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Elisabeth Allès, Musulmans de Chine. Une anthropologie des Hui du Henan
L'ouvrage d'Elisabeth Allès, Musulmans de Chine. Une anthropologie des Hui du Henan, constitue la toute première étude en langue occidentale entièrement dédiée à l'analyse d'une communauté chinoise musulmane située en dehors des régions à dominante musulmanes représentées au nord-ouest de la Chine par la « Qur'an Belt ». Dans un remarquable portrait anthropologique de la vie musulmane, l'auteur met en lumière la nature complexe et souvent contestée des musulmans chinois d'aujourd'hui (ou Hui) dans l'est de la province du Henan. Alors que de nombreux travaux ont été publiés sur les communautés Hui des provinces de l'ouest du Yunnan, du Gansu et du Xinjiang, Musulmans de Chine est le premier ouvrage à se consacrer exclusivement à une communauté hui de l'est chinois saisissant ainsi dans tous ses détails la nature d'une minorité au sein d'un peuple à dominante Han.
L'ouvrage est divisé en trois parties qui examinent l'ensemble des paramètres fondamentaux de l'identité hui, les frontières des interactions entre les Hui et les Chinois han, et les articulations quotidiennes des croyances des musulmans chinois du Henan. La première section du livre s'ouvre sur une exploration des réalités recouvertes par les nombreux termes et étiquettes servant à exprimer en mandarin des concepts en apparence figés comme ceux de Hui, d'Islam ou de musulmans. Cela ne constitue pas une tâche aisée puisque ces termes prêtent le plus souvent à confusion en brouillant les pistes entre les sphères religieuse, politique et ethnique. Etre Hui aujourd'hui en République populaire de Chine ne va pas obligatoirement de pair avec le fait d'être musulman, tout comme le fait d'être musulman ne fait pas nécessairement de vous un Hui aux yeux des autorités chinoises (il existe officiellement dix groupes ethniques à majorité musulmane).
Cette description de la nature fluide de l'identité hui et de ses racines historiques complexes constitue une indispensable introduction à l'analyse par l'auteur des trois différentes communautés hui du Henan qui lui ont servi de référence : le village de Sanpo, le quartier Guancheng de Zhengzhou et le quartier Shunhe de Kaifeng. Il est important de souligner que ces lieux ne furent pas choisis en raison de leur urbanisation rapide (ou leur « modernité ») mais en tant que zones discrètes et distinctes de contacts entre les Han et les Hui. Elisabeth Allès prend néanmoins la peine de préciser que les Hui ne sont pas définis par les Han et que c'est précisément en raison « de la coexistence et des interactions entre les Hui et les Han [ ] que ces deux groupes se considèrent comme distincts l'un de l'autre » (p. 70).
Dans la seconde section de l'ouvrage, l'auteur examine les alliances complexes des pratiques et des rituels qui lient et divisent la communauté musulmane chinoise. Les études précédentes, tout comme les Hui eux-mêmes, insistent sur le rôle joué par l'interdiction de manger du porc dans la construction de l'identité hui, pratique qui servirait essentiellement à distinguer les Hui des Chinois han.
Elisabeth Allès, que l'on sent très nettement en désaccord avec la nature réifiante d'une telle définition, préfère se concentrer sur la façon dont la lignée, l'organisation du clan et les alliances chacune de ces trois catégories étant habituellement considérée comme un pilier fondamental de la société chinoise traditionnelle ont largement façonné l'identité hui. Mais Elisabeth Allès cherche avant tout à montrer que lorsque l'on examine la nature unique de l'identité hui, on se doit de prêter attention aux éléments de l'identité qui leur ont servi à se différencier d'une communauté han plus importante et, en parallèle, analyser de près les éléments qui continuent de renforcer et de lier la communauté hui de l'intérieur.
La troisième et dernière partie de l'ouvrage comble un espace longtemps délaissé par les études sur la Chine en examinant la diversité de la nature des mosquées chinoises (en prenant à nouveau comme référence les villages de Sanpo, Zhenzhou et de Kaifeng) et de leurs rôles variés au sein des communautés hui. Largement étudiées dans les autres parties du monde musulman, les moquées et la vie des mosquées en Chine n'avaient jusqu'à présent pas fait l'objet d'une enquête systématique. Cette lacune résulte sans doute du fait que les mosquées chinoises diffèrent en apparence assez peu de leurs équivalents bouddhistes ou confucianistes et ne peuvent parfois être distinguées qu'en raison des écritures arabes qui ornent leurs portes. L'enquête d'Elisabeth Allès révèle néanmoins que les apparences peuvent être trompeuses. La description de l'auteur insiste en effet sur la surprenante diversité de ces mosquées et montre au lecteur comment ce phénomène a pu se matérialiser en retraçant méthodologiquement les périodes historiques de diffusion des mosquées, mettant ainsi en lumière la nature divergente des rituels tout en soulignant les interrelations existant entre les mosquées et les ahong (imams) au sein d'une communauté unique.
