BOOK REVIEWS

Timothy Brood et Bob Tadashi Wakabayashi éds., Opium Regimes: China, Britain, and Japan 1839-1952

by  David Kempf /

Cet ouvrage collectif a pour origine une conférence tenue à Toronto en mai 1997 intitulée « Opium in East Asian History ». Les coordinateurs de ce livre précisent dans la préface qu’ils n’ont pu publier toutes les communications : ils ne présentent ici « que » 17 articles, ce qui à l’arrivée produit un recueil dense, de facture éditoriale impeccable, possédant une remarquable bibliographie, bref, un constat incontournable de l’état des travaux portant sur un domaine de recherche dont l’ampleur va sans cesse croissant. On trouvera dans Opium regimes à la fois les résultats et a contrario les faiblesses de l’histoire de l’opium en Asie, à commencer justement par la sélection des auteurs : ceux-ci comprennent plusieurs jeunes docteurs proposant des travaux monographiques appuyés sur une documentation de première main, mêlés à des vétérans du domaine qui offrent aujourd’hui des problématisations ambitieuses du phénomène de l’opium, mais n’incluent aucun auteur de Chine continentale ni aucun spécialiste s’attaquant véritablement au problème de la contrebande et du trafic dans son détail((1). Les coordinateurs de l’ouvrage ont privilégié la structuration d’une problématique « positive », centrée sur l’économie politique de la drogue, qui traite effectivement les questions primordiales des intérêts, des acteurs et de l’impact de l’opium mais sous-estime la notion d’échelle. Cela est directement lié au problème des sources, dont la discussion n’est abordée ni par les éditeurs ni pratiquement par aucun auteur, ce qui constitue la plus grande faiblesse du livre et le problème le plus épineux de ce domaine de recherche. Il est capital de rappeler qu’il n’existe quasiment pas de série statistique cohérente et que l’essentiel de la documentation est d’origine officielle alors que des lois de prohibition couvrent la plus grande partie de la période et qu’on n’aperçoit par conséquent souvent que « le revers de la médaille ». Dans ce contexte, les politiques de l’opium sont pour la plupart sujettes à caution et les documents disponibles sont d’utilisation malaisée, méritant en tous cas d’être ouvertement discutés. Par ailleurs, l’utilisation de sources alternatives telles que les diverses chroniques chinoises et les recueils de mémoires est quasiment inexistante alors que les travaux de l’historien chinois Dong Yiming suggèrent toute leur richesse((2). Cette remarque recoupe le fait que les historiens chinois n’ont que récemment commencé à défricher le sujet de manière critique mais souligne d’autant le poids de leur absence dans ce qu’on pourrait définir comme « l’acte de naissance » de l’étude moderne du phénomène de l’opium en Asie.

Le livre se compose de quatre chapitres qui abordent successivement les dimensions historiques du commerce (premier chapitre, deux articles), la distribution et la consommation de la drogue (deuxième chapitre, cinq articles), son contrôle et les résistances induites (troisième chapitre, six articles), et l’issue paradoxale de la drogue entre la période de l’occupation japonaise et la « libération » communiste (quatrième chapitre, quatre articles). Bien que les travaux n’aient pas pour cadre exclusif la Chine (un article porte sur l’opium dans le Japon du XIXe siècle et un autre sur les fermes de l’opium en Asie du sud-est), il s’agit essentiellement d’une histoire de la drogue en Chine. La période traitée va de la guerre de l’opium à la résolution de cette question communément admise en 1952, qui se caractérise par la prohibition définitive et la destruction effective de l’opium ainsi que le traitement des intoxiqués. Dans ce laps de temps d’un siècle, l’opium est une substance aux facettes et aux implications multiples dont les effets variés participeront en définitive de la formation de l’Etat chinois. Comme le résume clairement l’un des auteurs, « la mise en place d’un Etat chinois moderne aurait été une tâche considérablement moins difficile si de l’opium n’avait pas été importé à grande échelle par l’Angleterre. Quel que soient les divers autres scénarios envisageables, le rapport historique entre l’opium et la constitution de l’Etat chinois demeure concrètement important. La dynamique créatrice de l’Etat chinois subit le poids de l’opium, une situation que les responsables gouvernementaux et que l’élite perçurent comme un problème moral dont les dimensions sociales, économiques et politiques atteignirent des proportions qu’aucun autre pays n’a connues »((3). Les coordinateurs de l’ouvrage ont voulu mettre l’accent sur l’interpénétration de ces diverses facettes et en fin de compte sur la portée intrinsèquement politique du contrôle de l’opium au point d’en désigner les acteurs, concurrentiels presque toujours, comme des « régimes » de l’opium, ce qui a inspiré le titre fondamentalement polémique de l’ouvrage. Ce choix demeure discutable, car il confond des structures d’échelle inégale dont les fondements ne reposent de plus pas de manière égale sur l’exploitation de la drogue. Le rapprochement entre l’East India Company et l’organisation nationale chinoise de lutte contre l’opium apparaît à ce titre des plus hasardeux.

