BOOK REVIEWS

Elisabeth Fouquoire-Brillet, La Chine et le nucléaire ; Solomon M. Karmel, China and the People's Liberation Army, Great Power or Struggling Developing State? ; Michael Pillsbury, China Debates the Future Security Environment ; Susan Puska éd., People's

by  Valérie Niquet /

La montée en puissance de la Chine, son développement militaire, l’opacité de ses orientations stratégiques — opacité d’autant plus profonde qu’elle contraste avec l’éclat aveuglant des déclarations officielles — nourrissent nombre d’interrogations. Ces interrogations se trouvent à la source d’une abondante production d’ouvrages consacrés à cette question essentielle de la nature de la puissance chinoise, et notamment de sa puissance militaire. Pourtant, en dépit de la multiplicité des titres, le dénominateur commun à la majorité de ces ouvrages est de se situer dans la problématique du débat sur la menace chinoise et de confiner l’analyse à une position très exclusivement américano-centrée, en oubliant le paradigme principal du déséquilibre stratégique au niveau régional.

Solomon Karmel veut souligner la dichotomie qui existe — applicable à la Chine — entre des ambitions de grande puissance et les capacités limitées d’un pays en développement. La principale ambition de l’ouvrage semble être de combattre les théories de la menace chinoise (China Threat Theories) et de mettre en perspective la « soi-disant montée en puissance de la Chine ». Pour Solomon Karmel, la Chine est un Etat en développement dont les énergies sont totalement mobilisées par les menaces qui pèsent sur des frontières mal définies. C’est ainsi que la RPC se trouve menacée au Xinjiang, à Taiwan, en mer de Chine du Sud et sur ses frontières avec l’Inde, ce qui constitue en effet la typologie traditionnelle des « menaces » définies par les stratèges chinois.

Pour Solomon Karmel, la Chine ne peut donc constituer une menace puisqu’elle se sent elle-même menacée. Ce faisant, il oublie que ce sont les oppositions qui se manifestent contre l’extension de la zone de contrôle de Pékin qui constituent les « menaces » auxquelles le régime chinois fait référence. La RPC n’admet pas en effet le statu quo et définit comme « menace » le « séparatisme taiwanais » alors que, selon Karmel, la volonté de contrôle de la RPC serait parfaitement « naturelle » d’un point de vue historique. Tout aussi « naturelle » la nécessité pour la Chine de contrôler pleinement un espace terrestre et maritime très élargi, sorte de Lebensraum auquel les Chinois sont les derniers, parmi les grandes puissances, à faire encore référence. Solomon Karmel oublie également que la mise en avant par Pékin des menaces multiples qui pèseraient sur la Chine constitue aussi un système d’autojustification du développement – qui est loin d’être négligeable – des capacités militaires du pays alors que, depuis la chute de l’URSS, la Chine n’est en réalité confrontée à aucune véritable menace contre son territoire.

Solomon Karmel rappelle également que la Chine ne fait partie d’aucune alliance et qu’elle ne dispose d’aucune base à l’étranger ; que Pékin n’est « même pas » membre du G8. En effet. Mais si la RPC refuse les propositions d’entrée au G8, c’est essentiellement pour interdire toute montée en puissance d’un forum auquel le Japon participe et qui pourrait venir concurrencer, dans la gestion plus élargie des affaires du monde, un Conseil de sécurité qui sert de démultiplicateur de puissance — ou de nuisance — à la RPC.

Pour Solomon Karmel, par opposition aux Etats-Unis, la RPC n’est pas une grande puissance dans la mesure où elle réagit plus qu’elle n’agit. En effet le modèle américain « altruiste » d’intervention à l’extérieur, avec tous les excès missionnaires que cela peut comporter, est très loin d’un modèle chinois « égoïste » essentiellement mobilisé par la volonté d’interdire toute « ingérence » dans ses affaires intérieures et de résister à toute véritable intégration au système mondial. C’est ainsi que pour Pékin, si les Etats-Unis renonçaient à cette volonté d’ingérence, les relations avec la RPC s’en trouveraient automatiquement apaisées. Le seul problème reste toutefois le fait que ce refus de l’ingérence traduit en réalité une volonté de partage qui aboutirait à la reconnaissance de l’ensemble de l’Asie comme sphère d’influence légitime de la République populaire de Chine. C’est le sens qu’il faut aujourd’hui donner aux revendications chinoises, constamment réaffirmées, d’un retrait des forces américaines en Asie((1).(

