BOOK REVIEWS

Wang Xiaobo, L’Age d’or

by  Françoise Naour /

Voici une autre histoire, mais pas comme les autres, de « jeunes instruits », ces citadins expédiés dans les « provinces frontalières » pour s'y faire éduquer-réformer au contact des « paysans pauvres et moyens inférieurs » par les vertus exhaustives du travail manuel. Wang Er est l'un de ceux-là : son travail, quelque part dans la Chine chaude et profonde, est de garder les buffles (c'est facile, la castration les a rendus angéliques), de nourrir les cochons (« ça mange tout le temps », c'est épuisant), ou de défricher la terre (c'est le pire, car notre héros a eu les reins brisés). De cela, les autochtones ne lui savent aucun gré : on déteste ces citadins gêneurs et parasites.

Ne pas finir bœuf, castré à coups de maillet, soumis jusqu'à la mort, telle est l'unique motivation de Wang Er ; pour cela, il dispose d'un fabuleux instrument, un pénis géant que, puceau au début du récit (Wang Er a 21 ans, c'est son « âge d'or », comme la Révolution culturelle sera, de gré ou de force, l'âge d'or de toute une génération), il aspire à faire pleinement fonctionner. C'est un attribut dont l'auteur, ouvertement, se moque : proportions gargantuesques (« un pied de haut », pourquoi pas une toise, un li !), tantôt « lapin écorché », tantôt « cobra en colère », à l'occasion costumé de « préservatif grand format en caoutchouc naturel », dont les érections monumentales sont aussi bien déclenchées par le soleil que par la lune, en présence mais aussi en absence de toute créature féminine, bref, comme l'a dit Lautréamont, « offrant éternellement le spectacle lugubre de la turgescence » !

Cela dit, que la « libération sexuelle » débouche ou non sur une aliénation nouvelle, que le phallus soit ou non la clef d'or ouvrant toutes grandes les portes de la liberté, chaque lecteur en son for intime en débattra comme il lui chante. Reste que, dans la Chine ultra-puritaine de la Révolution culturelle, monter, ce glaive-là en main, à l'assaut d'une grande muraille d'hypocrisie, était un acte de courage, une forme enrichissante de désobéissance. Hallebarde de joyeux combats plutôt qu'outil de jouissance, et preuve tant physique que métaphysique de l'existence de son propriétaire, le « petit bonze » a pour double métaphorique « le fusil à double canon », arme redoutable entre les mains de cet étrange jeune instruit, tireur d'élite.

Car, « désobéir » est bien la grande force de Wang Er (« il n'est pas d'autre pensée que le refus d'obéir, de subir », disait Alain…) : en un temps où chacun est cloué à son poste, assigné à résidence là où le veut le Grand Timonier, partir est la désobéissance suprême. Wang Er s'en va, comme si tous les chemins lui appartenaient, et fête ainsi ses retrouvailles avec la nature, mère de toutes les sensations, qui lui met « l'âme à marée haute » : départ qu'on dirait rimbaldien si ce mot n'avait été aussi galvaudé, noces avec les arbres, le vent, les ruisseaux, le feu.

Autre forme de désobéissance salvatrice en ces temps accablants où réciter, répéter, psalmodier, tiennent lieu de parole, le jeune instruit se tait, choisit l'or du silence contre le plomb des mots d'ordre, se tait obstinément, au point de passer, aux yeux d'un tout-puissant « responsable militaire », pour un authentique sourd-muet !

Mais, se taisant, grâce à la pratique obligée de l'autocritique, Wang Er découvre l'écriture : l'incipit de ses aveux est un authentique début de roman : « Cette nuit-là, nous quittâmes la montagne pour le lieu du crime… », prometteur de grandes aventures et d'effusions lyriques. Or, et c'est la grande force de ce petit livre, dès que le lyrisme pointe son nez enchifrené, dès que menace l'apitoiement sur soi (si légitime qu'il puisse être : on a exilé les jeunes instruits, on les affame, on les insulte, on leur casse les reins à coups de tabouret…), Wang Xiaobo leur tord le cou ! Place à la dérision, laquelle, avec la désobéissance et le libre exercice de la sexualité, constitue l'arme la plus efficace dans la panoplie du révolté.

Et la femme — en l'occurrence Chen Qingyang,la partenaire, dans tout cela ? Elle n'a pas le plus beau rôle : complice ou comparse, elle n'a jamais l'initiative ; elle va avec, fuit avec, jouit avec, « fait le koala » autour du majestueux membre viril, accepte qu'on « étudie son anatomie »… Elle saura s'adapter, réapparaîtra, vingt ans plus tard, les seins avachis, mais vice-directrice d'hôpital, et dûment permanentée. Sans doute incarne-t-elle, bonne, « innocente », faite pour aimer (car elle « tombe » amoureuse de Wang Er qui, lui, n'a pas que ça à faire et demeurera « voyou, brigand de grand chemin », même s'il est devenu enseignant), les masses chinoises et leur inépuisable faculté de résistance passive, leur côté Schweyk ou Mère-Courage…

Il y a dans ce récit un ton de salubre désinvolture qui en sublime la valeur documentaire : l'incipit de l'autocritique a bien tenu ses promesses, le vécu valait la peine d'être raconté