BOOK REVIEWS
Michael Leifer éd., Asian Nationalism
Alors que les études régionales semblent avoir définitivement acquis leurs lettres de noblesse et que le nationalisme et la nation, en dépit de leurs détracteurs, nen finissent pas de persister dans lêtre, louvrage dirigé par Michael Leifer sur le « nationalisme en Asie » tombe à point nommé. La crise asiatique de 1997 avait provoqué tous les questionnements sur la fin des miracles et des modèles dans cette partie du monde : de « renaissante » ou « retrouvée », lAsie se vit bientôt « en danger », voire sujette à toutes les inquiétudes sur son « avenir »((1). Les plus graves troubles économiques passés, on en est revenu à des interrogations plus centrées sur le politique, chacun reconnaissant dailleurs que la crise économique a autant agi comme révélateur que comme catalyseur des changements de gouvernement de plus (Indonésie, Timor oriental) ou moins (Corée du sud, Taiwan, Philippines, Thaïlande) grande envergure intervenus dans les capitales asiatiques au cours des deux années écoulées.
Bien que les différentes contributions rassemblées dans Asian Nationalism aient été rédigées au cours de lannée 1997 à la suite de la tenue des séminaires fondateurs du Centre de recherche sur lAsie de la prestigieuse London School of Economics (LSE), elles ont presque toutes été révisées pour tenir compte des plus récents développements politiques. Sollicitant les meilleurs spécialistes de la LSE, ce nest pas le moindre des mérites de ce livre que de marier considérations de « temps long » émergence des identités nationales et construction des Etats-nations à lactualité la plus récente réveils des nationalismes.
Louvrage souvre avec un excellent exposé des théories du nationalisme et de la construction des nations. Ecrit par Anthony Smith, ce chapitre introductif fait le bilan nuancé des principaux modèles explicatifs, les plus figés comme les plus dynamiques, et singénie à réconcilier loptique des « modernistes », pour qui la nation est une création récente, et les approches plus « culturalistes » ou « ethno-culturalistes », qui donnent la part belle à lhéritage pré-moderne((2). Il montre enfin que « les chances dun monde où les nations se trouveraient transcendées restent un songe de libéral cosmopolite », ce qui constitue une parfaite transition avec les différentes monographies qui lui succèdent.
La Chine est particulièrement à lhonneur, puisque la contribution de Michael Yahuda sur le bilan de lhéritage impérial et lactuelle frénésie patriotique dune Chine communiste mercantile et en voie de « desidéologisation » éclaire pertinemment lidée selon laquelle la Chine est « un Etat sans nation », pour reprendre lexpression de John Fitzgerald((3). Cette perspective est complétée par une présentation du « nationalisme ethnique en Chine », dans laquelle Solomon Karmel expose le fait nationaliste au Tibet et au Xinjiang et donne quelques perspectives susceptibles damoindrir les risques de la réaction anti-chinoise dans ces régions autonomes. Comme par effet de miroir, Christopher Hughes, certainement le meilleur spécialiste étranger du nationalisme taiwanais, propose pour sa part une lecture post-moderniste de la construction de lidentité nationale dans cette « autre Chine » : cest lallégeance prioritaire à un régime politique démocratique légitime qui scelle laboutissement du processus de construction de lEtat-nation à Taiwan.
LAsie du sud constitue lautre grand point dancrage de louvrage. Meghnad Desai montre parfaitement en quoi les déficits de lidentité nationale (nationhood) indienne naissent des conflits difficilement solubles entre « constitutionalisme » et « communalisme », cest-à-dire entre lenracinement séculaire de la nation indienne et lorganisation sociale fondée sur les castes de la religion hindouiste. Athar Hussein traite quant à lui des « pérégrinations » du nationalisme pakistanais en insistant sur les conditions dans lesquelles est né le Pakistan moderne la partition de lInde et sur les effets tantôt intégrateurs, tantôt centripètes de lIslam dEtat alors que le régime du général Zia se retrouve coincé entre lAfghanistan des Talibans et lInde du Bharatiya Janata Party.
