BOOK REVIEWS
Hans Antlöv et Tak-Wing Ngo, The Cultural Construction of Politics in Asia
Dans le domaine de la recherche sur l'Asie contemporaine, la question de la culture constitue un préalable méthodologique majeur. Les événements et mutations actuels doivent-ils être lus à travers la grande tradition culturelle de l'Asie confucéenne ? Ou bien au contraire doit-on considérer que nous sommes entrés dans une période historique où l'Asie doit être prise en compte dans un contexte universel d'analyse des phénomènes ? Dans ce débat fondamental, le livre de Hans Antlöv et Tak-Wing Ngo apporte un éclairage de première importance. Le chapitre introductif fournit notamment une critique extrêmement précise et systématique du point de vue culturaliste.
Le sujet du volume est « la relation entre culture et politique en Asie, médiée par la question fort controversée de la démocratie » (p. 1). Trois phénomènes ont forcé les analystes à redéfinir théories et instruments d'analyse. Le premier est l'arrivée d'un certain nombre de pays asiatiques dans le club fermé des nations développées ; le second est la récente démocratisation non seulement de ces nouveaux pays développés mais aussi de sociétés du tiers-monde (Philippines). Le troisième est contradictoire d'une certaine façon du second, il s'agit de la revendication de valeurs asiatiques distinctes des valeurs occidentales de la démocratie libérale et justifiant, au nom du développement, des régimes pas ou peu démocratiques.
Antlöv et Ngo montrent en réalité que le débat entre valeurs universelles et valeurs asiatiques renvoit à des intérêts politiques bien concrets. Derrière les unes se profile une volonté de domination, de l'autre une forme d'auto-justification des régimes autoritaires : « Lorsqu'ils critiquent le fait que l'on impose aux pays asiatiques d'une manière hégémonique le standard culturel occidental, les partisans de la démocratie à l'asiatique' ont à démontrer en quoi ils n'imposent pas eux aussi un standard national monolithique à des sociétés asiatiques multiethniques et culturellement différenciées » (p. 11).
Ce débat autour des valeurs asiatiques révèle à lui seul toutes les contradictions du culturalisme dans les deux versions (asiatique et occidentale). Tout d'abord, il s'agit de définir la « culture » qui est supposée déterminer le social et le politique. Dans ce domaine on touche parfois à la caricature. Ainsi, les auteurs notent fort justement que le plus célèbre représentant de ce courant Lucian Pye réussit un tour de force en supposant « l'existence d'un ensemble unique de valeurs respectées par tous les peuples d'Asie, répartis dans des dizaines de pays, parlant des langues mutuellement inintelligibles et croyant dans des religions différentes » (p. 8). La même remarque peut être faite à propos de la « culture occidentale ». De quelle culture parlons-nous ? De celle d'aujourd'hui, d'hier, du nord, du sud, de l'élite, du peuple ?
Ensuite, la « culture » est un objet aisément manipulable, aussi bien par les détenteurs que par les contestataires du pouvoir. Les premiers utilisent la démocratie ou la référence à l'obéissance confucéenne pour faire avancer leurs intérêts. « L'autoritarisme asiatique est souvent une réaction à des conflits, régionaux, ethniques ou religieux plutôt que le résultat de valeurs culturelles » (p. 12). Quant aux gouvernés, ils utilisent de plus en plus la référence à l'authenticité des valeurs pour s'opposer à la supposée « occidentalisation » des gouvernants.
Enfin le lien entre culture et politique reste hautement problématique. Si l'on se penche sur les relations entre développement économique et démocratie, l'histoire occidentale révèle plutôt une déconnection des phénomènes. Le développement est une affaire de coercition, d'extraction et de régulation étatique plus que de large participation des peuples. Contrairement à ce que l'on croit d'ordinaire, « les penseurs libéraux [ ] étaient sceptiques quant au gouvernement par les masses ». A Taiwan, « les grosses sociétés furent fort mécontentes de la montée en puissance des mouvements ouvriers durant le processus de libéralisation et menacèrent de geler leurs investissements pour protester contre l'Etat affaibli' » (p. 14).
