BOOK REVIEWS
Jing Huang, Factionalism in Chinese Communist Politics
Les factions ont toujours été une énigme pour les politistes qui s'intéressaient au communisme chinois. Nous ne sommes toutefois pas sans savoir que le factionalisme constitue un trait déterminant du régime et cette particularité soulève bien des questions restées sans réponse. Dans quelle mesure le factionalisme chinois diffère-t-il de celui des autres pays ? Est-il plus important en Chine qu'ailleurs, ou alors y est-il seulement plus manifeste ou plus souvent évoqué ? Quelles sont les origines du factionalisme chinois ? Doit-on les rechercher principalement dans les facteurs culturels ou institutionnels ? Est-ce là un aspect immuable du communisme chinois ou un phénomène qui n'apparaît que par intermittences ? Comment les luttes de pouvoir entre les factions s'articulent-elles aux sein des institutions officielles et des procédures de l'Etat-Parti ? S'appuyant sur la bibliographie relative à ces problématiques, Jing Huang pousse ici l'analyse de ces questions un peu plus loin en les abordant sous trois angles différents : celui de l'histoire, des concepts et de la théorie des jeux.
Commençons par la contribution sur le plan historique. Huang relate, de manière originale et convaincante, l'histoire politique du Parti communiste chinois (PCC) depuis 1935 jusqu'à 1987 environ, une histoire construite sur ce qu'il appelle « la table ronde de Yan'an », autour de laquelle s'est rassemblée « la première génération des dirigeants [communistes chinois] avec Mao aux commandes » (p. 9). Cette direction comptait un grand nombre de « sommités » (shantou) ou chefs de faction, dont l'origine remontait aux bases pré-révolutionnaires et qui contrôlaient des réseaux de responsables militaires ou civils, entièrement dévoués à un seul dirigeant. Huang montre que ces grandes figures ont consolidé leur assise avec l'installation du pouvoir communiste, lorsque des groupes entiers de cadres furent mutés de leurs bases d'origine, soit vers le gouvernement central, soit vers les zones qui venaient d'être libérées. Cette « table ronde », qui a réuni toutes les factions en une seule structure, se distingua en ce qu'elle plaçait Mao en son centre. L'autorité de ce dernier était fondée sur la loyauté que lui vouaient les chefs de factions et lui seul jouissait du privilège de faire le lien, non seulement entre les factions, mais aussi entre les chaînes de commandement distinctes des sphères civile et militaire.
Les dynamiques du pouvoir au sein du système maoïste ont ainsi été déterminées par une série de pathologies fonctionnelles se renforçant mutuellement. Puisqu'il était interdit aux factions de communiquer entre elles horizontalement, le dirigeant suprême incarnait le goulot vers lequel convergeait toute coordination politique. Le manque de contrôle civil sur les militaires en deçà du niveau de la Commission militaire centrale, qui agissait de façon autonome, accentuait le besoin pour le dirigeant suprême de servir de pont entre les deux sphères du pouvoir ; et réciproquement, son autorité reposait sur le maintien du fossé entre, d'un côté, les civils et, de l'autre, les militaires. Quiconque essayait de remplir directement ses obligations dans son domaine d'activité (ex. l'économie) en coopérant avec d'autres personnes au sein de l'administration, allait à l'encontre du pouvoir de Mao, dont l'intérêt était justement de maintenir le système fractionné. Il était dès lors susceptible de se faire purger. De même, toute personne que Mao choisissait pour lui succéder et qui, par voie de conséquence, commençait à accumuler certains pouvoirs au sein de la bureaucratie ou des factions, menaçait les intérêts de Mao et devait être éliminé. Le fondement principal de l'autorité de Mao résidait dans le fait qu'il était le seul à pouvoir faire fonctionner l'appareil, ce qui signifiait aussi qu'il était indispensable aux autres dirigeants, de sorte que même s'il détruisait le système, aucun de ces dirigeants ne se serait permis de le contredire ni de le remplacer.
Ce schéma structurel, selon Huang, ne s'est pas traduit, comme l'ont soutenu d'autres théories, par des phases cycliques de luttes factionnelles récurrentes et identiques. La table ronde de Yan'an suit plutôt une histoire naturelle faite de cycles d'expansion et de déclin, un processus que Huang décrit en cinq chapitres. Mao, dans une première phase allant de 1935 à 1952, mit en place le système, imposa sur celui-ci sa propre domination, puis le renforça dans les premières années de la construction de l'Etat communiste en attribuant des postes divers aux différents chefs de clan. Dans la seconde phase, entre 1952 et 1956, Mao a d'abord cultivé le pouvoir de Liu Shaoqi, puis s'est senti menacé par la prééminence de celui-ci ; il a donc essayé de le neutraliser en encourageant Gao Gang à contrer Liu, pour finalement se ranger aux côtés de ce dernier en sacrifiant Gao. A la suite de « l'affaire Gao-Rao » un sujet controversé parmi les spécialistes et pour laquelle Huang offre une explication convaincante, Mao a tenté d'alléger la charge de travail que le système lui imposait, en créant deux « fronts » au sein de la direction et en confiant aux bureaucrates du Parti du « premier front » la charge des aspects pratiques des décisions politiques.