La présentation de ces diverses dimensions correspond en fait aux temps forts de l’évolution de l’histoire de l’opium en Asie, qui débuta par des logiques essentiellement économiques((4) mais devint en fin de compte un enjeu politique majeur. L’opium, soit par l’intégration de sa production et de sa consommation et la création d’un marché captif, soit par la concentration de sa distribution, permit de générer des capitaux considérables. C. Trocki démontre comment les fermes d’opium permirent une accumulation capitalistique chinoise en Asie du sud-est par le biais de l’économie politique coloniale. Les taxes sur l’opium alimentèrent les budgets, le monopole de la distribution contribua à la mise en place d’industries compétitives en assurant une quasi gratuité de la main d’œuvre((5) et le rachat des fermes provoqua des regroupements de capitaux importants qui dépassèrent les limites administratives et politiques des colonies. L’importance de l’opium pour le budget colonial est reprise par Christopher Munn dans le cas de Hong Kong qui expose toutefois les difficultés éprouvées par les autorités britanniques pour collaborer avec les entrepreneurs locaux. En définitive, le système des fermes assurait un contrôle trop réduit sur les revenus de l’opium et apparut désuet au début du XXe siècle lorsque le commerce devint moralement indéfendable. C’est cet aspect qui détermine véritablement l’histoire moderne de l’opium et l’utilisation massive des revenus de l’opium par l’armée japonaise pour financer l’effort de guerre en Chine. La mise en place de régimes collaborationnistes marque par exemple le « retard » du Japon sur cette tendance générale plus que la mise en place d’un hypothétique complot destiné à soumettre à la dépendance de la drogue une nation entière((6). L’article de Gregory Blue sur le commerce de l’opium réalisé par les Anglais souligne une évolution similaire à partir de 1913 lorsque le gouvernement britannique accepta de cesser les exportations d’opium indien en Chine.

Du point de vue chinois, le problème se posa en termes décalés mais identiques : la plus value économique engendrée par la production, la distribution et la taxation de l’opium se heurta à l’illégitimité grandissante du trafic de narcotiques. Les politiques indigènes de l’opium opérèrent toutes dans ce contexte, depuis l’effort impérial mené dans la dernière décennie des Qing jusqu’aux avatars prohibitionnistes du régime nationaliste. Leur mise en œuvre dépendit d’une part de la détermination et de l’efficacité du pouvoir exécutif, dont on constate qu’il ne fut pas sans mérite sous les Qing comme le montre l’article de Judith Wyman sur la prohibition de l’opium au Sichuan, la province la plus imprégnée par la culture de cette drogue à la fin du XIXe siècle. Ces politiques nécessitaient aussi la collaboration de l’élite locale, qui réagit de manière diverse selon les lieux mais contribua néanmoins aux résultats acquis au début du XXe siècle, comme dans le cas du Fujian étudié par Joy Mandancy. Elles varièrent enfin selon la réaction des producteurs, dont Lucien Bianco suit l’évolution depuis une réaction initiale de non compréhension à l’égard d’un changement de politique « imprévisible » jusqu’à la résistance vis-à-vis de taxations outrancières dans un contexte politique et légal incohérent. On regrettera en ce sens que ne figure dans ce recueil aucun article monographique sur les politiques de l’opium des divers seigneurs de la guerre, surtout s’agissant de provinces aussi cruciales pour l’opium que celles du sud-ouest chinois comme le Yunnan, le Guizhou et le Guangxi. Alan Baumler propose toutefois dans son article central sur les origines du plan de prohibition de l’opium adopté par le régime du Kuomintang en 1936 une analyse générale de l’économie politique de l’opium pendant cette période. Il décrit la façon dont Tchiang Kaï-shek utilisa un levier idéologiquement puissant — la lutte contre l’opium— pour mettre en place un monopole de distribution et de consommation de la drogue, destiné théoriquement à contrôler le trafic et le réduire progressivement, mais concrètement à garantir ses finances et à assécher celle des factions politiques concurrentes. Baumler conclut justement en constatant que « bien qu’elles s’inscrivent dans un contexte général d’échec, les politiques de l’opium de Tchiang ne peuvent apparaître que comme un succès, quelque cynique qu’il soit ». En effet la prohibition de l’opium ne progressa pas jusqu’à l’avènement des communistes et les dénonciateurs de la situation de la drogue en Chine ne furent jamais dupes. Il en va en particulier de l’Association chinoise de lutte contre l’opium, dont Edward Slack retrace la courte existence entre 1924 et 1937 lorsque ses dirigeants en décident la dissolution en réponse au plan de 1936 et à l’offre de Tchiang de financer le mouvement en échange du soutien politique de ce dernier au KMT.

