BOOK REVIEWS

Lü Xiaobo, Cadres and Corruption — The Organizational Involution of the Chinese Communist Party

by  Emilie Tran /

Le livre de Lü Xiaobo n’aurait pas pu mieux tomber. En effet, sa parution a coïncidé avec la campagne anti-corruption lancée par Pékin au début de l’année dernière et qui a été marquée par deux temps forts.

L’un consiste en la sortie du film Shengsi jueze (Décision de vie ou de mort)((1), vivement recommandé par le gouvernement central aux cadres du Parti communiste chinois (PCC), le premier y voyant un moyen pour dissuader les seconds de se mettre en porte-à-faux avec la loi. Et pour ceux qui n’auraient pas tiré leçon du sort que subissent les protagonistes de ce film, puisque après tout ce n’est qu’une fiction, l’autre événement, à savoir le retentissant procès de l’affaire Yuanhua à Xiamen et son issue — 14 condamnations à la peine de mort et 12 à la prison à vie((2) —, sont là pour leur rappeler que la direction du PCC n’hésite pas à appliquer des sanctions pénales extrêmes aux contrevenants.

Toutefois, les mesures préventives et punitives, pour nécessaires qu’elles soient, ne sauront pour autant venir à bout de ce fléau qu’est la corruption parce qu’elles ne s’attaquent qu’à ses aspects symptomatiques. Comme l’a dit Sun Zi, il faut se connaître soi-même et connaître son adversaire pour pouvoir sortir victorieux de la bataille. Cela revient à dire que la campagne anti-corruption, telle qu’elle est actuellement menée par les autorités chinoises, est vouée à l’échec si celles-ci ne cherchent pas à comprendre le pourquoi et le comment de ce phénomène. Or, c’est justement ce que fait Lü Xiaobo dans son livre.

Celui-ci s’ouvre sur un chapitre introductif dans lequel l’auteur discute tout d’abord de la définition de la corruption et des enjeux que cela suppose. Au terme d’un exposé savamment mené, exhaustif mais concis, il livre sa propre définition de la corruption des cadres. Celle-ci, très large, inclut non seulement les actes criminels mais aussi toute forme de déviance individuelle et collective par rapport aux normes organisationnelles auxquelles le régime espère voir adhérer ses membres. Par ailleurs, partant du principe que l’on ne peut pas comprendre la corruption des cadres en limitant son étude au phénomène lui-même, Lü Xiaobo souligne l’importance du contexte social et politique dans lequel celle-ci apparaît. L’auteur prend, quant à lui, le parti de mettre l’accent sur un des aspects dudit contexte, c’est-à-dire l’organisation du régime.

Il retrace ainsi les étapes du changement des structures du Parti communiste chinois et de ses cadres, depuis leur accession au pouvoir, selon le découpage suivant : les premières années du régime (chapitre 1), le Grand Bond en avant (chapitre 2), les années 1960 et la Révolution culturelle (chapitre 3) puis la période des réformes (chapitres 4 et 5). Au fil des chapitres, il illustre sa thèse selon laquelle la corruption des cadres, qui a commencé bien avant la période des réformes, revêt des formes différentes dans un contexte économique changeant. Il s’oppose ainsi à tous ceux qui attribuent implicitement les origines de ce mal uniquement aux dysfonctionnements du marché dans les économies communistes en transition. D’après lui, la corruption des cadres résulte de la manière dont le PCC s’est développé au cours des cinquante dernières années, qui sont des années d’involution d’un régime post-révolutionnaire. Cette involution aboutit à des pratiques « néo-traditionalistes » — le mot est lâché — caractérisées par des modes d’opération informels, des institutions cellulaires, des réseaux personnels et de la corruption sous sa forme non-économique.

Entendons-nous bien : l’involution est, d’une part, le contraire de l’évolution — dans laquelle l’intégrité révolutionnaire est maintenue — et, d’autre part, elle s’inscrit contre ce que l’auteur appelle les “devolutionary” theories (p. 233) qui prédisent, quant à elles, la bureaucratisation et l’abandon de l’idéologie et de ses buts, une fois les mouvements révolutionnaires installés au pouvoir. L’involution, « processus dynamique », « apparaît lorsqu’un mouvement révolutionnaire refuse de devenir bureaucratique mais qui, dans le même temps, n’est plus en mesure de continuer à intégrer l’organisation au moyen de méthodes révolutionnaires, telle que la mobilisation de masse [...] et l’endoctrinement idéologique » (p. 230). Cela explique le sous-titre du livre, The Organizational Involution of the Chinese Communist Party. La thèse de Lü Xiaobo se situe donc, on l’aura deviné, dans la lignée des travaux de Kenneth Jowitt((3) et d’Andrew Walder((4) sur le néo-traditionalisme communiste.

A travers l’analyse des différents modes de corruption des cadres, Lü Xiaobo aborde aussi, dans son chapitre de conclusion, d’autres questions d’ordre plus théorique, telles que l’évolution des relations entre le Parti et l’Etat dans la période post-révolutionnaire, les dynamiques entre les dirigeants et leurs équipes au sein d’un régime communiste ainsi que la transformation du rôle et des caractéristiques de l’Etat et de l’élite administrative. Fondé sur une riche documentation, composé d’un vaste ensemble de sources jusqu’à ce jour non publiées et d’entretiens, l’ouvrage de Lü Xiaobo offre par conséquent un nouveau cadre conceptuel qui nous aide à mieux saisir la trajectoire de la Chine, en particulier, et celle des sociétés communistes, en général. Le tout bien argumenté et succinctement écrit.

Revenons-en à Sun Zi. Que le gouvernement chinois se souvienne donc de l’enseignement du maître et il réalisera qu’il est vain de lutter contre la corruption des cadres en s’attaquant uniquement à ses épiphénomènes. En revanche, s’il cherchait à comprendre comment le Parti a évolué, ou devrait-on dire « involué », il découvrirait que les causes du fléau sont structurelles. Il ne reste plus aux dirigeants chinois qu’à lire et méditer longuement sur Cadres and Corruption.