BOOK REVIEWS

Susan H. Whiting, Power and Wealth in Rural China. The Political Economy of Institutional Change

by  Lucien Bianco /

Ce bon livre revient sur un sujet important (le rôle de l'industrie rurale dans l'extraordinaire développement économique des deux dernières décennies en Chine) en concentrant l'analyse sur le comportement des cadres locaux qui ont créé ou soutenu ces « entreprises des bourgs et des villages » (xiangzhen qiye) et souvent déterminé leur forme de propriété (collective ou privée) (1) en fonction de leurs intérêts propres, des intérêts locaux et d'un cadre institutionnel qui a évolué durant ces deux décennies. En fonction aussi de l'héritage de la période maoïste : c'est l'objet du chapitre 2 du livre (après un premier chapitre général et théorique), qui fait justice du fameux zili gengsheng (« compter sur ses propres forces ») déjà mis à mal sur d'autres fronts que celui des entreprises des communes populaires et des brigades (2). Whiting compare trois xian (districts) orientaux riches et fameux pour la contribution remarquable des industries rurales à leur prospérité : Songjiang, dans la banlieue de Shanghai, Wuxi (Jiangsu) et Yueqing (au nord de Wenzhou, dans le Zhejiang). En 1978, la production industrielle rurale (bourgs et villages confondus) de Yueqing ne représentait que le tiers de celle de Songjiang et le dixième de celle de Wuxi (p. 67) : tout simplement parce que l'Etat avait injecté capitaux et technologie dans les deux premiers xian et s'était montré fort chiche dans le troisième, jugé trop proche du détroit de Taiwan. Ce legs initial a pesé sur les choix ultérieurs de cadres locaux également désireux de promouvoir l'industrie rurale, mais incités à développer des entreprises collectives à Wuxi et Songjiang, privées à Yueqing.

C'est ce que s'appliquent à démontrer, entre autres choses, les chapitres suivants (3 à 6) consacrés aux quinze premières années de la réforme (1978-1993). A l'intérieur de cette organisation d'ensemble chronologique le plan est thématique : d'abord, et c'est le plus important, les facteurs qui déterminent le comportement des cadres ruraux (chapitre 3) ; ensuite, la façon dont les motivations de ces derniers et les contraintes qu'ils subissent orientent leurs choix en matière de régime de la propriété (chapitre 4), de fiscalité (chapitre 5) et de crédit (chapitre 6). Par contraste avec la période de la révolution culturelle, attitude politique et « style de travail » deviennent sous la réforme des critères d'évaluation des cadres nettement moins importants que leurs réalisations effectives, au premier rang desquels la promotion des industries rurales (3). De cette évaluation dépendent la promotion, les salaires et éventuellement les sanctions de ces animaux politiques que sont les cadres dirigeants des bourgs. Les revenus des cadres villageois sont liés de façon encore plus directe à leurs réalisations industrielles. Mais la promotion des industries rurales doit être financée largement avec les moyens du bord et d'un autre côté les industries rurales une fois développées sont, c'est bien connu, de véritables vaches à lait qui fournissent l'essentiel des revenus de l'administration locale. Taillables et corvéables à merci à l'instar des entreprises d'Etat, elles construisent ou équipent à leurs frais des bureaux de l'administration et paient les salaires d'un certain nombre de cadres selon un processus qui évoque les « emplois fictifs » de notre propre administration (pp. 117 et 202). Elles ne peuvent pas non plus licencier à leur gré, car les cadres locaux sont également responsables de l'ordre public, menacé par le chômage (pp. 115-116). En échange de ces exactions diverses, les cadres préservent leur trésor de guerre (l'entreprise rurale, c'est notre « second trésor », plaisante un cadre local du Parti, p. 93) en leur assurant des exemptions fiscales illégitimes — sur la fraction de l'impôt remise au gouvernement central — et des prêts bancaires sans garanties suffisantes.