Bien qu’il soit difficile d’en juger sur le terrain, on sera tenté de présumer que le degré de tolérance de la population chinoise à l’égard de l’opium s’est émoussé pendant ce demi-siècle et que l’avènement d’un régime maître du terrain politique et prêt à résoudre définitivement le problème de la drogue a correspondu dans une certaine mesure à l’attente générale. On en observe des signes avant même la fin de la guerre lors des très longues manifestations étudiantes de 1943, décrites par Mark S. Eykholt. Le rôle du régime pro-japonais de Wang Jingwei apparaît dans cette étude certes important et donne l’image d’une manipulation destinée à rompre le monopole japonais sur la distribution de la drogue pour la reprendre à son compte et obtenir une plus grande marge d’autonomie. Bien que le traitement des sources s’avère ici particulièrement ambigu, les divers mouvements lancés pendant la période nationaliste — Mouvements de la Vie Nouvelle et de la Nouvelle Jeunesse — concourent tous, malgré leurs visées immédiatement politiques, à une nouvelle société qui se cristallise de manière exemplaire dans l’attitude vis-à-vis de l’opium. Dans cette perspective, le succès apparemment retentissant de la prohibition communiste, opérée entre 1949 et 1952, doit être envisagé sous l’angle d’une mobilisation à la fois politique et populaire inédite : Zhou Yongming nous en offre une représentation partielle dans l’article final de Opium regimes, en soulignant que la résolution de l’intoxication centenaire de la Chine ne s’appuya pas tant sur des exécutions ainsi que les observateurs occidentaux l’ont longtemps cru, mais plutôt sur une campagne de propagande fondée sur la dénonciation. Zhou affirme que le contrôle social communiste était déjà alors capable d’annihiler la liberté individuelle et de casser les solidarités familiales et sociales et qu’il conforta d’autant son envergure totalitaire à l’issue de cette campagne victorieuse. Dans le cas de l’opium, l’hypothèse d’une réelle ferveur mobilisatrice populaire n’est pourtant pas à négliger.

L’étude de l’opium en Chine nous semble aujourd’hui atteindre cette limite « culturelle ». Seul l’article de Alexandrer V. Des Forges sur la représentation de l’opium dans les écrits sur Shanghai emprunte dans Opium regimes ce chemin. Il nous livre un résultat mitigé, tout en contraste, qui lie au trafic et à la consommation de l’opium la corruption et la dégénérescence de la ville mais aussi sa richesse et sa culture récréative. La description critique de la représentation de l’opium, de sa portée culturelle et sociale en Chine, demeure cependant à écrire pour expliquer, au delà de l’économie politique dont on trouve dans ce livre un premier aboutissement, le phénomène inédit de l’intoxication massive de la Chine par la « fée noire »((7).