BOOK REVIEWS
Thomas Heberer, Xiaoming Ji et Arno Kohl, Unternehmer als strategische Gruppen : Zur sozialen und politischen Funktion von Unternehmern in China und Vietnam
Les réformes économiques en Chine et au Vietnam, ainsi que l'engouement pour une « économie socialiste de marché » ont conduit au développement d'un secteur privé en plein essor, lequel a, en retour, stimulé les réformes. Alors que les recherches économiques sur ce processus se multiplient, les conséquences socio-politiques de l'émergence d'un nouveau groupe social les entrepreneurs privés demandent à être analysées de manière plus approfondie. Se fondant sur des études de terrain, réalisées en Chine en collaboration avec Xiaoming Ji et au Vietnam avec Arno Kohl, Thomas Heberer présente un premier exposé détaillé de cet acteur social nouveau, s'appuyant pour ce faire sur une analyse sociologique comparative.
Le livre se décompose en trois parties : les concepts théoriques, les découvertes empiriques et leurs implications théoriques. Dans la première partie, l'auteur offre un aperçu des processus de privatisation en général et dans les deux pays d'étude en particulier. Il élabore alors la définition d'entrepreneurs privés comme élite économique naissante dans les sociétés chinoise et vietnamienne, élite qui est stratégiquement importante, non seulement pour les réformes économiques, mais également pour les transitions sociales et politiques de ces pays. Le concept de « groupe stratégique » sous-entend également un certain degré d'organisation et de stratégie pour l'avancement des intérêts communs d'un groupe, qui converge autour d'un même capital économique, cognitif, symbolique, social et organisationnel. L'articulation essentielle de l'argument est de montrer qu'en ce sens, les entrepreneurs privés en Chine et au Vietnam sont déjà devenus des « groupes stratégiques ».
L'analyse empirique détaillée occupe plus de la moitié du livre, et offre une riche information sur des problèmes que l'on n'avait jamais jusqu'alors soulevés de manière si systématique : antécédents sociaux et professionnels des entrepreneurs privés, sources du capital financier, ou encore motivations pour établir une entreprise, etc. Tour à tour, Heberer analyse les facteurs de la cohésion et de la différenciation sociale du groupe, l'utilisation que les entrepreneurs privés font de leur capital social (guanxi et réseaux), leurs relations avec les autorités locales et l'articulation des « groupes d'intérêts », leurs préférences et intérêts personnels ainsi que leurs attitudes sociales et politiques. Sa recherche montre qu'une nouvelle strate sociale est en train d'émerger en Chine et, à un moindre degré, au Vietnam. Malgré une diversité considérable dans la taille de leurs opérations, leur capital social et leur comportement cognitif, les entrepreneurs privés des deux pays ont suffisamment de choses en commun et de cohésion pour être qualifiés de groupe social naissant.
D'après l'auteur, une bonne proportion des nouveaux entrepreneurs en Chine et au Vietnam sont d'anciens employés du secteur public, managers ou cadres, alors que le nombre d'entrepreneurs issus de classes sociales plus défavorisées est assez réduit, à l'exception notable du sud du Vietnam où un secteur économique privé s'est maintenu jusqu'en 1975. Les entrepreneurs auparavant managers ou cadres dans le secteur public ont gardé des relations privilégiées avec leurs anciens collègues et leurs anciens réseaux, ce qui leur permet de se prémunir des incertitudes inhérentes aux économies en transition et aux systèmes politiques autoritaires. Dans cette mesure, ils font déjà partie de la nouvelle élite locale, dont le style de vie, le comportement et les attitudes influencent les autres strates de la société. Cependant, maintenir ce capital social intact requiert de tels ré-investissements (pour les cadeaux, les invitations d'officiels, voire même la corruption ouverte) que de nombreux entrepreneurs privés sont en fait très critiques à l'égard des autorités locales ou des organes du Parti communiste. C'est de là que naît l'impulsion pour demander des réformes économiques plus importantes, le respect de l'Etat de droit et une participation politique plus large par l'intermédiaire de groupes d'intérêts, même si ceux-ci restent des associations semi-officielles et semi-indépendantes, différentes du modèle occidental des groupes de pression.