Les contributions de ce livre collectif concernent la plupart des pays de la zone : Sri Lanka, Japon, Malaysie, Inde, Indonésie et Chine. Par manque de place, je me contenterais de concentrer mon attention sur les contributions chinoises ; il faut néanmoins noter la qualité de l'ensemble des textes qui illustrent le propos de départ.
Tel est la cas de l'étude de Tak-Wing Ngo (« Valeurs sociétales et politique consensuelle dans le Hong Kong colonial »). Pour lui, le régime politique de l'ancienne colonie est une sorte de libéralisme autoritaire (liberal authoritarianism) ou d'autoritarisme pluraliste (pluralistic authoritarianism). D'un côté « pas d'élection ou de suffrage universel jusqu'en 1982, pas de partis politiques jusque dans les années 1990 », de l'autre « aucun manque repérable en matière de défense des groupes d'intérêt, de mouvements sociaux ou de lobbying » (p. 131). On considère souvent que ce paradoxe tient à la « culture politique de Hong Kong » (p. 132). En réalité, le régime est le produit d'une impasse. D'un côté, « un gouvernement élu par les Chinois de Hong Kong aurait été inacceptable pour Pékin » (p. 133). L'évacuation de la « politique » évite ainsi toute influence démocratique et toute ingérence taiwanaise et donc toute intervention du continent à Hong Kong. Mais d'un autre point de vue, la stabilité politique ne pouvait être assurée que par l'expression des intérêts de la population ou tout du moins d'une certaine partie d'entre elle. Contrairement aux idées reçues, la société de Hong Kong fut constamment traversée par les conflits. La question fut donc « comment réaliser l'arbitrage entre les intérêts et comment justifier les décisions en l'absence à la fois de mécanismes démocratiques et de mesures coercitives ? » (p. 137). La solution adoptée est l'utilisation « d'un canal alternatif de participation politique : un gouvernerment par consultation » (p. 137). Une grande liberté est accordée en matière d'organisation d'associations autonomes. Surtout, le régime multiplie les « organismes consultatifs » (advisory bodies) qui constituent des substituts informels à la représentation politique et des structures de reconnaissance des intérêts collectifs ; le gouverneur s'opposant rarement aux décisions de ces organismes.
Certes ce pluralisme est très orientée. Il exprime avant tout une alliance entre les milieux d'affaires et la bureaucratie coloniale : c'est un système d'exclusion/inclusion du jeu politique. Mais les intérêts de la population ne sont pas totalement négligés puisque les représentants des salariés sont présents dans les directoires et comités de différents organismes. Surtout, le gouvernement n'a jamais permis à « un groupe particulier de l'élite des affaires de s'adonner à des activités rentières » (p. 145). L'explication culturaliste est donc totalement évacuée au profit d'une explication en terme de configuration socio-historique.
Les deux autres contributions concernant la Chine constituent pour ainsi dire des tentatives de sauver l'explication culturaliste. Les deux textes sont brillants et par là même mettent en avant les faiblesses de l'analyse culturaliste. Borge Bakken (« Démocratie avec ou sans principes ») oppose terme à terme la conception chinoise et la conception occidentale de la démocratie. La première est fondée sur la recherche de la perfection, l'évaluation des individus à l'aune d'un ordre moral, une totale visibilité des individus dans le groupe. La seconde est au contraire attachée aux notions de choix, de discussion, de méritocratie et d'imperfection.
La façon dont la conception chinoise est présentée mériterait quelques remarques concernant notamment l'existence d'une autre pratique sociale très répandue : le pragmatisme mais c'est surtout le mode de définition de la démocratie occidentale qui pose une série de problèmes. D'après Bakken, en Occident, la démocratie semble s'être imposée d'elle-même et surtout pour elle-même sans que des considérations d'ordre instrumental apparaissent. Or, de nombreuses études montrent que ce n'est que tardivement que les élites occidentales ont pris conscience de la valeur de la démocratie comme [ ] système de contrôle des masses(1). L'absence de prise en compte de l'aspect instrumental de la démocratie conduit l'auteur à affirmer, à propos des élections villageoises en Chine, « que les réformes concernent plus la question pratique du gouvernement local et la question de la stabilité dans les zones rurales que la démocratie en tant que telle » (p. 123). Qu'est-ce que la démocratie en tant que telle ?
