BOOK REVIEWS

Edmund S.K. Fung, In Search of Chinese Democracy. Civil Opposition in Nationalist China 1929-1949

L’ouvrage d’Edmund S.K. Fung étudie la pensée des intellectuels libéraux chinois et le progressif passage de ceux-ci à l’action politique, de 1929 à 1949. Ce faisant, l’auteur cherche à combler ce qu’il estime être une lacune dans l’historiographie de la Chine contemporaine, plus attentive à la naissance du courant libéral démocratique à l’extrême fin du XIXe siècle et à son épanouissement lors du mouvement du 4 mai 1919 qu’à ses prolongements sous le régime dictatorial de Tchiang Kaï-shek, pendant la décennie de Nankin et à l’époque de la guerre de résistance contre le Japon et de la guerre civile.

En 1929, point de départ de cette étude, la Chine vit déjà sous la menace d’une agression japonaise, menace qui ira croissant jusqu’à ce qu’en 1937 éclate la guerre ouverte. Cette atmosphère de crise nationale semble peu propice à l’éclosion des valeurs libérales et démocratiques (qimeng) prônées par les héritiers du 4 mai. Mais l’auteur s’élève contre l’opinion reçue selon laquelle la préoccupation, alors dominante, du Salut national (jiuwang) aurait amené les intellectuels libéraux à sacrifier leurs aspirations et à se ranger, bon gré mal gré, derrière Tchiang Kaï-shek, afin de ne pas nuire à l’efficacité de l’action gouvernementale et de ne pas compromettre les chances de survie du pays.

La dialectique qimeng/jiuwang est plus complexe que cela, nous dit Fung. Salut national et libéralisme apparaissent à un certain nombre d’intellectuels comme des buts complémentaires plutôt qu’antagonistes et l’agression japonaise pose non seulement le problème de la résistance armée mais également celui de la démocratisation du régime. À la différence de leurs prédécesseurs du 4 mai, les intellectuels libéraux des années 1930-1940 conçoivent en effet le qimeng moins en termes d’iconoclasme culturel et de lutte contre la tradition confucéenne qu’en termes de réforme constitutionnelle.

Fung se propose donc de réhabiliter un courant de pensée et une action politique que leur échec, sanctionné par la révolution de 1949, a rendu négligeables aux yeux de l’histoire et des historiens de la seconde moitié du XXe siècle, mais sur lesquels les récents et relatifs relâchements de la dictature communiste en Chine appellent de nouveau l’attention.

L’ouvrage relève de l’histoire intellectuelle, au sens classique du terme: il analyse la pensée d’un certain nombre d’auteurs — Hu Shi, Luo Longji, Zhang Junmai et autres — à travers leurs écrits. En même temps il s’attache à décrire les tentatives plus ou moins réussies de passage à l’action politique de ces libéraux, à présenter les institutions au sein desquelles ils plaident la cause de la démocratie, les partis et les groupes dans lesquels s’incarnent leurs aspirations. Cette partie narrative reprend des épisodes déjà connus et traités ailleurs, mais elle sert le propos de l’auteur désireux de montrer que ces libéraux ne sont pas les intellectuels frileux parfois dépeints mais qu’ils sont au contraire capables de se faire hommes de terrain et d’affronter les dangers de l’engagement politique.

Pour la commodité de son exposé, Fung distingue quatre étapes chronologiques. De 1929 à 1937, le combat reste surtout un combat d’idées, marqué par deux grands débats : celui de 1929-1931 sur les droits de l’homme, au cours duquel Hu Shi et Luo Longji attaquent le système du parti unique institué par le gouvernement nationaliste, et celui de 1931-1935 sur démocratie et dictature, qui dresse les libéraux, Hu Shi, Chen Zimai, Zhang Dongxun ou Zhang Junmai, contre les technocrates modernisateurs, partisans d’une « néo-dictature » seule capable selon eux d’accélérer la construction nationale et la transformation économique.

Pendant les années 1937-1940 la quête de la démocratie prend une tournure moins intellectuelle et plus politique. Le danger que court la Chine pousse à l’union nationale. En marge de la politique de Front uni conduite avec les communistes, l’établissement en 1938 d’un Conseil politique populaire, au sein duquel sont représentés partis et groupes minoritaires ainsi que des personnalités de la société civile, permet de développer une certaine coopération entre gouvernement et opposition. Ce « parlement du temps de guerre », comme l’appellent les contemporains, n’est pas issu d’élections mais il n’en est pas moins représentatif de l’opinion publique (urbaine) et à défaut de partage du pouvoir, il offre le cadre d’un dialogue. Les faibles résultats et l’avortement rapide de l’expérience pourraient suggérer que celle-ci n’a représenté qu’un exercice de relations publiques, un os à ronger lancé à l’opposition, une simple soupape de sûreté du régime. Aux yeux de Fung, cependant, l’expérience se recommande par le prestige des délégués, la haute tenue des débats et la réelle surveillance exercée à l’égard de certaines initiatives gouvernementales.

Dans les années 1941-1946, alors que la guerre sino-japonaise n’est plus qu’un volet de la Seconde Guerre mondiale, la démocratie reste à l’ordre du jour. Dans sa version « néo-démocratique » elle représente un aspect essentiel de la stratégie de front uni pratiquée par le Parti communiste, et le Kuomintang fait luire la perspective d’une démocratisation du régime pour amadouer ses alliés américains et rallier les élites chinoises. À Chongqing, à Kunming, où se sont repliées les grandes universités du nord, professeurs et étudiants entretiennent l’espoir que la victoire sur le Japon sera aussi celle de la démocratie.

C’est de cette époque que date la formation de la Ligue démocratique. Née en 1941 de la fusion des partis et groupes minoritaires, elle cherche à colmater les brèches béantes du Front uni et explore la possibilité d’une Troisième Voie entre le Kuomintang et les communistes. Avec la création de la Ligue, l’opposition sociétale achève de se transformer en force politique : mais l’étroitesse de sa base sociale, l’inexpérience de ses dirigeants et la complète militarisation de la vie politique chinoise condamnent cette force à l’impuissance. Celle-ci est sanctionnée par l’échec de la Conférence politique consultative réunie en janvier 1946 et la reprise de la guerre civile.

Le dernier chapitre, consacré à la période 1947-1949, analyse les ultimes sursauts de la pensée libérale et décrit les choix déchirants — ralliement au communisme ou exil — des intellectuels porteurs de cette pensée.

Oscillant entre analyses de textes et chronique des événements, l’ouvrage manque parfois d’unité et de direction, en dépit du fil conducteur que constitue la quête de la démocratie. Il n’en est pas moins sérieux et informatif. L ‘auteur pose de bonnes questions et, sans affirmer explicitement l’existence de conceptions chinoises de la démocratie, il nous oblige à prendre en compte les efforts de toute une génération d’intellectuels chinois pour cerner les concepts de démocratie et de droits de l’homme et les harmoniser avec la culture et les besoins concrets de leur pays.