Ainsi, les entrepreneurs privés deviennent des « agents du changement » au sens tant social qu'économique du terme. Dans le dernier chapitre, l'auteur évalue leur capacité potentielle de transformation de la société et conclut qu'ils ont déjà commencé à constituer un « groupe stratégique », même si le processus est nettement plus avancé en Chine qu'au Vietnam. Heberer conclut prudemment, non pas qu'un mouvement en faveur de changements démocratiques est en train de se dessiner chez les entrepreneurs privés, mais au contraire, que toute action entreprise à l'avenir dépendra de l'évolution du contexte, et que seule une collusion d'intérêts entre ce groupe stratégique et un autre (peut-être les cadres) pourrait conduire à la démocratisation.
L'étude se concentre essentiellement sur les entrepreneurs privés engagés dans le secteur industriel, échantillon le plus important de ce groupe, et exclut de manière évidente les entrepreneurs officiellement définis comme appartenant à « l'économie individuelle ». Cependant, nous n'avons trouvé dans cet ouvrage aucune justification convaincante pour expliquer le choix de la catégorisation officielle arbitraire et idéologiquement orientée (p. 65) , laquelle exclut le secteur privé de petite échelle de l'analyse. D'ailleurs, cette distinction n'est que partiellement appliquée (p. 148). De même, la classification de l'auteur des sociétés répertoriées à responsabilité limitée comme « segments de l'économie privée » est sujette à discussion, dans la mesure où la plupart de ces sociétés n'ont subi que des restructurations partielles, l'Etat restant l'actionnaire majoritaire.
La plus grande partie de l'argumentaire du livre est corroborée par les données rassemblées grâce à des questionnaires fermés et à des interviews semi-fermées avec des entrepreneurs privés choisis pour leur représentativité dans trois villes par pays, présentant des niveaux de développement économique différents (179 entretiens en Chine et 202 au Vietnam). L'auteur reconnaît que des contraintes de nature politique ont pesé sur le travail de terrain et la distribution des questionnaires au Vietnam, ce qui peut parfois affecter l'approche comparative. Néanmoins, le matériau obtenu représente une impressionnante base de données, complétée par l'utilisation d'autres données primaires et de sources secondaires (chinoises pour l'essentiel). Ces données sont en outre réunies dans 151 tableaux, ce qui est particulièrement appréciable puisque cela permet au lecteur, dans certains cas, de tirer ses propres conclusions, différentes de celles de l'auteur qui peine parfois à interpréter les variations régionales ou autre de ses résultats.
Par exemple, comme explication partielle du pourcentage relativement faible de la réponse « augmentation des revenus » comme objectif de vie pour les personnes interrogées en Chine, Heberer avance que les entrepreneurs privés ont déjà atteint un niveau de revenu relativement élevé et que par conséquent, l'importance d'augmentations futures devient moindre (p. 318). Cependant, le pourcentage nettement plus élevé chez les Vietnamiens interrogés, laisse supposer, selon Heberer (p. 323), que l'augmentation plus rapide des salaires par rapport aux autres groupes sociaux a pu renforcer le désir d'augmentations futures. Dans un autre exemple, Heberer souligne les devoirs qui incombent aux villageois les plus riches, en Chine et au Vietnam, envers les résidents de la communauté, invoquant même l'« économie morale des paysans » de James C. Scott ; alors que dans un autre contexte, il affirme que les sentiments d'obligations sociales semblent faibles, particulièrement parmi les entrepreneurs ruraux du Vietnam (pp. 304-305 et 324 respectivement). Ces réserves émises, il n'en demeure pas moins que la combinaison des questionnaires de recherche et des entretiens plus qualitatifs semble assurer que les interprétations de l'auteur restent pertinentes.
En résumé, cette étude est une contribution importante à la littérature sur le changement social en Chine et au Vietnam. L'application fine de théories des sciences sociales à des études de cas rend le livre digne d'intérêt non seulement pour les spécialistes de la région, mais également pour les lecteurs plus généralement intéressés par les questions de transformation sociale. Nous espérons qu'une traduction anglaise rendra bientôt ce livre accessible à un plus grand nombre de lecteurs.
Traduit de l'anglais par Mathilde Lelièvre