Ensuite, quand Bakken note qu'en Chine, « l'élitisme moral a une tendance à développer des obstacles structurels à la démocratie » (p. 121), il faut rappeler que le système politique occidental présente par nature des traits à la fois démocratiques élections et aristocratiques professionnalisation, auto-reproduction des élites politiques, etc.(2). Enfin, à la lecture du texte de Bakken, on a un peu l'impression que l'élection et la méritocratie sont les deux seuls systèmes de sélection des individus dans les systèmes démocratiques. Or, non seulement les notions d'autorité et d'arbitraire sont loin d'être absentes mais les récents évènements survenus en France montrent que népotisme et corruption sont encore très largement répandus dans nos démocraties développées. De plus, quand l'auteur décrit la pression morale qui s'exerce sur l'individu en Chine et l'importance accordée à l'auto-interrogation morale et à l'auto-contrôle du comportement, on ne semble pas très éloigné des références au civisme, et à la visibilité totale de l'individu propagées par une partie non-négligeable de la société américaine. En d'autres termes, se pose la question de savoir à quelle tradition démocratique on se réfère quand on définit les valeurs démocratiques occidentales.
La contribution de Geir Helgesen et Li Xing (« Démocratie du bon gouvernement ou minzhu ? ») présente les mêmes caractéristiques que celle de Bakken. Dès le début le propos est clair : « La relation entre culture et politique est [ ] réciproque et dialectique, chaque phénomène affectant l'autre suivant un processus continu ». Toutefois, « il est important de comprendre la culture dans un rôle de contexte et la politique dans une dimension plus relative » (p. 179). Dans ce cadre, et au-delà de la pétition de principe, se pose la question de la définition de cette culture. La tentation est alors d'assimiler culture à pensée, ce que font Heigelsen et Li. Le confucianisme devient l'expression de la culture chinoise et la pensée occidentale l'expression de la culture occidentale, sans que se pose véritablement la question du lien entre la culture ou plus exactement, en suivant Antlöv et Ngo, les cultures d'un pays et sa production philosophique. Autrement dit, en quoi la philosophie, production d'une toute petite élite, est-elle emblématique des pratiques culturelles de la grande masse de la population ? Chaque Chinois est-il un lecteur attentif de Confucius et chaque occidental de Montesquieu ou Kant ?
Par ailleurs, dans la contribution de Heigelsen et Li, pensée chinoise et pensée occidentale, nonobstant leur variété et leur foisonnement, sont « réifiées » dans des catégories monolithiques et systématiquement opposées. Ainsi, d'après eux, « à l'ouest, l'humanisme a constitué une rupture avec le mysticisme religieux ». Pourtant le mysticisme protestant n'est pas sans rapport avec le développement du capitalisme et à l'inverse, on peut considérer qu'il n'y a rien de moins mystique qu'un « chinois contemporain » en matière religieuse. De même, les auteurs considèrent que la démocratie est liée à un contexte historique occidental débutant à l'époque héllénistique. Certes ; mais n'oublions pas qu'il existe un énorme fossé entre la conception grecque des élections où le tirage au sort jouait un rôle majeur et nos conceptions actuelles (3). Un autre exemple de simplification consiste à opposer le « familialisme » chinois à l'individualisme occidental. C'est évacuer l'importance que la famille a pu prendre et continue à prendre dans les processus d'accumulation et de lutte pour le pouvoir à l'intérieur des sociétés occidentales.
Au total, le livre de Antlöv et Ngo est sans conteste l'un des meilleurs sur la question des rapports entre politique et culture. Non seulement parce que la brillante introduction contribue de manière déterminante à clarifier le débat, mais aussi en raison de la qualité des contributions, y compris celles qui reprennent le sentier culturaliste. Dorénavant, nul ne pourra « faire du culturalisme » sans répondre, d'abord, aux critiques présentées par ce livre.