BOOK REVIEWS

Mo Yan, Le Pays de l’alcool, traduit par Noël et Liliane Dutrait

by  Isabelle Rabut /

Le sexe et la nourriture sont deux vices favoris des classes privilégiées, en Chine notamment : à l’heure où régnait encore la pénurie, des cadres vidaient des verres de maotai autour d’une table jonchée de plats. La prospérité des années de réforme a banalisé ces ripailles, où les nouveaux riches s’affichent avec leurs téléphones portables et leurs concubines. Mais la gloutonnerie chinoise s’accompagne de raffinements célèbres, dont l’exemple le plus couramment cité en Occident est la fameuse cervelle de singe, et dont Zhang Xianliang signale d’autres variantes dans son essai récent sur la Chine (1). Cette cruauté a été volontiers étendue par l’homo sinicus à ses congénères, et l’on sait l’usage que les écrivains chinois, de Zheng Yi à Yu Hua, ont fait ces dernières années du thème du cannibalisme. Dans le roman de Mo Yan, ce sont des ânes, auxquels on arrache les sabots pour en faire un mets de choix, et des enfants vivants, qui font les frais de cette barbarie alimentaire.

L’inspecteur Ding Gou’er, « héros » du livre, s’est-il réellement vu servir un petit garçon braisé en sauce rouge, ou s’agissait-il d’un pur simulacre ? La référence au Journal d’un fou de Lu Xun est évidente, et revendiquée explicitement par l’auteur (p. 78). Mais la marque du grand ancêtre ne se limite pas à cette seule citation. L’ouvrage évoque aussi, par son côté baroque et sa mythologie revisitée, le Lu Xun des Contes anciens à notre manière. Les petits garçons présentés sur un plateau sont une transposition des « fruits de ginseng » qui apparaissent au chapitre XXIV du Pèlerinage vers l’Ouest (2), et le petit monstre couvert d’écailles semble sorti tout droit du palais du Roi-dragon.

Comme chez Lu Xun, le cannibalisme revêt un sens symbolique : l’image insoutenable des petits enfants cuisinés serait une dénonciation des « fonctionnaires cupides et corrompus au ventre plein de graisse » (p. 77). Toutefois, Mo Yan refuse (ou fait-il semblant de le refuser ?) l’esprit de sérieux avec lequel Lu Xun formulait ses critiques de la société. Dans Le Pays de l’alcool, le cauchemar vire au Grand-Guignol, et la parabole devient la dérision d’une parabole (à moins que la dérision ne soit-elle même au second degré !) : dérision par l’outrance, qui au fil des pages nous entraîne dans un délire de plus en plus échevelé, et apporte une justification supplémentaire au titre de ce roman « écrit en état d’ivresse » (p. 208) ; dérision aussi par le jeu de l’écriture, qui fait entrer Mo Yan en personne dans la fiction, d’abord indirectement, par un échange de lettres avec un apprenti écrivain qui sollicite son avis sur les histoires cruelles qu’il invente, puis directement au dernier chapitre.

Cette correspondance avec l’écrivain novice Li Yidou pourrait être une autre manifestation de mimétisme à l’égard du maître, incontesté jusqu’à une époque récente, que fut Lu Xun. Elle sert surtout au romancier à brocarder les idéaux littéraires encore en vigueur dans la Chine actuelle — cette « littérature sérieuse » qui se réclame de Gorki… et de Lu Xun, et qui prétend « allier réalisme révolutionnaire et romantisme révolutionnaire » (p. 205) —, et à défendre par l’ironie le style débridé qui est le sien, qu’on l’appelle « réalisme magique » ou, selon des dénominations plus fantaisistes, « réalisme cruel » (p. 77), voire « réalisme démoniaque » (p. 126). Quand Li Yidou émet le vœu de se faire publier dans la revue Littérature nationale, symbole de reconnaissance officielle, Mo Yan lui objecte que son récit ressemble à des « tripes d’ânes » (p. 229), allusion transparente à l’image négative que peut avoir sa propre œuvre auprès de la critique. Mais si son blâme envers les écrivains à l’« imagination débordante » dans le genre de Li Yidou (p. 265) n’est qu’une feinte, destinée à mieux ridiculiser l’adversaire, il arrive aussi que Mo Yan retourne l’ironie contre lui-même, notamment dans le dernier chapitre, où il n’hésite pas à se caricaturer, même au physique, se décrivant comme un être « rongé par les complexes » (p. 435).

Les passages de dérision et d’autodérision sont parmi les meilleurs du livre : Mo Yan se révèle ici un virtuose du détournement, amenant dans les contextes où on les y attend le moins des expressions de la langue de bois (« les moineaux déployant leurs ailes, cent fleurs s’épanouissant », p. 202 ; « Rick Hunter, tenant par la main son plus proche compagnon d’armes », p. 260), des slogans célèbres (« l’ancien au service du nouveau, ce qui est étranger au service de la Chine, ce qui provient des singes au service de l’homme », p. 409), voire des expressions de la langue littéraire (« un alcool capable de faire plonger les poissons et se poser les oies sauvages », p. 408). Pourtant, ils ne parviennent pas à donner de la légèreté à l’ensemble. Car si le livre est un défi au réalisme, le réel ne s’en impose que plus fortement, sous sa forme la plus concrète, la plus organique (celle des corps qui digèrent, qui excrètent ou régurgitent), comme quelque chose de collant qui ne se dissout pas, même dans le rire.

Le Pays de l’alcool ne me semble pas davantage atteindre au « sublime », quoi qu’en dise le prière d’insérer. Si la monstruosité, la cruauté ou l’érotisme peuvent effectivement, en littérature comme au cinéma (voir Fellini ou Oshima), confiner à la grandeur, l’écriture de Mo Yan me paraît au contraire manquer (ou éviter) cette ligne de fuite, pour se cantonner, comme Jia Pingwa dans ses dernières œuvres, au registre du sordide ou du vulgaire : renvois et vomissures rythment la narration, et les adjectifs tels que « fétide » ou « écœurant » sont parmi les mots les plus employés tout au long du roman, générant une impression de dégoût que vient renforcer, par un effet sans doute non recherché par l’éditeur, l’odeur même du papier qui a servi à imprimer le livre ! Mo Yan et les écrivains de sa génération se défieraient-ils à ce point des faux-semblants de la littérature, de ses prétentions et de sa grandiloquence factice, qu’ils préfèrent s’en tenir au niveau de l’excrémentiel ordinaire ? Cette scatologie agressive gâche l’expression de la sensibilité, pourtant indéniable, de l’auteur, laquelle n’affleure qu’en de très rares instants, tel ce bref souvenir d’enfance relaté à la page 431 (« cette jeunesse durant laquelle j’ai couru après les vaches et les moutons, apprivoisé des oiseaux, est devenue une tranche d’histoire impossible à revivre »). Par ailleurs, la présence massive, envahissante du je-écrivain et la thématique un peu convenue du roman dans le roman, compliquée de passages impromptus du « il » au « je », mettent parfois le lecteur hors-jeu.

Création foisonnante et bizarre, Le Pays de l’alcool ne peut certes laisser indifférent. Mais sa lecture éveille quelques inquiétudes : que reste-t-il de la littérature quand elle refuse à la fois la beauté, l’émotion, la légèreté, le désespoir et la grandeur ? La littérature de la cruauté, devenue littérature de la nausée, n’est plus qu’un happening grinçant, le face à face de l’auteur avec son dégoût et, finalement, de la littérature avec sa propre décomposition.