BOOK REVIEWS

Jeffrey C. Kinkley, Chinese Justice, the Fiction: Law and Literature in Modern China

by  Pitman B. Potter /

Si l’on considère que l’efficacité d’un système juridique dépend au moins partiellement des comportements sociaux, la littérature populaire qui a pour thème le droit et la justice peut concourir à la compréhension du fonctionnement de tels systèmes. De même que Bleak House de Charles Dickens illustrait le cynisme populaire ambiant à l’égard du rôle des avocats et de la loi dans l’Angleterre victorienne et que le succès actuel de Rumpole at the Bailey reflète l’attention moqueuse portée au fonctionnement du système judiciaire dans l’Angleterre contemporaine, la littérature chinoise offre le témoignage d’un grand nombre d’œuvres traitant du droit qui reflètent les normes sociales sous-jacentes aux lois et au système juridique. Depuis le premier récit d’enquêtes du juge Dee (dans la traduction de Robert Van Gulik) jusqu’aux populaires romans de gare actuels illustrant des juges honnêtes, des fonctionnaires corrompus et des criminels déviants, la littérature chinoise recèle des notions profondément ancrées de la loi et de ses fonctions sociales. L’étude magistrale de Jeffrey Kinkley sur le droit et la littérature dans la Chine contemporaine dévoile non seulement la profondeur mais aussi la spécificité des opinions officielles et populaires sur le rôle de la loi.

Pour décrire les romans à succès, les nouvelles et autres portraits des démêlés entre la justice et la criminalité qui ont captivé l’imagination populaire de la Chine contemporaine, Kinkley évite la dénomination ronflante de « littérature portant sur le système juridique » qu’il considère comme décalée du fait à la fois des préjugés à l’encontre du système juridique et de son éloignement vis-à-vis de l’opinion publique et lui préfère le terme de « romans policiers ». Kinkley rend hommage aux précédents historiques et fait débuter son analyse en 1978-1980 pendant la période de relative libéralisation qui suivit le troisième plénum du 11e Comité central du Parti communiste chinois. Alors que le gouvernement essayait de revivifier un système juridique menacé depuis la fin des années 1950 et complètement gelé pendant la Révolution culturelle, l’appareil de propagande officiel recourut à des descriptions idéalisées du droit et du système juridique pour appuyer la conception officielle des comportements sociaux et institutionnels politiquement corrects. Alors même que les taux de criminalité augmentaient en Chine, le roman policier de facture officielle du début des années 1980 dépeignait une vision de l’Etat paternaliste qui assignait à la loi la tâche de maintenir l’ordre politique et social.

Kinkley évalue la portée du roman policier dans la Chine post-maoïste en se référant aux influences contradictoires de la Chine traditionnelle et de l’époque républicaine. A l’appui d’un grand éventail de sources, il analyse les voies par lesquelles une riche littérature issue de la Chine républicaine, en particulier des œuvres produites durant ce que Kinkley dénomme « l’âge d’or des récits d’enquêtes » (1900-1949), eurent un impact important sur la littérature policière post-maoïste, malgré les efforts officiels pour minimiser le rôle de la loi. A cette période une attention soutenue à l’égard des institutions occidentales et des pratiques judiciaires commençait à poindre en Chine et offrit à son tour des antécédents à la littérature policière post-maoïste. Sous le régime communiste, les influences antérieures furent néanmoins fragilisées. Kinkley rappelle que « des sujets dans leur ensemble, des genres et des niveaux de fiction furent manipulés et éliminés par la politique ». Plus encore, les normes idéologiques officielles supprimèrent la création littéraire tandis que la lutte des classes devint le thème dominant pendant la période maoïste.

Cependant, à la suite de la mort de Mao, une ouverture limitée eut lieu dans le monde littéraire, et cela bien que l’Etat maintînt un contrôle étroit sur le contenu de l’ainsi nommée « littérature du système légal » (fazhi wenxue). Dans le contexte de dislocation sociale et d’augmentation de la criminalité qui accompagna les réformes politiques et économiques des débuts de l’ère Deng, le roman policier de facture officielle avait pour principale utilité de propager les vues didactiques du régime. Avec l’approfondissement de la libéralisation dans le milieu des années 1980, il prit néanmoins une tournure moins structurée et plus diversifiée. Les conflits entre les idéaux bureaucratiques — dont la littérature portant sur le système juridique servait d’outil de propagande — et les pulsions créatrices spontanées de la communauté littéraire symbolisaient les tensions sous-jacentes entre le souci persistant du régime d’assurer son contrôle politique et les libertés sociales. Kinkley conclut sur le fait que l’autonomie et la créativité de la communauté littéraire continuèrent de se développer malgré les efforts entrepris par le régime politique pour les supprimer. Il suggère que, de multiples manières, la littérature de la deuxième moitié des années 1980 centrée sur les questions juridique se fit l’écho de certains des appels les plus intenses en faveur de la poursuite de la réforme des systèmes politique et juridique, en particulier dans les domaines de la procédure pénale et du droit à la défense ainsi que d’une plus grande capacité des institutions judiciaires à aider les secteurs marginalisés de la société. Même si Kinkley suggère que le développement du système juridique et des institutions judiciaires au cours des années 1990 a induit une diminution de l’intérêt que leur portait la littérature, il ne doute pas que les œuvres littéraires de l’époque post-dengiste continueront d’explorer de nouvelles pistes et de nouvelles thématiques au sujet de la loi et de son rôle dans la Chine contemporaine.

Cet ouvrage utile et intéressant offre un exemple de recherche interdisciplinaire fondée sur le croisement de champs relativement distincts apportant au lecteur des informations et des nouvelles perspectives de recherche. Si l’on conseillera aux non spécialistes de coupler la lecture de ce livre avec quelques travaux récents sur la littérature chinoise (par exemple Geremie Barme, In the Red : On contemporary Chinese Culture) et sur le droit (notamment Stanley Lubman, Bird in a Cage : Legal Reform in China after Mao), la plupart des observateurs de la Chine contemporaine trouveront un grand intérêt dans cette étude magistrale. La recherche croisée du droit et de la littérature entreprise par Kinkley nous rappelle qu’en Chine la vie ne se structure pas selon des champs disciplinaires stricts et nous offre une occasion exceptionnelle d’apprécier l’interaction qui existe entre les institutions formelles et la culture populaire.

Traduit de l’anglais par David Kempf