » et l’ouverture de Shanghaï, largement représentée par ses élites urbaines et ses cercles littéraires, mais aussi par les ouvriers et les femmes au sein de la Nouvelle Quatrième Armée.

Dans la base de Jindongnan, au sud-est du Shanxi, l’étude détaillée de la composition sociologique de la secte religieuse de Li Gua Tao dominée par les élites locales, a permis à David Goodman (15) de lier la force politique de résistance de la secte à la présence, en son sein, de plusieurs membres du PCC et à ses relations étroites avec certaines cellules du Parti.

Les difficultés d’intégration dans le cadre des bases de résistance ont donc été les conséquences paradoxales de la « localisation » des processus politiques et militaires de formation du Parti au niveau local. Les cellules du Parti et les milices locales se sont développées dans les structures préexistantes d’organisation locale, en utilisant les ressources que constituaient les relations familiales, sociales et professionnelles. Les slogans de mobilisation économique et anti-japonais n’ont pas été en eux-mêmes et in vacuum suffisants pour construire les partis locaux et leurs bras armés. L’apport de cet ouvrage collectif est précisément de montrer les limites de la politisation des communistes locaux et de leur identification aux bases de résistance.

En période de désarroi et de crise provoquée par la guerre, des organisations traditionnelles comme la secte religieuse de Li Gua Tao (David Goodman) dominée par les élites locales et les paysans les plus aisés, ou le lignage des grands propriétaires fonciers des Ma dans le Shaanbei (J. Esherick), ont constitué des forces d’opposition à la construction d’une société de classe divisant les communautés villageoises selon les critères politiques du Parti.

Les deux auteurs confirment l’absence d’un ralliement de masse des paysans pauvres et des femmes à la politique révolutionnaire du PCC. Les plus aisées d’entre celles-ci ont préféré chercher dans la secte de Li Gua Dao la liberté à laquelle elles aspiraient ; les paysans étaient liés aux grands propriétaires fonciers du lignage des Ma par des relations patriarcales et paternalistes (p. 76). Pour autant, on peut se demander dans quelle mesure les milices locales soutenant le pouvoir des Ma avaient exercé une force de contrainte sur les paysans. La réponse à cette question pourrait être apportée en étudiant de près les origines sociales des miliciens et leurs rapports avec les propriétaires fonciers et avec les autres paysans.

Un apport important de la contribution de Joseph Esherick nous renseigne sur la manière dont les paysans ont vécu la réforme agraire de 1948. De celle-ci, la mémoire des paysans interrogés a retenu, non l’acquisition de la terre mais, malgré les mauvaises récoltes, les réquisitions de grain par le gouvernement communiste (p. 79).

Ainsi, la construction du Parti-Etat dans les bases de résistance s’est caractérisée par des processus sociaux qui firent surgir des contradictions, favorisant les résistances et les obstacles quant à l’objectif communiste de créer une société de classe dans le cadre d’un Parti homogène et unifié. Les oppositions à la direction centrale du PC et à ses représentants, comme le montre bien cet ouvrage, ne se trouvaient donc pas seulement en dehors du Parti, chez les élites locales, mais également en son sein. La diversité des origines des communistes locaux est le reflet de la complexité de la société dans laquelle le Parti se formait et se développait.

Selon David Goodman et Feng Chongyi, la victoire finale des communistes est due essentiellement à leurs capacités d’organisation et de direction, plus qu’à leur charisme (p. 13). Certes, mais le problème est encore de savoir comment les processus d’organisation et de construction, à travers les modèles et les héros, d’une autorité fondée sur le crédit moral furent étroitement associés et donnèrent lieu à des formes subreptices et particulières de coercition. Les milices populaires composées de paysans organisés par le Parti, et dont le rôle fut essentiel dans les processus révolutionnaires, avaient leurs héros promus par les gouvernements des bases de résistance. Elles avaient donné de la légitimité au Parti en protégeant les récoltes et en défendant la communauté villageoise contre les attaques japonaises, mais elles avaient aussi, par leur présence armée lors des mouvements de masse pour la réduction de la rente et la redistribution des terres, forcé l’adhésion massive de la majorité de la paysannerie à la révolution. En examinant de près les formes d’unification de la société rurale, on nuancerait ainsi le poids des traditions et la fragmentation du processus révolutionnaire pour expliquer pourquoi et comment, contrairement au communisme soviétique et celui des pays de l’Europe orientale, le Parti-Etat chinois a pu assurer la légitimité de son autorité et la longue durée de son existence.