BOOK REVIEWS
Stephan Feuchtwang, Popular Religion in China : The Imperial Metaphor
Ce livre est en fait la seconde édition d'un précédent ouvrage, publié en 1992, et dont les deux parties du titre ont été inversées. Les sept premiers chapitres sont quasiment identiques ; le huitième est consacré aux changements ayant affecté les cultes populaires à Taiwan et en Chine continentale au siècle dernier. Cette nouvelle édition est enfin disponible en livre de poche : la précédente était publiée par une autre maison d'édition et vendue à un prix tellement prohibitif qu'elle était réservée aux bibliothèques.
Le livre traite principalement des « festivals locaux et des cultes territoriaux rendus aux divinités locales » (p. 24) ; il ne s'agit pas, ainsi que pourrait le suggérer le titre, d'une analyse de la métaphore impériale. L'une des thèses principales de l'auteur est que ce sont les similarités autant que les différences par rapport à l'ordre impérial qui donnent sa force à la religion populaire. Fondé sur un travail de terrain qui a commencé en 1965 à Taiwan et comprend l'étude et la visite de plusieurs régions de Chine continentale, le livre contient de nombreuses observations et analyses intéressantes.
Le chapitre 1 (Histoire, identification et croyances) s'ouvre sur la différenciation entre trois types de rituel et de célébration : 1. classique, fondé sur la tradition écrite entre autres, du confucianisme, du taoïsme, des trois principes du peuple ou de la pensée de Mao Zedong ; 2. familial, fondé sur les réunions lors des célébrations annuelles ainsi que lors des naissances, des décès ou des cérémonies relatives aux ancêtres les plus proches ; et 3. local, qui repose sur les fêtes du temple et les fêtes communautaires, célébrant généralement des événements extraordinaires du passé. Pour Stephan Feuchtwang, peu importe que l'individu croit ou non en ces rituels, qu'il participe par obligation sociale ou par enthousiasme personnel, l'important est que chacun des rituels « délimite une dimension temporelle et une dimension d'inclusion et d'exclusion » (p. 2). La dimension temporelle est créée par la répétition et la re-création de mémoires. La dimension d'exclusion et d'inclusion va des définitions territoriale et politique de l'identité chinoise à des identifications plus restrictives du clan et de la famille, ainsi que des festivals donnés en l'honneur des divinités locales, et ce sont ces derniers qui font tout l'objet du livre (p. 3).
L'ouvrage critique l'utilisation que fait Emily Ahern du langage transactionnel et interpersonnel pour décrire les relations entre les esprits et les hommes. Il souligne que l'énoncé « relations entre les morts et les vivants » suppose que les morts existent ou au moins « que la description traduit ce qui a pu être dit par les participants » (p. 8). Mais cette acceptation et cette traduction agnostiques des références aux esprits en tant qu'acteurs masquent les contextes du rituel, et échoue à en expliquer ses autres implications. Le livre rejette aussi le caractère ethnocentré de la distinction faite par James Watson entre les cultures qui mettent l'accent sur le rituel et celles qui mettent l'accent sur la croyance (pp. 9-10). Il critique ce qu'il considère comme des hypothèses de l'existence d'une essence sociale ou culturelle telles que posées par Maurice Freedman et Steven Sangren (p. 15). L'auteur propose néanmoins un sens fondamental de la religion chinoise, en soutenant que « les représentations religieuses proclament ou expriment par les gestes une unité plus fondamentale et ultime. [ ] Elles réunissent et elles excluent. Un des liens (sic) est entre le passé et le présent, l'autre monde et ce monde » (p. 18). L'auteur se livre également à un long développement sur la tradition et la mémoire, en expliquant que le livre n'est pas centré sur le contenu de la « tradition », mais sur l'hypothèse de la traditionnalité, et sur les images et le rituel qui marquent de manière métaphorique les liens de la communauté et qui visent à obtenir une protection. Il souligne que bien qu'il soit souvent dit que les dieux usent des images de la cour impériale et de la bureaucratie, les différences entre les modèles historiques et séculiers donnent à la métaphore « un pouvoir qui va au-delà de répétition historique » (p. 19).
