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Jean Charbonnier, Les 120 martyrs de Chine canonisés le 1er Octobre 2000

by  Benoît Vermander /

La date du 1er octobre 2000 restera dans les mémoires comme une illustration de la persistance et de la profondeur que peuvent encore revêtir les malentendus culturels. Ce jour-là, cent vingt chrétiens (quatre-vingt sept Chinois et trente-trois étrangers) martyrisés en Chine entre 1648 et 1930 furent canonisés à Rome. Apparemment, les autorités vaticanes chargées de l’organisation de la cérémonie ignoraient que le 1er octobre était le jour de la fête nationale chinoise... Cette date évoquait immédiatement pour les organisateurs la fête de Sainte Thérèse de Lisieux, patronne des Missions. De leur point de vue, c’était donc un choix des plus judicieux — et qui donc allait trouver offense dans le patronage de la jeune carmélite, dont le nom était invoqué non seulement en référence aux martyrs chinois mais aussi à propos d’autres témoins de la foi canonisés le même jour ? Peut-être même — à supposer que certains des organisateurs aient su tout de même que la mémoire de Sainte Thérèse et la fête nationale chinoise tombaient le même jour —, peut-être même voyaient-ils là une coïncidence providentielle qui permettraient aux chrétiens chinois de témoigner conjointement de leur foi et de leur amour du pays…((1) Apparemment, les autorités pékinoises n’étaient guère au fait des subtilités du calendrier liturgique romain, et estimèrent que la sélection de la date en question dévoilait purement et simplement les intentions réelles des promoteurs de cette canonisation. Plusieurs voix s’élevèrent pour dénoncer dans cette cérémonie une manipulation menée par la conférence épiscopale taiwanaise, toujours prête à saper la légitimité des organes dirigeants de la mère-patrie…

Le 5 octobre, à Pékin, une vingtaine d’universitaires chinois en provenance des principales institutions académiques organisèrent un symposium consacré à la dénonciation des crimes commis par les missionnaires étrangers canonisés et de ceux qui les avaient suivis((2). L’histoire de l’expansion missionnaire en Chine, fut-il dit, était partie intégrante de l’histoire de l’agression étrangère contre le pays. L’agressivité missionnaire était ainsi la première cause de l’insurrection des Boxeurs. Parmi les nouveaux canonisés, trois missionnaires, Auguste Chapdelaine, Franciscus de Capillas et Alberico Crescitelli, furent l’objet d’attaques spéciales et désignés comme des agents impérialistes dont le nom était exécré jusqu’à aujourd’hui par le peuple chinois.

Le lendemain de la canonisation, Jean-Paul II avait pourtant pris soin de déclarer que l’Eglise Catholique, en canonisant ces martyrs, « ne légitimait en rien les actions des gouvernements (étrangers) de (ces) temps, qui pesaient lourdement sur l’histoire du peuple chinois »((3). Une déclaration qui manifestement ne suffit pas à apaiser la tension. La verve rhétorique suscitée par la canonisation du 1er octobre a certainement plusieurs explications : la volonté de reprendre en main une Eglise catholique perçue comme récalcitrante même lorsqu’il s’agit de l’Eglise «officielle », le recours toujours bienvenu aux thèmes nationalistes ; une crainte grandissante envers les mouvements religieux populaires, mouvements dont ces chrétientés chinoises du passé évoquent pour le gouvernement certains groupes contemporains, Falungong en premier lieu. La réaction a été d’autant plus vive que, selon l’analyse officielle, le soutien accordé par l’étranger à pareils groupes constitue la première cause de leur succès. La canonisation des martyrs chinois ne pouvait donc être lue que comme un élément d’une stratégie d’ensemble qui vise à déstabiliser le régime par le biais d’une recrudescence de la religiosité populaire encouragée de l’étranger.