Ces deux points sont détaillées dans les chapitres 5 et 6. Au début des années 1990, l'administration fiscale manquait toujours de personnel, surtout de personnel qualifié capable de faire face à l'explosion d'entreprises privées, publiques ou mixtes. Encore moins était-elle capable de résister aux pressions de dirigeants locaux soucieux de transférer le plus possible de revenus budgétaires, partagés avec le Centre, vers des fonds extra-budgétaires, contrôlés localement. Pour compenser les exactions des cadres locaux et en parfait accord avec eux, des dirigeants d'entreprises collectives rebaptisaient leur usine ou un atelier afin de bénéficier des réductions ou exemptions d'impôts accordées plusieurs années durant aux nouvelles entreprises. Ou ils prétendaient, toujours avec l'aval de l'administration locale, que leur branche la plus profitable était « gérée par une école », ce qui l'exonérait automatiquement d'impôt. Ou ils gonflaient leurs effectifs (800 ouvriers déclarés pour 500 réels dans une usine du Jiangsu, p. 204) afin d'alourdir leurs charges et de diminuer d'autant leurs revenus taxables. Ne nous étendons pas sur les fraudes classiques (ventes au noir, déclarations de production et de bénéfices très sous-estimées, etc.) : que « l'évasion fiscale [ait été] la norme parmi les entreprises collectives rurales « (p. 205) importe moins que la collusion organisée entre la direction de ces entreprises et l'administration locale copropriétaire de firmes dont elle avait intérêt à diminuer les charges fiscales, tout en prélevant à sa guise une bonne part des revenus qui échappaient au fisc. Il y avait trop de vases communicants entre le budget d'entreprises qui finançaient nombre de dépenses publiques et celui d'une administration locale qui leur conférait d'exorbitantes exemptions fiscales pour qu'on pût parler d'une séparation tranchée entre les deux budgets.

L'administration ménageait aussi un accès au crédit hors de proportion avec les garanties offertes par les entreprises. Dûment certifiées par les autorités locales, ces garanties étaient si souvent inexistantes (kong, « vides ») qu'au début des années 1990 un tiers environ des prêts consentis par la Banque agricole étaient irrécupérables (Christine Wong, citée p. 245). La performance des coopératives de crédit rural était encore pire, essentiellement à cause des critères éminemment politiques d'octroi des prêts : en ce domaine, à une génération de distance, les cadres locaux ont vraiment appliqué la devise maoïste « la politique au poste de commande ». Comme les mêmes critères politiques ne les incitaient guère à faire bénéficier des mêmes largesses les entreprises privées, qu'ils avaient beaucoup plus de mal à contrôler, celles-ci se sont volontiers affublées d'un statut collectif fictif qui ne trompait pas toujours les banques locales. Restait alors la possibilité de faire des cadeaux somptueux aux banquiers.

Consacré aux formes de propriété, le chapitre 4 retrace la première phase d'une évolution conduite à son terme (actuel, donc provisoire) dans le dernier chapitre. A Wuxi et Songjiang (ainsi que dans d'autres xian voisins où l'auteur a également enquêté), la très solide base d'industries rurales héritées de la période maoïste a d'emblée procuré d'importants revenus aux autorités locales. Celles-ci ont donc investi en développant les entreprises collectives qui existaient déjà. Elles les ont même protégées contre la concurrence des entreprises privées en adoptant des mesures délibérément hostiles aux investisseurs. A Yueqing en revanche (ainsi que dans nombre de régions pauvres) où le legs maoïste était beaucoup plus modeste, les autorités n'avaient pas de quoi investir : il leur fallait donc s'en remettre à l'initiative privée et l'encourager, y compris en recourant à des formes de propriété, telle la coopérative (privée elle aussi), moins défavorisées dans la course au crédit. Résultat : en 1990, les capitaux privés finançaient 8% des entreprise industrielles rurales du xian de Wuxi et 21 % de celles de Songjiang, contre plus de 90 % de celles de Yueqing (pp. 123-24) (4). Le contraste maintes fois dressé entre le modèle de Wenzhou et celui du Jiangnan résulte donc avant tout des choix divergents des autorités locales, choix eux-mêmes conditionnés par les avantages dont lesdites autorités bénéficiaient et par les contraintes qui pesaient sur elles.