Enfin, deux très bons chapitres sur la nation et le nationalisme en Indonésie et aux Philippines complètent, via le sud-est asiatique, lambition panoramique de lensemble. Pour Michael Leifer, le nationalisme est au cur de la construction de lEtat archipélagique indonésien : exprimé dabord dans le combat contre la puissance coloniale hollandaise, ce nationalisme sest réaffirmé avec le mouvement des non-alignés dont lIndonésie est lun des pays fondateurs et avec les luttes contre les ennemis de lintérieur les provinces tentées par la sécession. Après la chute de la maison Suharto, et en dépit de lindépendance gagnée par le Timor oriental, lIndonésie semble aujourdhui plus soucieuse de son recouvrement économique et Michael Leifer de parier sur un amoindrissement du nationalisme dEtat à lheure où le gouvernement a âprement besoin de laide financière internationale. Sagissant des Philippines, James Putzel brosse un tableau complet du nationalisme des origines dune des premières républiques dAsie, à lextrême fin du XIXe siècle, jusquaux développements les plus récents qui ont conduit aux manifestations racistes anti-américaines, anti-chinoises ou anti-indiennes, lesquelles agissent comme autant de révélateurs de la tension qui existe entre les notions de démocratie et de nationalisme plus encore lorsque cest un président populiste qui préside aux destinées de cette démocratie malade((4).
En définitive, seul le chapitre sur le Japon savère être une cruelle déception. Trop court et surtout trop étriqué dans son propos, le texte de Ian Nish se contente dune brève exposition des contrariétés de la nation et du nationalisme depuis louverture du Japon au monde, en 1853, et aboutit à une discussion un peu fade sur les désenchantements du nationalisme chez les jeunes japonais. Pouvait-il vraiment ignorer dans sa bibliographie les travaux traduits de Maruyama Masao, lun des plus grands politistes japonais sur la question ?
En dépit de toutes ses qualités, essentiellement son solide chapitre théorique et des études de cas précises et précieuses, cet ouvrage pâtit dau moins deux grands défauts : une curieuse lacune et un manquement méthodologique.
Dune part, il apparaît fort dommage que dans un ouvrage sur le nationalisme en Asie, un pays aussi paradigmatique que la Corée les Corée(s) soit totalement absent. Vieille nation unitaire, divisée à plusieurs reprises, espace-pont entre la Chine et le Japon, tour à tour sous la domination directe ou indirecte de lune et de lautre, lun des points les plus chauds de la Guerre froide, petit tigre de lAsie développée, exemple réussi de transition démocratique... la Corée rassemble tous les éléments dun parcours politique où lécheveau des théories du nationalisme aurait particulièrement trouvé matière à débat pour établir qui du « primordialisme », du « pérennialisme », du « modernisme » ou de l« ethno-symbolisme » se chargeait de la plus grande pertinence. Les études sur la nation et le nationalisme coréens sont dailleurs assez anciennes((5) et continuent de solliciter lattention des chercheurs((6). Cela étant, nous sommes tout à fait conscient quun spécialiste de lAsie du sud ou du sud-est trouverait de même regrettable que des pays comme le Sri Lanka et le Cambodge soient également exclus de cette collection dinterventions.
Dautre part, sans que lon puisse imputer ce manquement exclusivement au caractère « collectif » de lensemble, ce livre ne parvient pas vraiment à faire uvre de comparatisme, sagissant « du nationalisme en Asie », et se contente en définitive de juxtaposer « des nationalismes dAsie ». La préface de Michael Leifer ne couvre malheureusement quune page et lultime chapitre de James Mayall est également trop court pour discuter les questions soulevées par les différentes monographies : seuls les défis que pose la résurgence du nationalisme bénéficient dune approche proprement transversale. Enfin, une occasion a peut-être été manquée en ne demandant pas à Anthony Smith dexécuter une synthèse aporétique de toutes les formes de la nation et du nationalisme exposées ici. Pour brillante quelle soit, sa présentation introductive reprend plusieurs de ses publications et il est somme toute à déplorer que ses talents de « penseur du nationalisme » naient pas été plus sollicités.