De manière générale, la plus importante contribution de Musulmans de Chine est certainement d'avoir pu répondre à la question posée au début de l'ouvrage : « Qui sont les Hui ? ». Les recherches d'Elisabeth Allès se placent à cet égard dans la continuité des travaux de Dru Gladney, avec Muslim Chinese, ouvrage qui avait ouvert la voie dès 1991, ou de Jonathan Lipman, avec son Familiar Strangers, en 1997. Bien que son auteur reconnaisse sa filliation intellectuelle avec ces deux ouvrages, Musulmans de Chine remet en cause bon nombre de leurs conclusions. Ainsi l'auteur critique particulièrement les thèses de Dru Gladney quand il qualifie les Hui de « groupe ethno-religieux », terme qui « introduit dans le débat plus de confusion que de netteté » (pp. 16-17). En dépit de son désaccord affiché avec les fondements conceptuels de Dru Gladney, l'auteur adopte souvent une approche analytique comparable, offrant ainsi un large éventail de communautés et d'individus qui permettent de mettre en lumière les différentes manières dont les Hui construisent et expriment leur identité. Sur le plan théorique, néanmoins, Elisabeth Allès combat l'idée largement répandue selon laquelle la culture et la société hui seraient une fusion ou un syncrétisme des pratiques chinoises et islamiques, processus qui serait demontré, selon elle, dans « aucune doctrine, aucun rituel et aucune pratique » (p. 289). L'auteur s'attache à l'inverse à montrer comment les références culturelles islamiques et chinoises sont parallèles les unes aux autres et révèlent ainsi « non pas un mélange mais une juxtaposition » (p. 290). La position d'Elisabeth Allès est à cet égard digne d'intérêt. Etre hui n'est pas et n'a jamais été antithétique avec le fait d'être chinois, il s'agit en réalité de savoir comment faire la distinction entre les deux sphères.
La réponse la plus nette à cette question apparaît certainement dans la partie consacrée à la remarquable analyse des mosquées de femmes (qing-zhen nüsi ou nüxue) du Henan. Elisabeth Allès présente habilement un certain nombre d'hypothèses sur la manière dont les mosquées de femmes ont été mises en place et sur l'organisation progressive de leur structure générale. Forte d'une connaissance remarquable de l'histoire chinoise, l'auteur rejète la croyance répandue selon laquelle les mosquées auraient été investies par les habitants d'Asie centrale sous autorité mongole ou qu'elles se seraient intégrées dans un système général de modernisation de l'éducation à l'époque de la Chine républicaine. Et l'auteur de souligner que les mosquées de femmes ne sont pas des madrasas (écoles coraniques) comme on en trouve dans tout le monde islamique mais des mosquées créées pour et dirigées par des femmes hui, ce qui est propre à la communauté hui et n'a pas d'autre équivalent, que ce soit dans une société islamique ou dans la société chinoise.
L'une des plus grandes forces de Musulmans de Chine est son indéniable reconnaissance du rôle majeur joué par les Chinois han dans la formation de l'identité hui. Bien qu'Elisabeth Allès reconnaisse que les Hui n'ont jamais occupé d'autre position que celle de minorité dans le monde chinois han, elle ne fait que très rarement mention, et ce sans aucune précision, de la manière dont la société han et plus récemment le gouvernement de la République populaire de Chine ont façonné, dirigé et limité la signification de l'identité hui. Or, cela aurait dû constituer un point majeur de l'analyse, d'autant qu'Elisabeth Allès conteste avec ferveur la définition étatique actuelle du paradigme de minzu, lequel fait des Hui une des « minorités nationales » officielles. Comme le montre à juste titre l'auteur, et elle n'est pas la première à mettre en cause ce concept, les Hui ne remplissent aucun des critères officiels (une langue, un territoire, une histoire et une culture) requis pour former un groupe ethnique reconnu (p. 192). Cette question délicate n'est d'ailleurs abordée que par très peu de Hui eux-mêmes. En tant que l'une des cinquante-cinq minorités ethniques reconnues officiellement (minzu), les Hui bénéficient d'un statut juridique auquel s'attachent de nombreux privilèges. Aussi, en l'absence d'une telle analyse, est-il difficile de savoir si Elisabeth Allès perçoit l'identité hui comme forgée essentiellement par des liens communautaires, ethniques ou religieux. En dépit de certaines de ses ambiguïtés, le portrait des Hui dressé dans Musulmans de Chine constitue une nouvelle conceptualisation forte et finalement convaincante des musulmans chinois.
Traduit de l'anglais par Leïla Choukroune