Ainsi pour Solomon Karmel, la menace chinoise est un « monstre du Loch Ness » et la RPC n’est pas considéré comme une menace par l’ensemble de ses voisins de la zone Asie-Pacifique en dehors de l’Inde accusée de se comporter, « plus que la Chine comme une superpuissance régionale ». Pourtant, d’ores et déjà, la RPC constitue l’un des principaux — si ce n’est le principal — facteur de préoccupation et d’évolution des orientations stratégiques au Japon, en Inde, en Asie du Sud-Est — où la volonté de resserrer les liens avec les Etats-Unis est manifeste — et même dans une certaine mesure en Russie. Enfin, la perception de la menace vient également du fait que si, comme le réaffirme Karmel à la suite des dirigeants chinois, la priorité de Pékin reste le développement économique, de nombreuses interrogations peuvent légitimement se poser quant à l’usage que la RPC fera de la puissance accrue que ce développement lui aura procurée.

En ce qui concerne la stratégie militaire de la RPC, et notamment la stratégie nucléaire, Solomon Karmel souligne également la « cohérence » de la politique chinoise de non usage en premier ainsi que les caractéristiques « strictement dissuasives » de la stratégie nucléaire chinoise « face aux menaces d’attaque » d’une superpuissance. Là encore, l’auteur ne prend pas en compte la menace de coercition que fait peser l’arsenal nucléaire chinois, et ses choix de développement. Il minimise par ailleurs la capacité de pression dont la Chine dispose sur les Etats-Unis, le nombre limité d’ICBM dont elle dispose ne suffisant pas à réduire à néant leur puissance d’arme politique.

L’ouvrage d’Elisabeth Fouquoire-Brillet, La Chine et le nucléaire, souffre, quoique dans une moindre mesure, de la même incapacité à prendre du recul dans la présentation et l’analyse des thèses chinoises. Ainsi, comme l’affirme constamment Pékin, Elisabeth Fouquoire-Brillet répète que ce sont les « raisons historiques », ce qui en Chinois officiel signifie « les humiliations passées » — d’ailleurs dues au moins autant à l’incurie des pouvoirs successifs qu’aux exactions étrangères — qui expliqueraient « l’attachement profond de la Chine au maintien de l’indépendance et de la souveraineté » sans noter d’ailleurs que la Chine est loin d’être la seule puissance dans ce cas. Attachement qui expliquerait le choix de développer un arsenal balistique et nucléaire — notamment à courte et moyenne portée — dont aucun des voisins de Pékin ne perçoit clairement la portée strictement dissuasive. Paradoxalement, c’est avec la superpuissance américaine qu’un accord — symbolique il est vrai — de « détargétisation » a été signé lors de la visite de Bill Clinton à Pékin en 1998. L’ouvrage de Elisabeth Fouquoire-Brillet souffre par ailleurs de généralités sur « les civilisations millénaires pour qui le temps compte différemment », que tout chercheur, sinologue ou non, devrait s’interdire.

La Chine grande ou future grande puissance nucléaire responsable se serait donc ralliée à la politique de non-prolifération alors que des techniciens chinois semblent bien participer à l’amélioration des capacités de défense antiaériennes de l’Irak. Et surtout la Chine apparaît-elle comme « susceptible de remettre en cause le leadership mondial des Etats-Unis dans le domaine du nucléaire »… Reste à savoir si cela est souhaitable.

L’ouvrage est divisé en trois parties. La première, plus historique, consacrée à la politique chinoise d’armement nucléaire, a le mérite de mettre à la portée des néophytes, les résultats de travaux américains sans doute mal connus en France. En revanche, l’absence de lecture critique, au niveau de l’analyse stratégique comme à celui des données plus techniques, est préoccupante. Ainsi, il n’est nulle part fait mention du fait que l’opérationnalité du sous-marin nucléaire lance-missile Xia est plus que douteuse ce qui constitue pourtant un élément essentiel d’analyse des capacités nucléaires de la RPC. En ce qui concerne la stratégie nucléaire, il ne suffit pas d’affirmer, comme Pékin, que les caractéristiques de la stratégie nucléaire chinoise reposent sur le concept de dissuasion. Peut-être eut-il été utile de faire également référence à celui de coercition, moins officiel mais sans doute tout aussi pertinent.