Pour qui s’intéresse à la figure des nouveaux saints, dont l’apparition sur le devant de la scène historique a suscité d’un coup pareille polémique, l’étude de Jean Charbonnier constitue une source d’information précieuse. Elle est avant tout une relation précise des circonstances qui ont précédé le martyre de chacune des personnes canonisées. L’auteur entend échapper aux excès des récits hagiographiques d’antan. Il n’en reconnaît pas moins rester tributaire de ses sources : les deux volumes de documents publiés à Taiwan avant la canonisation, les différents volumes de l’Histoire des Missions de Chine publiés par Adrien Launay, historien des Missions Etrangères de Paris, à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième, les Annales Lazaristes, diverses monographies... Il faudrait, dit Jean Charbonnier, entreprendre un long travail de recherche dans les sources chinoises de l’époque pour valider et corriger certains de ces récits. Il n’en utilise pas moins son matériel avec discernement et les portraits qui surgissent de l’ensemble sont souvent convaincants et étonnamment vivants. Ce sont bien des figures qui émergent, celles du petit peuple chrétien chinois du Hebei ou du Sichuan, celles de missionnaires toujours zélés mais plus entreprenants parfois que diplomates. Les sources hagiographiques dont ces récits proviennent pour bonne part ne ménagent guère les détails ni la sensibilité sur les circonstances mêmes du martyre, mais il y a là après tout une vérité sur un temps et un milieu à ne pas gommer trop rapidement de récits au ton plus objectif et distancié.

Arrêtons-nous un instant sur le cas des trois missionnaires plus spécialement vilipendés par les autorités chinoises lors de la polémique qui a entouré la canonisation. Le dominicain espagnol Franciscus de Capillas (1607-1648) est le premier martyr de Chine, décapité à Fuzhou, sans doute victime de la confusion politique qui permet au gouvernement local de prêter une oreille attentive à la recrudescence des rapports qui, vers cette époque, accusent les missionnaires de subversion sociale, et mettent notamment en cause l’institution des vierges consacrées et la pratique de la confession((4). Auguste Chapdelaine (1814-1856), prêtre des Missions Etrangères de Paris, exerce son apostolat dans le Guangxi, dans une région non encore ouverte aux missionnaires par les Traités, et il entre rapidement en contact avec la population Miao((5). Son patronyme chinois, Ma, contribue à le faire soupçonner d’être complices des révoltes musulmanes (ces traits montrent que la réaffirmation d’une autorité centrale affaiblie est un élément qui a fortement joué dans son destin ultime). Après plusieurs séries d’accusation et de nombreuses tortures, il mourra du supplice de la cage de fer. Son exécution donnera prétexte à une nouvelle intervention militaire française, aux côtés des Anglais, en octobre 1856, et elle est donc partiellement à l’origine du Traité de Tianjin de 1858. Si la personne même d’Auguste Chapdelaine ne mérite en rien les accusations émises par les autorités chinoises, il est certain que les circonstances de son apostolat et les suites de son martyre sont tributaires du contexte politique de l’époque. Alberico Crescitelli, prêtre italien de l’Institut Pontifical des Missions Etrangères (PIME), est massacré par les Boxeurs en juillet 1900, au Shaanxi. L’acharnement déployé par le groupe de Boxeurs qui le tua semble partiellement résulter de querelles locales, peut-être du soutien accordé par le missionnaire aux populations chrétiennes contre les autorités locales ou d’autres groupes d’intérêt((6).

L’examen même rapide de ces cas montre que le gouvernement chinois a su identifier, parmi les nouveaux canonisés, des personnes et des situations dans lesquelles l’activité missionnaire est peu ou prou allée de pair avec la subversion ou l’affaiblissement de l’autorité politique et de la coutume sociale, que les missionnaires l’aient voulu ou non. Mais les critiques émises par Pékin reviennent aussi à avaliser les actes des régimes chinois qui se sont succédés depuis le début des Qing. Une opération de légitimation qui va de pair avec le déni de l’existence et de la réelle vitalité des communautés chrétiennes qui ont fourni l’essentiel des martyrs récemment canonisés. Ces communautés, après tout, témoignent aussi de la façon dont une société civile de plein droit a tenté de s’affirmer contre ou pour le moins à côté des pouvoirs culturels et politiques((7). Le débat ainsi provoqué porte donc tout autant sur le présent que sur le passé. Ce débat, sans nul doute, est plus compliqué que les simplifications hagiographiques ou polémiques ne le voudraient. Une fois encore, l’ouvrage de Jean Charbonnier fournit une introduction des plus utiles. Pour la suite, les circonstances historiques qui ont entouré la mort de plusieurs des martyrs étrangers et chinois demandent des études plus approfondies. Manifestement, l’intérêt de pareilles études dépasse largement le cadre de la simple historiographie.