BOOK REVIEWS

Xin Liu, In One's Shadow. An Ethnographic Account of the Condition of Post-Reform in Rural China

by  Isabelle Thireau /

Voici un livre qui, tout en apportant beaucoup d’informations intéressantes, laisse le lecteur sur sa faim et un peu perplexe, vu le décalage existant entre ce que l’auteur annonce comme ambition et ce qu’il nous propose comme analyse. Les difficultés rencontrées par Xin Liu pour répondre aux questions, tout à fait pertinentes, qu’il se pose, sont cependant exemplaires des problèmes rencontrés dans certains travaux. A ce titre, elles mériteraient de susciter un débat portant sur les approches méthodologiques et conceptuelles considérées aujourd’hui comme légitimes dans le domaine des enquêtes ethnographiques.

Le village observé, Zhaojiahe, est situé non loin de Yen’an, dans la province du Shaanxi. Il s’agit là d’une région sur laquelle il existe relativement peu de monographies villageoises, d’où l’intérêt de ce choix. Cette originalité sur le plan géographique se double d’une autre originalité, sociale cette fois : Zhaojiahe fait partie de ces communautés, souvent négligées dans les études évoquant les transformations récentes dans les régions rurales, dont les habitants sont nostalgiques de la période maoïste. Ils se plaignent en effet d’être aujourd’hui ignorés et isolés. Ils réprouvent également les inégalités croissantes entre membres d’une même localité ainsi que la diminution du contrôle qu’ils considèrent avoir autrefois exercé sur les responsables locaux.

L’auteur n’a cependant pas pour objet d’analyser de façon plus détaillée les facteurs expliquant de telles déceptions, ou de comparer la situation de Zhaojiahe avec celle d’autres localités. Son étude a pour visée d’observer un processus de modernisation, ou plus précisément : « the process of experiencing a historically specific form of modernization by a particular group of rural residents, burdened with a revolutionary past » (préface). Pour ce faire, il étudie dans un premier temps certains aspects ou moments fondamentaux de la vie locale tels que la parenté, le mariage et la nourriture (notamment le symbolisme des aliments) puis, dans une deuxième partie, s’efforce de comprendre des pratiques quotidiennes liées à l’hospitalité, à l’expression d’émotions lors des mariages ou funérailles, à certains moments de négociation ou à l’émergence de nouvelles formes de stratification.

Il y a beaucoup à apprendre de la lecture de ce livre. Le chapitre concernant la parenté est particulièrement intéressant dans la mesure où les données sont présentées de façon assez systématique et détaillée pour permettre une comparaison avec d’autres localités. Des concepts tels que ceux de zijiawu soit le groupé formé par les descendants d’un même ancêtre, mais aussi de yuanzi (cour) ou de yao, l’un des bâtiments les plus importants, y sont très bien décrits et constituent certainement une contribution à la connaissance des questions de parenté dans la société chinoise actuelle.

Si chaque chapitre comporte des descriptions originales, Xin Liu n’arrive pourtant pas à nous convaincre lorsqu’il propose une analyse des faits décrits. Cela, pour deux raisons fondamentales.

La première est sans doute que l’on attend en vain que l’auteur justifie à un moment donné le choix des moments ou pratiques observées par rapport à sa problématique initiale: l’analyse d’un processus de modernisation. On éprouve en effet le sentiment que la collection des faits rapportés n’a pas été réellement pensée mais dépend soit de certaines traditions anthropologiques — le structuralisme privilégiant par exemple l’étude de la parenté ou la sociologie de Bourdieu et notamment la notion d’habitus —, soit tout simplement de faits empiriques que l’auteur a eu l’occasion d’observer et qui relèvent selon lui des « pratiques » quotidiennes à partir desquelles il souhaite discuter « l’inconscient social ». Autrement dit, ce n’est pas, bien évidemment, la diversité des phénomènes étudiés qui surprend, mais plutôt le statut incertain qui est donné à chacun de ces phénomènes et l’absence de liens établis entre eux. De façon plus précise, les analyses proposées et distinguées comme relevant du « macro » ou des « pratiques », de la structure ou des agents sociaux, révèlent un usage problématique de ces concepts. L’auteur s’inspire en effet de traditions différentes, ayant donné de ces notions des interprétations également différentes (Levi-Strauss, Wittgenstein, Bourdieu, Foucault par exemple sont tour à tour invoqués). D’où le manque de cohérence épistémologique et conceptuel de l’ouvrage.

La deuxième difficulté tient au fait que les développements théoriques, citant les travaux de différents anthropologues ou sociologues et illustrant le souci de l’auteur de prendre part à ces débats, sont accolés et non pas intégrés aux données recueillies sur le terrain. De façon plus précise, les discussions de la littérature secondaire, pourtant menées avec sérieux, n’alimentent pas, ou n’alimentent que faiblement l’analyse des faits empiriques décrits, suscitant chez le lecteur un sentiment de déception. Cette difficulté à associer étroitement les faits et leur analyse découle du premier problème évoqué : l’auteur semble, à force d’embrasser des postures conceptuelles différentes, ne plus savoir quelle est sa propre position par rapport aux faits observés, et donc comment interroger ceux-ci. L’une des difficultés majeures qu’il rencontre est notamment celle du statut à accorder à la parole de ceux qu’il observe : reflet de structures profondes inconscientes, expression de stratégies, acte d’innovation visant à réinterpréter les règles et à donner naissance à des formes nouvelles, etc.

Du coup, entre la description de certains faits et la discussion de nombreux ouvrages, l’auteur ne parvient pas à développer sa propre analyse et propose de façon souvent abrupte des conclusions peu convaincantes. Il affirme ainsi par exemple (p. 50) que les aspects pratiques de la parenté ont été renforcés par la révolution sans vraiment nous montrer comment il parvient à cette conclusion. Il avance que les paysans sont aujourd’hui en mesure de manipuler les formes culturelles et plus précisément de séparer une forme culturelle de son contenu, ce qui n’était pas possible autrefois, le lien entre une forme et son contenu étant alors sacré (p. 155). Outre la pertinence d’une telle distinction, on ne peut que questionner le bien-fondé de l’affirmation implicite selon laquelle les membres de la société étaient hier passifs face à un certain héritage culturel et incapables d’y introduire des innovations. Enfin, l’une des hypothèses les plus intéressantes de l’ouvrage, reprise en conclusion, (p. 182) — le fait que les pratiques actuelles soient le fruit d’une combinaison entre éléments traditionnels, révolutionnaires et modernes — n’est malheureusement pas véritablement démontrée.

Il ne s’agit pas ici de déconseiller la lecture de cet ouvrage, lequel relate des faits intéressants, portant sur une région peu connue, et dans lequel l’auteur ouvre de nombreuses pistes de recherche. Il s’agit simplement, par ce commentaire un peu sévère, d’attirer l’attention sur la nécessité pour les chercheurs s’intéressant à la société chinoise non seulement de mobiliser mais de prendre position par rapport aux débats en cours dans les sciences sociales ; d’adopter une approche présentant une certaine cohérence par rapport à des traditions qui s’opposent sur certains aspects fondamentaux, et de contribuer ainsi, par l’analyse de la réalité chinoise, passée ou présente, à éclairer ces débats.