BOOK REVIEWS

David S.G. Goodman, Social and Political Change in Revolutionary China: The Taihang Base Area in the War of Resistance to Japan, 1937-1945

by  Lucien Bianco /

L’étude des bases rurales communistes entre 1937 et 1945 a énormément progressé durant le dernier quart((1) et plus encore la dernière décennie du XXe siècle. L’ouverture des archives et la publication en Chine populaire de copieuses collections de documents issus de ces archives ont beaucoup contribué à cet essor de la recherche. Une ouverture que la conjoncture des années 1980 a particulièrement favorisée dans le cas de la région frontalière Jin-Ji-Lu-Yu (Shanxi-Hebei-Shandong-Henan) et plus précisément de l’une de ses composantes : la base des monts Taihang (au sud-est du Shanxi) étudiée par Goodman. C’est là, en effet, que Deng Xiaoping a séjourné et agi pendant la plus grande partie de la guerre, et avec lui d’autres dirigeants qui n’ont pas toujours été en odeur de sainteté : Peng Dehuai, Yang Shangkun, Bo Yibo et Li Xuefeng. Raison suffisante pour qu’éclipsée du vivant de Mao par le modèle et le mythe de Yan’an, la base des Taihang ait fait l’objet d’une attention privilégiée sous son épigone. A la fin des années 1980, on comptait dans le Shanxi pas moins de cent vingt historiens locaux recrutés pour étudier la base des Taihang((2).

Grâce à la bonne douzaine de monographies((3) qui couvrent désormais la quasi totalité des bases révolutionnaires où les communistes ont bâti la victoire de 1949, la question initiale (le choix entre la thèse « nationale » de Chalmers Johnson et la thèse « sociale » de Mark Selden) a été remplacée par l’histoire réelle — et non plus idéale — de cette période décisive. Cette histoire devient sans cesse plus minutieuse et plus locale. Goodman concentre son enquête sur trois des cinquante-huit districts (xian) intégrés en totalité ou en partie à la base des Taihang: Liaoxian, Wuxiang et Licheng. Le plan du livre est très simple, peut-être trop. La progression logique et chronologique entre les deux parties du livre est parfaitement fondée : d’abord « l’ordre politique », qui traite des tâches préalables (maintien de la sécurité et construction politique), ensuite la « réforme sociale », une réforme qui confine à la révolution. C’est le plan à l’intérieur de chacune des deux parties qui paraît trop compartimenté : un chapitre consacré à la base des Taihang, voire à la région frontalière Jin-Ji-Lu-Yu dans son ensemble, suivi de trois chapitres monographiques consacrés à chacun des trois xian, ce qui fait ressortir plus nettement les variables (les caractéristiques et l’expérience parfois divergentes des trois xian) que le processus global et les thèmes communs. Reprenons quelques-uns de ces thèmes.

Le premier, déjà évoqué à propos de la division du livre en deux grandes parties, est l’établissement prioritaire du contrôle militaire et politique sur une région donnée. Sans ce contrôle, il n’est même pas question de commencer à mobiliser les paysans. S’ils tentent patiemment de le consolider, les communistes sont assez souvent réduits à le défendre, pas toujours avec succès. Tenté de longue date (car on connaît la suite) de tenir pour inéluctable la victoire finale des communistes, on risque d’en méconnaître le coût et la contingence.

C’est pour l’essentiel l’armée japonaise qui a déterminé le découpage de cette histoire de huit ans en quatre périodes :

- peu présente dans ces montagnes jusqu’à la fin de 1938, l’armée japonaise n’a pas empêché l’installation et l’expansion rapide d’un pouvoir pas encore officiellement communiste : la Ligue du Sacrifice pour le Salut National (en abrégé : Ximenghui) se présente plutôt comme l’expression ou l’avant-garde du front uni des résistants, promu par Yan Xishan, maître du Shanxi. A l’échelon local, elle n’en est pas moins combattue par l’établissement politique des différents xian qui lui reprochent de receler parmi ses dirigeants nombre de clandestins communistes et de faire le jeu du PCC. Il n’y a pas eu ici de « vide politique » au début de la guerre : l’invasion n’a pas, comme on le répète souvent, fait fuir les autorités en place et celles-ci n’ont pas assisté sans réagir à l’établissement d’un pouvoir concurrent.

- en 1939, les Japonais reviennent et la tension entre communistes et Yan Xishan s’accroît au point de déclencher une véritable guerre civile (de décembre 1939 à mars 1940). Puisque le front uni a vécu (également avec le Kuomintang, qui ne fait même pas cause commune avec Yan), le PCC établit son contrôle direct sur la base, intégrant en son sein l’essentiel des comités et des membres de la Ligue du Sacrifice.

- les trois années qui suivent (jusqu’à la mi-1943) correspondent à la période de loin la plus difficile en raison de l’intense activité japonaise et des terribles représailles suscitées par l’offensive des Cent Régiments, lancée par Peng Dehuai en août 1940.

- rognée au cours de la troisième phase, la base se renforce et s’étend durant les deux dernières années de la guerre, à la faveur de la diminution croissante des effectifs japonais, requis sur d’autres théâtres d’opération.

