BOOK REVIEWS
Ka-ho Mok, Social and Political Development in Post-Reform China
Létudiant commençant des études de chinois ou le sinologue non-spécialiste de telle ou telle question rencontre souvent les pires difficultés à trouver des livres lui fournissant les connaissances essentielles sur un sujet donné. Le livre de Ka-ho Mok comble une partie de ce vide dans un domaine bien précis : celui de lévolution de la société chinoise. Comme le note lauteur lui-même, « ce livre se limite à létude des conséquences des réformes sur le mode de vie de la population tout en examinant aussi limpact des réformes économiques sur le développement social et la modernisation politique du continent » (pp. 1-2).
La première partie du livre est consacrée à limpact de la croissance économique sur le niveau de vie de la population, le développement social et la qualité de la vie. La deuxième partie traite du changement social et de la « restratification » (restrastification) de la société en concentrant lanalyse sur deux catégories sociales : les ouvriers dEtat et les intellectuels. La troisième partie touche à la question de la démocratie et au développement politique en prenant notamment pour exemple le développement de léducation privée. Dans chaque partie, lauteur fournit tout un ensemble dinformations et résume létat des connaissances actuelles dans les différents domaines abordés. Il puise ses informations dans la littérature académique et journalistique mais aussi dans ses propres enquêtes de terrain. Quant à létat des connaissances, chaque chapitre propose une présentation détaillée des principales conclusions. Celles-ci ne font preuve daucune originalité mais elles ont lavantage dêtre explicitées avec clarté. Le niveau de vie et la qualité de la vie des Chinois se sont améliorés de manière significative mais au prix de disparités grandissantes entre régions et entre groupes sociaux (chapitre 2 et 3). Les ouvriers des entreprises publiques ont vu leur niveau de vie et leur statut subir une dégradation brutale (chapitre 4). Les intellectuels jouent un rôle de plus en plus important dans léconomie et notamment dans léconomie privée (chapitre 5). La société a gagné une certaine marge dautonomie mais, comme le montre lexemple des universités privées, lEtat limite encore de manière substantielle cette marge de manuvre (chapitres 6 et 7). En conclusion, lauteur parle de révolution inachevée (unfinished revolution).
Malheureusement, le livre pâtit de certains défauts de méthode et danalyse qui pourraient dérouter le jeune étudiant. Une partie importante des enquêtes de terrain a été effectuée à Canton. Cela nest pas rédhibitoire en soi, mais cela crée un biais dont il aurait fallu tenir plus compte dans lanalyse. Cela est flagrant dans la partie relative au statut des ouvriers. Ainsi, sont données les résultats dune enquête dopinion auprès douvriers de trois régions (Pékin, Shenyang, Zhejiang) sans que les réponses soient différenciées par zone géographique (p. 86) : ces ouvriers ont-ils vraiment des opinions homogènes ? De manière plus générale, on manque aussi dinformations sur le soubassement méthodologique des enquêtes : pourquoi ces villes ou ces provinces et pas dautres, comment ont été effectuées la rédaction et la collecte des questionnaires, qui étaient les partenaires de lenquête, etc. ?
Une autre problème concerne les concepts utilisés. Ainsi, la notion « dintellectuels » nest pas définie (pp. 93-94). Il sagit parfois dune utilisation presque sartrienne du terme. A dautres moments, lintellectuel est assimilé aux détenteurs de capacités techniques (ingénieurs, professionals). Ailleurs encore, la notion semble sadresser à toute personne ayant fait des études un peu poussées y compris les fonctionnaires (public servants). Ce flou est dautant plus gênant que les auteurs cités par Mok pour étayer son analyse (Mannehim ou Habermas par exemple) ont chacun leur définition de lintellectuel.
La définition de la « société civile » (civil society) pose aussi toute une série de problèmes (pp. 124-127). Sur ce point, lauteur nest quindirectement en cause : cest lutilisation même du concept qui est problématique. Le cas nest pas rare. De nombreuses impasses dans lanalyse de la société chinoise sont dues à une utilisation daxiomes jamais remis en cause. La modernisation est assimilée à lapparition dune société civile, dune sphère privée et dune sphère publique, de la liberté individuelle et, pour finir, dune démocratisation inéluctable qui va de pair avec le développement du marché. Cependant, tout en utilisant le concept de société civile, Ka-ho Mok montre indirectement quil napporte pas grand chose à lanalyse. Or, le pouvoir étatique et les nouvelles formes sociales (associations, clubs, ONG) se produisent mutuellement et non en opposition radicale. Lexistence de cette production réciproque exclut la possibilité disoler des forces sociales autonomes et auto-productrices. Dans le contexte chinois, où pouvoir étatique et affirmations sociales, privé et public, sont demblée intimement liés, la recherche dune société civile totalement autonome tient de la quête du Graal. Autrement dit, lautonomie ne peut apparaître que dans des interstices.
Un autre exemple, à la fois de la rigidité et de limprécision des concepts, touche à la notion de sphère publique (public sphere). Cette notion est utilisée par Habermas dans un contexte bien précis : celui de lEurope de la fin de lancien régime. Encore, cette sphère publique, expression de la bourgeoisie éclairée qui exprime son avis sur les affaires de lEtat, est-elle limitée à un très petit nombre dindividus. Surtout, il est essentiel de préciser que pour Habermas cette sphère publique disparaît rapidement sous le coup « dune dialectique dune socialisation de lEtat qui saffirme en même temps quune étatisation de la société »((1) pour être remplacée par la dictature de lopinion publique qui est le contraire de la sphère publique. Sphère publique nest donc en aucun cas synonyme de démocratie ni surtout de démocratie représentative.
Pour finir, le livre nous laisse sur notre faim. Le manque de regard critique sur les concepts utilisés contraint lauteur à porter des jugements mi-figue mi-raisin qui napportent pas grand chose. Un exemple pris page 170 : « Bien que les Chinois soient aujourdhui généralement conscients de limportance des droits individuels et de la liberté personnelle, la transition de la Chine vers une société authentiquement démocratique prendra beaucoup de temps ». De même, laffirmation avancée à plusieurs reprises selon laquelle lEtat chinois, confronté au dilemme prospérité ou démocratie (prosperity or democracy), choisit la prospérité est contredite tout à la fin de louvrage par lauteur lorsquil déclare que « la seule façon de garantir la stabilité sociale et politique une condition sine qua non à la poursuite du développement économique est un changement politique » (p. 176).
En résumé, ce livre est très utile pour les informations quil fournit mais apporte peu sur le plan dune analyse plus globale de la société chinoise et de son évolution.