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Corine Eyraud, L'entreprise d'Etat chinoise. De « l'institution sociale totale » vers l'entité économique ?

by  Pierre Miège /

Cet ouvrage de Corine Eyraud est tiré de sa thèse de doctorat récompensée par le « Prix de la Thèse 1993». Comme l’indique le titre, ce livre ne propose pas seulement une recherche sur la réforme du secteur d’Etat, mais tente également d’apporter des éléments de compréhension de la société urbaine chinoise.

Le concept d’« institution sociale totale » emprunté à Goffman résume assez bien le rapport entre entreprises et société en Chine à la fin des années 1970 : les entreprises d’Etat n’étaient pas seulement des entités économiques, mais également — et peut-être surtout — des cellules de l’Etat-Parti assurant de nombreuses fonctions administratives, politiques et sociales. Pour comprendre l’évolution de ce modèle d’entreprise, et de société, Corine Eyraud nous invite à un double mouvement du regard et de l’analyse : « […] de l’organisation de la société globale à l’organisation de l’entreprise, [puis de l’analyse] des pratiques de gestion de l’entreprise à celle de la structure de l’espace social et du mode de gestion de la société chinoise. » (p. 375). Ces deux approches font l’objet de deux parties (les deuxième et troisième parties), qui sont développées après une première partie dans laquelle l’auteur expose ses concepts théoriques et méthodologiques.

Pour mieux cerner l’organisation interne des entreprises, sont analysés successivement l’organisation administrative, politique et industrielle de la Chine, puis son « système industriel d’Etat », et enfin le niveau le plus micro-économique des entreprises elles-mêmes. Le portrait des entreprises ainsi dressé est complexe, et révèle que les réformes ont peu modifié leur organisation interne, à l’image de l’Etat-Parti. Corine Eyraud en profite pour proposer une conceptualisation des relations entre les organes politiques et administratifs, et les organes du PCC. Au niveau global, comme dans le cadre de l’entreprise, l’auteur dévoile « un seul système ramifié » (p. 81) dans lequel les organes étatiques et administratifs ne sont pas subordonnés au Parti, mais sont des « segments » du Parti, ou, pour reprendre l’expression de Nicole et Thomas Lowitt, des « ramifications » étatiques du Parti (cité par Corine Eyraud p. 80).

Mais si l’organisation est marquée par la permanence, l’analyse des modes de gestion (des ventes, des approvisionnements, du personnel, et surtout de la gestion financière et de la comptabilité) met en évidence ce que l’auteur qualifie de coexistence de deux temporalités : la temporalité des réformes, qui est celle de l’intégration des entreprises dans des mécanismes de marché et de leur responsabilité pour leurs pertes et profits ; et la temporalité de l’économie planifiée et de l’entreprise comme une « mini-société ». Ces deux temporalités entraînent des contradictions et des tensions. En particulier, elles modifient la gestion des fonctions sociales de l’entreprise d’Etat : « progressivement, l’entreprise se désinvestit financièrement de la gestion de cette société » (p. 364). Les services sociaux sont de plus en plus monétarisés et certaines catégories d’employés en sont exclus.

Ces analyses, méticuleuses et parfaitement construites, permettent de se faire une idée plus précise des entreprises du secteur d’Etat au milieu des années 1990, alors que les derniers travaux d’envergure dataient du milieu des années 1980. On appréciera dans cette recherche les nombreuses citations des entretiens que l’auteur a réalisés pendant 14 mois auprès de dirigeants d’entreprises ; ces citations affinent les analyses tout en mettant en lumière les contradictions auxquelles font face ces acteurs économiques. L’utilisation critique des nombreux travaux de recherche aussi bien étrangers que chinois inscrit cette recherche non seulement dans les problématiques de la sinologie, mais également dans les grands débats contemporains de la sociologie (rapports entre entreprise et société, autonomie des groupes sociaux, etc.). Il faut par ailleurs souligner la référence aux recherches menées sur les autres pays socialistes qui permet à Corine Eyraud de proposer des hypothèses intéressantes lorsque les sources chinoises manquent. Enfin, au cours de cet ouvrage, Corine Eyraud nous livre des réflexions très pertinentes sur les transformations du vocabulaire en Chine, offrant ainsi des points de vue originaux sur son objet de recherche.

Toutefois, ces analyses manquent parfois d’épaisseur historique, l’auteur ne replaçant pas toujours ses observations dans les évolutions longues de la Chine depuis 1949, renforçant ainsi l’impression de permanence des structures administratives et politiques actuelles de la Chine. Pour citer un exemple, l’apparente solidité de l’appareil du Parti à la fin des années 1990 ne peut se penser qu’au regard de son affaiblissement causé par la Révolution culturelle et sa restauration à partir du milieu des années 1970.

Le lecteur pourra surtout regretter la faiblesse de l’analyse des mutations de la société urbaine, au regard du programme de recherche présenté en introduction. Comme le souligne Corine Eyraud, la coexistence des deux temporalités ne s’observe pas uniquement dans les modes de gestion économique : « il s’agit de la coexistence de deux modes de gestion de la société, de deux types d’organisation sociale […] » (p. 373). Par conséquent, « changer cette qualité de “société totale” de l’entreprise d’Etat revient à changer radicalement l’organisation spatiale de la société urbaine chinoise, et donc à changer le mode de gestion de cette société. » (p. 365) Si les dernières pages de cet ouvrage apportent des éléments de réflexion pertinents sur ces transformations des structures sociales, le lecteur reste un peu sur sa faim. Le travail de recherche considérable réalisé auprès des entreprises explique que Corine Eyraud n’ait pas pu tout traiter. L’étude des autres sources de mutation de la société urbaine (par exemples la réforme du logement et de la protection sociale, la réorganisation de la ville autour des nouvelles activités économiques, la croissance des entreprises collectives et privées) éclairerait non seulement les mutations sociales mais également, comme Corine Eyraud le démontre avec justesse, les transformations et blocages auxquels les entreprises doivent faire face.

Cette faiblesse, loin de nuire à ce travail de très grande qualité, ouvre des champs de recherche susceptibles d’enrichir la réflexion sur la Chine contemporaine. En attendant que des chercheurs s’en emparent et prolongent le programme de recherche que nous propose Corine Eyraud, il nous faut apprendre sur l’entreprise à partir des évolutions sociales et comprendre la société à partir de l’entreprise.