Le chapitre 2 (L'apocalypse annuelle), examine des rituels du Nouvel An chinois et le cycle annuel des festivités dans un village du nord de Taiwan. Une attention particulière est accordée aux cérémonies jiao taoïstes d'élimination des forces démoniaques. L'un des points forts de ce chapitre est que « la métaphore impériale n'était pas seulement bureaucratique » (p. 58). Les divinités qui menacent de répandre le mal et le chaos si elles ne sont point vénérées ne correspondent pas à cette métaphore. De plus, une vision plus militaire du cosmos est commune à de nombreux temples du village (p. 59). On peut ajouter que les divinités féminines sont parmi celles qui peuvent violer la logique bureaucratique fondée sur la miséricorde et le pardon envers les requérants.
Le chapitre 3 (Cultes locaux et officiels) souligne les différences entre deux ensembles de rituel, « le premier est constitué des éléments suivants : rituel familial, commémoration, officiels, et tablettes ; le second religieux de la magie, des prêtres et des images » (p. 74). L'auteur souligne qu'il n'y a pas uniquement des similarités et des différences entre les deux, mais que leur juxtaposition (c'est-à-dire leur utilisation commune lors d'un même rituel ou dans différents temples) est particulièrement importante pour créer du sens et du drame, tant politiques que religieux. Le chapitre traite des processions locales et des pratiques festives et de la paix et de la sécurité recherchées par les participants.
Le chapitre 4 (Les festivals locaux et leurs cultes) décrit le foyer comme le plus petit territoire, puis viennent le dieu du sol , tudigong, et enfin « les démons et leurs gardiens ». Ce chapitre s'étend ensuite à des niveaux plus larges et analyse comment les processions et les festivals célébrant l'anniversaire des divinités permettent aux différents temples d'entrer en contact les uns avec les autres. A mi-chapitre, l'éclairage est porté sur les manières dont la filiation (mode sur lequel sont organisés les temples des associations regroupant les personnes d'une même origine locale, et les temples de dévotion) et le principe de localité (représenté par les gardiens territoriaux) peuvent interagir et être superposés. Ce chapitre, comme l'ensemble du livre, contient de nombreuses observations intéressantes, dont celle sur le dieu fondateur, qui est vénéré par du papier monnaie argenté (comme les ancêtres et les hôtes, et non avec du papier monnaie doré comme le dieu du sol) et dont l'exigence d'offrandes se justifie par l'idée qu'il possédait la terre avant l'arrivée des immigrants chinois. L'auteur souligne que ce dieu fondateur n'est pas une déité autochtone, puisqu'il existe également dans le Fujian et que l'on se réfère à lui comme « le fondateur de l'emplacement du foyer » (p. 100).
Le chapitre 5 (Le brûleur d'encens : communication et déférence) débute par l'observation suivante : brûler de l'encens est « un acte d'ouverture d'une communication via la déférence formelle » (p. 135). L'auteur livre une définition sociale du ling (puissance) qui est commune à Taiwan, « le ling se trouve là où il y a le plus d'activités, là où il y a le plus d'encens brûlé » (p. 143). Le chapitre se concentre sur le patronage exercé à la fois par les dirigeants des temples villageois, et par les bureaux culturels sur le continent, lesquels cherchent à promouvoir les activités religieuses comme art folklorique en prenant soin de contourner les « éléments de superstition » (p. 149). Particulièrement précieuse est l'analyse de l'essor et du déclin des temples locaux, étroitement liés aux changements de patronage (pp. 145-146). Cette analyse présente une importante perspective historique, trop souvent absente dans beaucoup d'études sur les villages.
Le chapitre 6 (Le taoïsme et ses clients) examine le taoïsme du point de vue des participants aux cultes territoriaux, au service desquels sont les officiants taoïstes. Ce chapitre offre une alternative importante aux travaux de Schipper et Lagerwey, qui sont bien plus imprégnés du canon taoïste que la plupart des participants ne le sont eux-mêmes. L'analyse se rapportant à la conduite des affaires du jiao est faite en référence au symbolisme taoïste, mais souligne également son importance politique.