Quatre chapitres (3 à 6) pour les quinze premières années de la réforme, un seul (chapitre 7, qui sert aussi de conclusion) pour la période postérieure à 1994. Encore cet ultime chapitre revient-il sur la période antérieure en rappelant la crise fiscale et financière exacerbée par les manœuvres des administrateurs locaux, piètres agents du Centre en matière de crédit et d'impôt. Pour arrêter la baisse de la part des revenus budgétaires effectivement perçue par le Centre et celle de l'ensemble des revenus budgétaires par rapport au PNB, les réformes fiscales de 1994 et 1996 confèrent au gouvernement central un contrôle accru sur les ressources fiscales et interdisent aux autorités locales d'accorder à leur guise exemptions ou réductions d'impôts aux entreprises collectives. Plus lente, la réforme du système bancaire a néanmoins freiné l'attribution inconsidérée de prêts à ces mêmes entreprises. Disposant d'un budget réduit qui ne leur permet plus de soutenir chacune des entreprises collectives non performantes et dans un environnement où la concurrence se fait plus sévère, les administrateurs locaux ont commencé à privatiser, y compris dans ces bastions du collectivisme qu'étaient Wuxi et Songjiang (5). Certes, l'évolution n'en est qu'à ses débuts, elle est même à peine amorcée à Wuxi, où les administrateurs préservent un solide noyau d'entreprises collectives auxquelles ils accordent un traitement préférentiel. De plus, comme pour la privatisation des entreprises d'Etat, la crainte du chômage freine l'application des réformes et le Centre a dû lui-même relâcher les critères d'octroi des crédits. Il n'empêche que le choc a été rude et le tournant significatif : à partir du moment où le Centre leur impose des conditions plus contraignantes, les administrateurs locaux sont bien obligés d'en tenir compte et de modifier leur comportement.

Ce changement de stratégie, en réponse aux changements institutionnels décrétés par le Centre, représente une articulation essentielle dans l'argumentation de Susan Whiting. A un premier niveau, ce livre prolonge et actualise l'excellente analyse de Jean Oi parue deux ans plus tôt (6). Bien que Whiting fasse état d'un désaccord (p. 266, à propos de la date à laquelle les contraintes budgétaires se sont renforcées pour l'administration des bourgs), le rapprochement s'impose entre deux études consacrées l'une aux « fondements institutionnels de la réforme économique », l'autre au rôle du « changement institutionnel » dans une économie post-socialiste en développement. Toutes deux braquent le projecteur sur les administrateurs locaux, non seulement profiteurs, comme on l'a d'abord dit, mais agents du développement économique. Agents qui n'en privilégient pas moins les intérêts économiques locaux et ceux de leur carrière au détriment de l'intérêt national : Oi le soulignait déjà, Whiting y insiste davantage encore, avant de conclure (p. 295) que les entreprises collectives rurales ont eu beau créer emplois et richesses, elles étaient loin de représenter « la solution de rechange idéale aux grandes entreprises d'Etat dominantes durant l'ère de l'économie planifiée ». Mettant l'une et l'autre en valeur le caractère graduel des changements les plus spectaculaires, toutes deux apportent de nouveaux arguments aux adversaires du « big bang » et des thérapies de choc. A ce titre et à d'autres, toutes deux illustrent enfin l'intuition de Gerschenkron : plus l'industrialisation est tardive et plus l'Etat joue un rôle important pour promouvoir cette industrialisation (7).

Whiting complète et rajeunit Oi, en intégrant dans son étude l'analyse des causes de la privatisation en cours : cette mise à jour temporelle enrichit la théorie. Le livre est aussi plus systématique, plus ambitieux, tout en s'appuyant sur une minutieuse enquête de terrain. On en vient même parfois à trouver la construction (architecturale ou géométrique) un peu trop parfaite : voilà une étude conçue et mise en œuvre comme une démonstration mathématique. Sortie des limites d'une spécialité solidement maîtrisée et brillamment appliquée au cas chinois, la compétence de l'auteur paraît toutefois plus fragile, à en juger par la prétendue transformation de la guerre froide des années 1950 dans le détroit de Taiwan en guerre « chaude » au cours de la décennie suivante, affirmation fondée sur l'imputation aux années 1960 des bombardements de Quemoy et Matsu en 1954 et 1958 (p. 68). Peccadille, que l'assurance de l'auteur incite à relever.