La deuxième partie, consacrée au désarmement et à la non prolifération, souffre également d’angélisme, même si la section consacrée à la diplomatie chinoise du désarmement s’avère plus intéressante. Il nous paraît plus problématique d’affirmer, en reprenant les thèses chinoises, que « l’approche chinoise de la non-prolifération est bien différente des positions américaines en ce qu’elle ne participe pas d’une stratégie de puissance dominante » et que « ce rapport du faible au fort explique que Pékin épouse en partie les positions des pays non-dotés d’armes nucléaires ». Hormis, faudrait-il sans doute ajouter, dans sa propre zone, devant la volonté de certains des voisins de Pékin de se doter d’une capacité nucléaire essentiellement destinée à contrer la politique de puissance dominante que la RPC souhaite imposer, au niveau régional. Il serait bon que le prisme d’un anti-américanisme très hexagonal ne vienne pas — une fois de plus — fausser l’analyse de la situation stratégique en Asie.

La dernière partie, consacrée au nucléaire civil, prête moins à controverse, même si, sans doute du fait des contraintes éditoriales, elle ne peut que rester à la surface des choses dans un domaine où les enjeux économiques sont considérables.

L’ouvrage dirigé par Susan Puska. PLA After Next, offre un éclairage plus varié. L’article introductif de James Lilley, une fois de plus, se positionne contre les tenants de la thèse de la menace chinoise en se limitant à la réaffirmation de la faiblesse des capacités de l’APL. Il s’agit, dans un jeu très américano-américain, de rassurer en démontrant que la Chine ne dispose pas de capacité de projection et ne peut en la matière que réduire ses ambitions au développement de ses capacités à déplacer et à utiliser ses forces à l’intérieur du pays ou dans son environnement immédiat. Selon cette thèse, les Etats-Unis ne font pas partie de cet environnement immédiat, et ne se trouvent donc en effet pas sous l’influence de la « menace chinoise ». Particulièrement si, comme les y invite Pékin, les Etats-Unis ne se mêlent plus, par leur présence ou leur action, d’assurer la sécurité de leurs alliés en Asie.

D’autres articles en revanche, dont ceux de William Triplett II et Mark Stokes, consacrés à la guerre de l’information et au TMD (Theater Missile Defense), sont beaucoup plus intéressants dans la mesure où ils touchent directement à la véritable question de la menace chinoise, qui est celle de la perception et des jeux d’apparences. Apparences qui s’appuient par ailleurs, dans le cas de la Chine, sur des capacités qui sont loin d’être négligeables. Arthur Waldron de son côté tente de mettre en évidence l’isolement de la Chine sur les questions de souveraineté, pour en conclure que l’usage de la force par Pékin n’est pas viable. Si cette position se veut également rassurante, dans la mesure où elle exclue pour les Etats-Unis le coût considérable d’un conflit avec la Chine sur la question de Taiwan, il n’est pas certain qu’elle soit réaliste. Particulièrement si l’on considère que depuis 1949, même dans un état d’extrême faiblesse, la Chine n’a pas hésité à recourir, à de nombreuses reprises, à l’action militaire. Le principal danger vient par ailleurs d’un risque de misperception des intentions américaines. Misperception que les positions constamment réaffirmées dans nombres d’ouvrages visant à dénoncer les thèses de la « menace chinoise » ne peuvent a contrario que renforcer.

Si l’on reprend le concept de « normalité » utilisé dans un sens différent au Japon, on peut donc considérer que l’ensemble des ouvrages cités souffre, concernant l’analyse de la République populaire de Chine, de la même illusion de « normalité » alors que la RPC se caractérise au contraire par une spécificité politique irréductible et un refus d’intégration revendiqué par ses dirigeants.

A ce titre, l’ouvrage le plus utile reste celui de Michael Pillsbury, China Debates the Future Security Environment. Seul des ouvrages analysés ici à mettre en perspective, critiquer et rendre lisible le discours stratégique chinois. L’introduction solide donne ainsi les clefs d’une analyse de la puissance militaire chinoise en soulevant notamment la question essentielle de la nature — mais également des limites — des débats au sein du Parti concernant les questions stratégiques. L’ouvrage s’organise autour de grands thèmes qui font le tour des analyses chinoises concernant le déclin des Etats-Unis, la multipolarité, l’Inde et le Japon, la Russie ou la nature de la guerre. Les stratèges chinois aiment en la matière se bercer du concept de « guerre asymétrique », moyen moderne — comme le recommandait Sun Zi — de tirer partie des « vides » dans les forces de l’adversaire. L’ouvrage offre par ailleurs au lecteur un corpus de textes qui constituent autant de matériaux particulièrement éclairants pour ceux qui non seulement ont des yeux mais veulent également voir. Ce qui, dans le cas de la Chine, s’avère peu courant.