Le chapitre 7 (Ang Gong ou la vérité des marionnettes) passe en revue différentes explications locales sur l'origine et le sens du dieu villageois Ang Gong. L'auteur affirme que « chaque représentation a sa propre identité et son propre pouvoir qui, ensemble, traduisent le pouvoir du dieu» (p. 200). Ce chapitre montre aussi comment le taoïsme, le culte impérial et la modernité utilisent l'écriture pour établir leur authenticité et leur autorité. L'auteur relève avec force que « le fait de brûler de l'encens ne comporte de relation métaphorique à aucune autre image. [Et que] cela représente en soi l'autorité d'une communication avec un passé honorifique et la déférence qu'on lui porte » (p. 207).
Le chapitre 8 (La politique du religieux et le rituel politique) est, comme nous l'avons déjà indiqué, la seule nouveauté de cette édition. Il porte sur les tentatives de contrôle de la religion par les Républicains (en Chine continentale et à Taiwan) et le gouvernement de la Chine populaire. Il insiste sur la dimension du changement, alors que les chapitres précédents sont appréhendés plutôt sous une perspective synchronique, symbolique et sociale. Ce chapitre examine également les rituels politiques de la Révolution culturelle en Chine, de façon quelque peu étendue, de 1964 à 1978. Il s'ingénie à montrer que le collectivisme a créé un ensemble de valeurs et d'émotions qui peuvent être utilisées encore aujourd'hui pour critiquer les phénomènes de corruption et que les représentations traditionnelles des démons ont été sollicitées pour stigmatiser ceux appartenant à la « mauvaise » classe. Le chapitre s'achève sur l'idée qu'aujourd'hui les temples en Chine ne sont pas gérés par des dirigeants qui font partie de la structure politique, mais par des dirigeants qui « forment un réseau parallèle et proche des structures gouvernementales, sans pour autant être placé sous leur autorité » (p. 249).
Cet ouvrage n'est pas toujours de lecture facile, en partie parce que l'auteur tente de traduire la complexité de la religion populaire et évite une simple narration ou une explication par trop simpliste. La contribution essentielle de ce livre est de souligner l'ambiguïté des cultes populaires  par exemple, le dieu du sol est un protecteur, mais réclame aussi qu'on lui marque du respect et qu'on lui fasse des offrandes d'argent pour prévenir le mal qu'il pourrait faire (p. 105). La complexité de ce livre tient également au fait qu'il mélange les styles rhétoriques. Pour une part, il s'agit d'un dialogue avec d'autres auteurs : ici l'argumentation et le texte sont clairs et stimulants pour la réflexion. Les sections ethnographiques, avec leurs descriptions des rituels et l'explication de leurs logiques intéresseront la plupart des lecteurs. Les autres points d'argumentation conceptuelle ne trouveront d'intérêt qu'aux yeux des spécialistes. Les arguments ne sont pas toujours présentés clairement : certaines sections de chapitres, bien qu'intéressantes en elles-mêmes, n'apportent rien au développement du chapitre dans lequel elles s'insèrent (ceci est particulièrement vrai pour le chapitre 5) ou même au livre en soi. La thèse principale de l'ouvrage n'est pas suffisamment explicitée : une introduction et une conclusion auraient permis d'y remédier. Le style rhétorique d'une plaidoirie d'avocat, plus strictement argumenté, aurait certainement été déplacé ici, mais il faut bien admettre que l'ouvrage exige beaucoup du lecteur et ne peut révéler sa richesse qu'au prix d'une lecture et d'une relecture très attentives. En somme, Popular Religion in China : The Imperial Metaphor ne peut nullement être considéré comme une introduction à la religion populaire, mais s'impose comme une lecture indispensable aux spécialistes des religions en Chine.
Traduit de l'anglais par Mathilde Lelièvre
 
         
        