Cependant, ce nouvel arrangement portait en lui les germes de sa propre destruction. Ne serait-ce qu'en accomplissant leur devoir, les dirigeants du « premier front » allaient à l'encontre des intérêts de Mao en monopolisant le rôle de coordination des autres décideurs politiques. C'est alors que la la troisième étape de lutte pour le pouvoir a commencé, couvrant les années 1956 à 1966. Les bureaucrates du Parti, pour reprendre l'expression de Huang, se sont eux-mêmes retrouvés face à un dilemme : ils devaient construire leur propre base de pouvoir afin de remplir les tâches qui leur avaient été assignées tout en prenant garde à ne pas s'opposer au pouvoir de Mao. Quant à ce dernier, il jouissait, en principe, de la déférence de chacun mais dans les faits, se retrouvait marginalisé. Dans la quatrième phase de lutte, celle de la Révolution culturelle, Mao a finalement détruit la table ronde de Yan'an en essayant de protéger sa propre suprématie. Il a d'abord renforcé le pouvoir de Lin Biao afin de purger les autres et l'a ensuite liquidé parce qu'il était devenu trop puissant. En somme, la tragédie du successeur désigné s'est répétée par trois fois, allant à chaque fois un cran plus loin dans la désintégration de la table ronde.
Vers la fin de sa vie, Mao était entouré par des dirigeants qui manquaient de bases solides dans la bureaucratie militaire ou dans celle du Parti, le plus redoutable étant Zhou Enlai, dont le pouvoir fait l'objet d'une analyse minutieuse par Huang. Il a encore tenté une manuvre pour sauver le régime, faisant appel au seul dirigeant qui pouvait encore se targuer d'être une « sommité clairvoyante », à savoir Deng Xiaoping. Le dernier chapitre historique de cet ouvrage relate presque toute la période Deng. Bien que la plupart des dirigeants de la première génération eussent quitté la scène, Deng a maintenu certains éléments clés qui avaient marqué le règne de Mao, dont le fossé existant entre les structures des pouvoirs militaire et civil ainsi que le rôle bien particulier du chef suprême, qui était de servir de lien entre l'une et l'autre.
Tout en élaborant son étude à partir du travail d'autres chercheurs qui ont relaté partiellement cette histoire (dont son mentor, Roderick MacFaquhar), Huang fait une analyse dont la cohérence thématique est à la fois forte et convaincante et ce, malgré l'abondance des détails politiques qui font souvent perdre aux lecteurs le fil de la narration. Il résout un certain nombre de débats historiographiques en s'appuyant sur les mémoires et les témoignages, de plus en plus nombreux, et une série d'entretiens avec, d'une part, des informateurs anonymes et haut placés et, d'autre part, des historiens du Parti. De la finesse de son analyse, nous devons retenir la leçon suivante : il est pratiquement impossible, pour nous contemporains, de savoir si nous sommes dans le vrai lorsque nous nous essayons à interpréter les combats idéologiques et les luttes entre factions au sein du PCC. En effet, il nous manque, pour ce faire, les dessous de l'histoire, ainsi que le contexte intégral des événements, et ces éléments ne peuvent être obtenus que bien des années plus tard, via des sources multiples. Il semble que les choses ne sont jamais comme elles semblent l'être en surface c'est apparemment l'une des caractéristiques du factionalisme que d'avoir toujours pour objet le pouvoir et jamais la politique ou l'idéologie.
Ce qui ressort indubitablement de ce récit est le caractère violent et impitoyable des conflits politiques au sein du PCC. Parce que le maintien de son propre pouvoir l'exigeait, Mao a sacrifié ses loyaux camarades les uns après les autres. Il était infiniment retort et patient, aussi l'emportait-il toujours. Ses victoires politiques ont néanmoins causé de lourdes pertes à ses compatriotes et ont finalement abouti à la destruction de la structure du pouvoir et, dans un certain sens, de la forme du régime qu'il avait tant contribué à construire.
La force narrative du récit de Huang rend, d'une certaine façon, toute tentative de théorisation très difficile. Le système factionnel mis en place n'a pas d'équivalent. Construit autour des relations personnelles cultivées par Mao, ce système évoluait selon une logique unique, à savoir le souci de Mao de protéger l'édifice des dynamiques autodestructrices dont il était lui-même porteur. Autant que je sache, un tel système n'a jamais existé dans l'Union soviétique de Staline, ni ailleurs.
