BOOK REVIEWS
Xin Liu, In One's Shadow. An Ethnographic Account of the Condition of Post-Reform in Rural China
Voici un livre qui, tout en apportant beaucoup dinformations intéressantes, laisse le lecteur sur sa faim et un peu perplexe, vu le décalage existant entre ce que lauteur annonce comme ambition et ce quil nous propose comme analyse. Les difficultés rencontrées par Xin Liu pour répondre aux questions, tout à fait pertinentes, quil se pose, sont cependant exemplaires des problèmes rencontrés dans certains travaux. A ce titre, elles mériteraient de susciter un débat portant sur les approches méthodologiques et conceptuelles considérées aujourdhui comme légitimes dans le domaine des enquêtes ethnographiques.
Le village observé, Zhaojiahe, est situé non loin de Yenan, dans la province du Shaanxi. Il sagit là dune région sur laquelle il existe relativement peu de monographies villageoises, doù lintérêt de ce choix. Cette originalité sur le plan géographique se double dune autre originalité, sociale cette fois : Zhaojiahe fait partie de ces communautés, souvent négligées dans les études évoquant les transformations récentes dans les régions rurales, dont les habitants sont nostalgiques de la période maoïste. Ils se plaignent en effet dêtre aujourdhui ignorés et isolés. Ils réprouvent également les inégalités croissantes entre membres dune même localité ainsi que la diminution du contrôle quils considèrent avoir autrefois exercé sur les responsables locaux.
Lauteur na cependant pas pour objet danalyser de façon plus détaillée les facteurs expliquant de telles déceptions, ou de comparer la situation de Zhaojiahe avec celle dautres localités. Son étude a pour visée dobserver un processus de modernisation, ou plus précisément : « the process of experiencing a historically specific form of modernization by a particular group of rural residents, burdened with a revolutionary past » (préface). Pour ce faire, il étudie dans un premier temps certains aspects ou moments fondamentaux de la vie locale tels que la parenté, le mariage et la nourriture (notamment le symbolisme des aliments) puis, dans une deuxième partie, sefforce de comprendre des pratiques quotidiennes liées à lhospitalité, à lexpression démotions lors des mariages ou funérailles, à certains moments de négociation ou à lémergence de nouvelles formes de stratification.
Il y a beaucoup à apprendre de la lecture de ce livre. Le chapitre concernant la parenté est particulièrement intéressant dans la mesure où les données sont présentées de façon assez systématique et détaillée pour permettre une comparaison avec dautres localités. Des concepts tels que ceux de zijiawu soit le groupé formé par les descendants dun même ancêtre, mais aussi de yuanzi (cour) ou de yao, lun des bâtiments les plus importants, y sont très bien décrits et constituent certainement une contribution à la connaissance des questions de parenté dans la société chinoise actuelle.
Si chaque chapitre comporte des descriptions originales, Xin Liu narrive pourtant pas à nous convaincre lorsquil propose une analyse des faits décrits. Cela, pour deux raisons fondamentales.
La première est sans doute que lon attend en vain que lauteur justifie à un moment donné le choix des moments ou pratiques observées par rapport à sa problématique initiale: lanalyse dun processus de modernisation. On éprouve en effet le sentiment que la collection des faits rapportés na pas été réellement pensée mais dépend soit de certaines traditions anthropologiques le structuralisme privilégiant par exemple létude de la parenté ou la sociologie de Bourdieu et notamment la notion dhabitus , soit tout simplement de faits empiriques que lauteur a eu loccasion dobserver et qui relèvent selon lui des « pratiques » quotidiennes à partir desquelles il souhaite discuter « linconscient social ». Autrement dit, ce nest pas, bien évidemment, la diversité des phénomènes étudiés qui surprend, mais plutôt le statut incertain qui est donné à chacun de ces phénomènes et labsence de liens établis entre eux. De façon plus précise, les analyses proposées et distinguées comme relevant du « macro » ou des « pratiques », de la structure ou des agents sociaux, révèlent un usage problématique de ces concepts. Lauteur sinspire en effet de traditions différentes, ayant donné de ces notions des interprétations également différentes (Levi-Strauss, Wittgenstein, Bourdieu, Foucault par exemple sont tour à tour invoqués). Doù le manque de cohérence épistémologique et conceptuel de louvrage.
La deuxième difficulté tient au fait que les développements théoriques, citant les travaux de différents anthropologues ou sociologues et illustrant le souci de lauteur de prendre part à ces débats, sont accolés et non pas intégrés aux données recueillies sur le terrain. De façon plus précise, les discussions de la littérature secondaire, pourtant menées avec sérieux, nalimentent pas, ou nalimentent que faiblement lanalyse des faits empiriques décrits, suscitant chez le lecteur un sentiment de déception. Cette difficulté à associer étroitement les faits et leur analyse découle du premier problème évoqué : lauteur semble, à force dembrasser des postures conceptuelles différentes, ne plus savoir quelle est sa propre position par rapport aux faits observés, et donc comment interroger ceux-ci. Lune des difficultés majeures quil rencontre est notamment celle du statut à accorder à la parole de ceux quil observe : reflet de structures profondes inconscientes, expression de stratégies, acte dinnovation visant à réinterpréter les règles et à donner naissance à des formes nouvelles, etc.
Du coup, entre la description de certains faits et la discussion de nombreux ouvrages, lauteur ne parvient pas à développer sa propre analyse et propose de façon souvent abrupte des conclusions peu convaincantes. Il affirme ainsi par exemple (p. 50) que les aspects pratiques de la parenté ont été renforcés par la révolution sans vraiment nous montrer comment il parvient à cette conclusion. Il avance que les paysans sont aujourdhui en mesure de manipuler les formes culturelles et plus précisément de séparer une forme culturelle de son contenu, ce qui nétait pas possible autrefois, le lien entre une forme et son contenu étant alors sacré (p. 155). Outre la pertinence dune telle distinction, on ne peut que questionner le bien-fondé de laffirmation implicite selon laquelle les membres de la société étaient hier passifs face à un certain héritage culturel et incapables dy introduire des innovations. Enfin, lune des hypothèses les plus intéressantes de louvrage, reprise en conclusion, (p. 182) le fait que les pratiques actuelles soient le fruit dune combinaison entre éléments traditionnels, révolutionnaires et modernes nest malheureusement pas véritablement démontrée.
Il ne sagit pas ici de déconseiller la lecture de cet ouvrage, lequel relate des faits intéressants, portant sur une région peu connue, et dans lequel lauteur ouvre de nombreuses pistes de recherche. Il sagit simplement, par ce commentaire un peu sévère, dattirer lattention sur la nécessité pour les chercheurs sintéressant à la société chinoise non seulement de mobiliser mais de prendre position par rapport aux débats en cours dans les sciences sociales ; dadopter une approche présentant une certaine cohérence par rapport à des traditions qui sopposent sur certains aspects fondamentaux, et de contribuer ainsi, par lanalyse de la réalité chinoise, passée ou présente, à éclairer ces débats.