Dire que les communistes ont toujours fait passer la sécurité militaire et le contrôle politique avant la révolution sociale n’implique évidemment pas qu’ils aient renoncé à cette dernière, d’autant plus que bien conduite elle pouvait consolider leur pouvoir autant et plus qu’elle risquait de le déstabiliser s’ils s’y prenaient mal. Dans les trois xian étudiés par Goodman, leur performance a été pour le moins inégale. Adeptes les plus précoces et les plus actifs de la cause résistante ou communiste, les intellectuels monopolisent bon nombre de postes de responsabilités dans la nouvelle administration. En 1940, beaucoup d’entre eux sont brutalement exclus, surtout à Licheng. Après la rupture du front uni, le PCC entreprend de purger ses rangs des éléments coupables d’avoir incarné ce front ou tout simplement suspects en raison de leur origine sociale : si l’on a étudié à Taishan ou Pékin, on ne peut être que fils de propriétaire foncier ou de paysan riche. Nombre de ces intellectuels désertent la cause qui les a désertés : ils abandonnent la base pour ne plus revenir ; le ressentiment en conduit d’autres à la révolte. En octobre 1941, l’administration communiste du xian de Licheng est attaquée par cinq cents adeptes du Sixième Trigramme, une secte qui défend certes le particularisme local et les intérêts des privilégiés menacés par la politique sociale communiste, mais exprime aussi les aspirations des jeunes femmes aisées à une vie moins recluse ou au choix libre du conjoint et la rancœur de la fraction la plus éclairée de l’élite locale, victime du sectarisme … de l’autre secte (le PCC). Impitoyablement réprimée, la révolte d’octobre 1941 n’en sera pas moins suivie de deux autres, mais la leçon n’est pas perdue pour les communistes, qui recrutent des femmes, leur confient des responsabilités dans l’administration du xian et réintègrent des intellectuels, y compris aux postes de direction.

Ils corrigent aussi l’égalitarisme de leur politique sociale et le recrutement privilégié de paysans pauvres et d’ouvriers agricoles dans le Parti, l’administration et les associations paysannes. Lors de la « consolidation » — euphémisme pour la purge — du printemps 1940, le PCC a instauré un quota d’éléments « prolétariens » (ouvriers agricoles, fermiers et paysans pauvres) à recruter de façon prioritaire. A partir de 1942, déçu par les performances des nouvelles recrues (illettrées, trop pauvres pour consacrer beaucoup de temps aux tâches non agricoles et difficiles à contrôler en présence des propriétaires fonciers et des paysans riches), il recommence à confier des responsabilités aux paysans moyens. Plus important, le PCC décide alors de reconstruire l’économie autour du paysan moyen et non plus du paysan pauvre. Entre les « anciens » paysans moyens et les « nouveaux » (une minorité de paysans riches spoliés d’une partie de leurs terres ou contraints à les vendre en raison d’une fiscalité discriminatoire, une majorité de paysans pauvres promus grâce à la politique sociale communiste), les paysans moyens deviennent en fin de période la catégorie sociale majoritaire : ils représentent à eux seuls les deux tiers des foyers détenteurs de terres et possèdent à peu de choses près les deux tiers des terres cultivables des Taihang.

Cette classe qui constitue vers 1944-1945 la base sociale du nouveau régime — ce ne sera, bien sûr, plus le cas après l’extension du nouveau régime à la Chine entière —, les communistes ne l’apprécient guère. Ils discutent et se disputent à son propos : de nombreux cadres critiquent plus durement les paysans moyens que les paysans pauvres. Mais acculés à choisir entre deux partenaires dont l’élimination des propriétaires fonciers a fait des rivaux et parfois des ennemis (les tensions sociales intra-paysannes s’aiguisent dans les villages « libérés »), les communistes estiment tous comptes faits plus opportun de s’appuyer sur les paysans moyens et plus sûr de faire fonds sur eux pour développer la production.

Pauvres ou moyens, les paysans de quarante ans ou plus obéissent, mais ne deviennent pas activistes. Le fossé entre les générations est un autre thème développé par Goodman : les communistes recrutent parmi les jeunes, l’âge est un critère d’adhésion autrement décisif que l’appartenance sociale. En ce qui concerne celle-ci, précisons que les paysans qui ont quelque bien (paysans moyens) se sont moins difficilement laissé convertir que leurs frères plus démunis et plus exploités et répétons que la palme de l’enthousiasme revient sans conteste aux jeunes intellectuels. Ces thèmes — et d’autres encore, tels le rôle de la violence et de la contrainte, une construction et un fonctionnement politique « from top down », etc. — confirment les conclusions d’autres ouvrages. Parmi celles sur lesquelles s’accordent Goodman et d’autres auteurs, relevons encore le rôle éminent des intellectuels et des écoles((4) le rôle primordial du PCC (en train de devenir Parti-Etat), qui éclipse celui des masses paysannes((5), le sacrifice de la révolution sociale à la construction politique en cas de conflit entre les deux objectifs((6), enfin la progression laborieuse, étape par étape, des communistes contraints de naviguer entre les écueils((7). Il est rassurant qu’une étude solide comme celle de Goodman n’infirme pas, mais corrobore des conclusions antérieures. Elle est en outre doublement précieuse : par la façon convaincante dont elle caractérise la révolte anticommuniste de Licheng (cf. pp. 240-45) et par la finesse de l’analyse sociologique qui va de pair avec l’enracinement local de l’enquête.