BOOK REVIEWS

Sherman Cochran, Encountering Chinese Networks-Western, Japanese and Chinese Corporations in China, 1880-1937

by  Gilles Guiheux /

Sherman Cochran a familiarisé ses lecteurs avec plusieurs grandes entreprises de la Chine de la première moitié du XXe siècle. Ses travaux de business history l’ont amené à étudier en détails les trajectoires de firmes aussi différentes que la société anglo-américaine de cigarettes British American Tobacco Company (BAT), de la sogo shosha japonaise Mitsui ou encore du fabricant chinois d’allumettes China Match (1). Dans son dernier ouvrage, Sherman Cochran reprend en partie cette matière pour tenter de répondre à une nouvelle question : celle de l’interaction entre les réseaux chinois (Chinese networks) et les hiérarchies des firmes (corporate hierarchies). Sa démonstration s’appuie sur l’analyse comparative de six entreprises : deux américaines (la Standard Oil, la Bristish American Tobacco), deux japonaises (Mitsui, l’entreprise textile Nagai) et deux chinoises (la China Match Company, la filature Shenxin).

Sans que l’auteur donne une définition précise de ces termes — et on le regrette —, c’est bien de deux modes d’organisation habituellement présentés comme concurrents qu’il s’agit. Comment ces entreprises, qui ont compté jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’employés, ont-elles mis en place des structures hiérarchiques et impersonnelles de pouvoir et/ou ont-elles composé avec les réseaux sociaux personnalisés ?

L’ambition de l’auteur est de dépasser la présentation idéal-typique qui identifie trois « genres » de capitalisme : anglo-saxon (dont le modèle a été élaboré par Alfred Chandler), japonais (Mark Fruin) et chinois (Wong Siulun, Gary Hamilton ou Gordon Redding). En historien, Sherman Cochran contextualise la question et étudie des firmes anglo-saxonnes, japonaises et chinoises dans le cadre précis de la Chine de la première moitié du XXe siècle. C’est donc à une plongée dans la réalité économique, sociale, politique de ces entreprises que l’auteur nous convie afin de voir comment ces modèles dessinés par des historiens ou des sociologues fonctionnent empiriquement. En outre, Sherman Cochran entend répondre aux historiens de la Chine qui ont pris parti soit d’insister sur la mise en place de systèmes impersonnels de pouvoir au cours des XIXe et XXe siècle, soit sur la pérennité des réseaux sociaux, sans jamais réconcilier ces deux dimensions de la réalité chinoise. Comme à son habitude, l’auteur s’exprime avec une grande clarté et on ne niera pas le plaisir vif éprouvé à lire ces pages où les mécanismes sociaux de l’entreprise sont patiemment démontés et donnés à voir dans leur fonctionnement quasi-quotidien.

Dans chacun des cas étudiés, la question de l’interaction entre réseaux personnalisés chinois et hiérarchie impersonnelle de la firme est posée à l’épreuve de trois séries de faits : les modalités de la distribution des produits, celles de la gestion de la main-d’œuvre (y compris son recrutement et sa formation) et enfin l’administration de l’entreprise.

L’auteur conclut à une interaction dynamique entre réseaux chinois et hiérarchies des firmes et à un processus d’hybridation des pratiques élaborées dans d’autres contextes au contact de la réalité chinoise. L’analyse montre que pendant que les entreprises étrangères s’indigénisent, les entreprises chinoises font réciproquement l’apprentissage de procédés et de pratiques nouvelles. Les entreprises étrangères recourent à des réseaux de marchands chinois pour distribuer leurs produits, comme elles s’appuient sur des contremaîtres chinois pour recruter, rémunérer, surveiller ou former la main-d’œuvre ouvrière. Réciproquement, les grandes entreprises chinoises mettent en place des mécanismes hiérarchiques de direction et de gestion.

Surtout, ces deux modalités d’organisation n’apparaissent ni antinomiques, ni devant nécessairement se succéder. Cochran montre qu’il n’y a pas de trajectoire type et que les firmes peuvent simultanément ou successivement, en fonction du contexte, faire appel à ces deux types d’organisation. Il n’y a ni frontière nette entre réseaux et hiérarchies, ni évolution linéaire des premiers vers les secondes (ou inversement). C’est à des interactions dynamiques que l’on assiste. Dans le cas de la Standard Oil, les réseaux chinois auxquels la firme recourt (en particulier pour distribuer ses produits) sont progressivement remplacés par une organisation hiérarchique des ventes, mais dans celui de la BAT, l’évolution est inverse. Au milieu des années 1920, l’entreprise textile Nagai tente de remplacer les recruteurs chinois par un système qui serait entièrement sous son contrôle, mais les premiers résistent (c’est là l’une des origines des grandes grèves de 1925-1927) et la direction est contrainte de faire marche arrière.

L’ouvrage constitue une contribution substantielle à un problème récurrent, celui de l’étude du monde chinois avec des catégories (issues de l’histoire des entreprises) forgées à l’épreuve d’une autre réalité (une discipline née aux Etats-Unis en réponse au choc de l’industrialisation). L’une des difficultés à appliquer le modèle chandlerien aux entreprises chinoises tient au peu de cas fait par Alfred D. Chandler du rôle du gouvernement et de celui des personnes. Sherman Cochran invite ici à élaborer des modalités spécifiques d’investigation sur le terrain chinois. Ce n’est, dit-il, que par commodité qu’il divise dans son exposé les différentes pratiques d’entreprises en fonction de la nationalité des propriétaires (les Occidentaux, les Japonais, les Chinois). Pour mieux comprendre ces pratiques, il faut étudier les interactions des entreprises avec la société chinoise, et les reconstituer dans le temps.

Cet ouvrage riche et brillant ne saurait qu’être utile à tous ceux qui s’intéressent à la modernisation en cours des entreprises chinoises et à l’acclimatation des entreprises étrangères en Chine. Même si Sherman Cochran se garde bien de formuler des recommandations, on est vivement tenté, à partir du constat de la pérennité des réseaux, d’inférer des conclusions pour les entreprises d’aujourd’hui.