Huang se laisse néanmoins tenter par la théorisation, et ce dans trois chapitres abondamment nourris en lectures critiques et en explorations conceptuelles. Il suggère que le factionalisme s'est imposé et s'impose encore aujourd'hui au PCC, dans la mesure où le régime continue d'être une dictature. Tant que les hommes politiques n'ont pas de moyens légitimes pour exprimer leur désaccord vis-à-vis des politiques menées, ils sont obligés de passer par des réseaux, personnels et informels, qui leur permettent de faire entendre leurs différences de vue et de s'imposer contre leurs rivaux. L'idée que les institutions démocratiques pourraient mettre un terme au factionalisme est ici sous-entendue. Il existe cependant, au sein de nombreux régimes démocratiques, des formes de factions, alors qu'il semblerait que certaines dictatures n'en aient pas, du moins pas équivalentes à celles qui existent en Chine. Aussi, cette hypothèse demande à être vérifiée à la lumière d'une étude comparative. Le point faible de ce livre, comme de tous les autres travaux (dont les miens), qui s'inscrivent dans la même tradition que celle où se situe Huang, réside dans l'absence de comparaison approfondie.
Huang formule une seconde théorie que je trouve moins convaincante et en définitive moins claire : celle qui voudrait que le factionalisme soit davantage une variable indépendante que dépendante. Cette proposition fait sens tant qu'elle revient à dire que le système de la table ronde de Yan'an a lui-même engendré une dynamique de conflit. Or, contrairement à ce que prétend Huang, cela n'a rien d'innovateur, dans la mesure où les spécialistes du domaine soutiennent depuis longtemps que l'existence des factions détermine les règles du jeu politique. Mais si cette hypothèse va au-delà de cela, alors les autres implications ne sont pas évidentes. En effet, postuler que le factionalisme est une variable indépendante élude ces deux questions : pourquoi Mao a-t-il mis en place ce système et pourquoi y est-il parvenu ? S'il s'agissait de compenser le manque d'institutions alternatives, comme suggéré ci-dessus, on pourrait dire alors que la présence, ou l'absence, de factionalisme est une variable dépendante de la structure institutionnelle. Et si l'édifice organisationnel créé par Mao a tiré parti des ressources culturelles préexistantes, tel que l'accent mis sur les guanxi, alors nous pouvons dire que le factionalisme est une variable dépendante de la culture.
Le troisième élément de l'étude de Huang consiste à utiliser la théorie des jeux pour formaliser les éléments internes aux dynamiques factionnelles. Le langage de la théorie des jeux a le mérite de produire une métaphore parlante lorsqu'il s'agit, au cours du récit, de rendre compte du caractère absolu des calculs dans la course au pouvoir. Huang s'arrête en différents endroits afin de récapituler la hiérarchie des options politiques disponibles et de montrer ainsi, au cas par cas, que le choix des acteurs correspond à un optimum établi en fonction de la structure du pouvoir du moment. Dans un tel cadre de rationalité, l'idéologie, la politique et les sympathies humaines ne pèsent en rien dans la balance quand un homme politique réfléchit à son prochain coup.
Toutefois, l'utilisation de formules propres à la théorie des jeux pour rendre compte de ces dynamiques internes nous éclaire à peine plus. Dans l'un des modèles de la théorie des jeux utilisés par Huang, le dilemme des prisonniers, les deux parties ont plus à gagner en coopérant plutôt qu'en faisant défection et le dilemme revient à savoir s'ils peuvent se faire confiance. Mais dans les faits restitués par Huang, les deux protagonistes cherchent à se causer mutuellement le maximum de dommages et sont obligés d'agir ainsi pour la seule et unique raison qu'ils ne détiennent pas suffisamment de pouvoir. En d'autres termes, il s'agit plus d'exemples de jeux à somme nulle que du dilemme des prisonniers. En modélisant le conflit entre Mao et Liu au début de l'année 1962, alors qu'il est question de déterminer si Liu a agi pour le mieux en informant Mao avant de changer de politique, ou s'il aurait dû changer de politique d'abord et subir les critiques de Mao ensuite, les annexes techniques de Huang n'ajoutent aucune nuance à l'utile explication qu'il offre dans le corps du récit.
On sera finalement déçu de trouver, dans une étude de la « Cambridge Modern China Series », quelques erreurs dans la transcription alphabétique des caractères chinois et des fautes d'orthographe et de syntaxe en anglais. Cette étude constitue néanmoins un travail majeur qui sera repris par beaucoup, à la fois pour ses précieux détails et pour son examen approfondi de la structure du pouvoir en Chine communisme.
Traduit de l'anglais par Emilie Tran