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La Chine face aux défis stratégiques de l’après 11 septembre
Contrastant avec l'apparente indifférence des premières réactions médiatiques et le caractère dans un premier temps très discret des manifestations de soutien du président Jiang Zemin (1), la multiplication des consultations et analyses à la suite des attaques lancées le 11 septembre 2001 contre les Etats-Unis souligne l'importance accordée par Pékin à cet événement ou plus exactement à ses conséquences géostratégiques régionales (2). Derrière la condamnation officielle, un soutien mitigé aux actions militaires des Etats-Unis et un optimisme apparent concernant les conséquences stratégiques pour la Chine et les relations sino-américaines, l'impression qui se dégage en réalité est celle d'une très grande inquiétude de la direction et des stratèges chinois devant les recompositions qui pourraient se manifester sur le théâtre asiatique à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Ainsi, pour Ye Zicheng, directeur du département des études internationales de l'Université de Pékin, si les Etats-Unis devaient stationner des troupes en Afghanistan et au Pakistan, cela ne pourrait que « nuire au développement favorable des relations entre Pékin et Washington et compliquer la situation en Asie centrale » (3).
En effet, pour la Chine, les conséquences des attentats du 11 septembre sont doubles : une recomposition brutale du paysage stratégique en Asie, particulièrement sur le flanc continental de la République populaire de Chine (RPC) et, consécutivement, un risque de très forte réduction de sa marge de manuvre et d'affaiblissement des positions plus favorables qu'elle pensait avoir acquises depuis la fin de la guerre froide.
En effet, l'Asie se situe aujourd'hui au cur des préoccupations stratégiques des Etats-Unis et les attentats du 11 septembre, contrairement à ce que pouvaient espérer les stratèges chinois, sont loin d'avoir modifié cette analyse. C'est ce réinvestissement des Etats-Unis dans la zone, premier centre de l'Islam dans le monde en termes démographiques, qui modifie profondément les équilibres stratégiques régionaux, et c'est pour la RPC que les conséquences pourraient s'avérer les plus sensibles. Pékin constitue en effet aujourd'hui le pivot des enjeux de sécurité en Asie de part sa position géographique centrale et la globalité de ses aspirations. La stratégie chinoise de « non-ingérence », corollaire de cette ambition, s'en trouve aujourd'hui bouleversée. Par ailleurs, si les attentats du 11 septembre ont pu avoir de telles conséquences sur les équilibres stratégiques en Asie, c'est aussi parce qu'ils sont venus cristalliser des tendances et des évolutions déjà auparavant perceptibles. Plus que de déclencheurs, les attentats du 11 septembre ont servi en Asie de « révélateurs » de rapports de force en pleine évolution.
Un soutien mitigé aux thèses américaines
Si on les compare avec celles des pays occidentaux, mais également avec celles du président Poutin qui aurait pu partager avec Pékin certaines réticences, les réactions officielles chinoises aux attentats, en dépit de leurs réajustements successifs, apparaissent comme très en retrait. Pendant plusieurs jours, la presse officielle chinoise a en effet traité l'information avec une discrétion remarquable, comme si elle souhaitait effacer la singularité d'un événement dont les conséquences stratégiques globales sont très vite apparues aux yeux des dirigeants et de leur entourage d'experts.
De plus, pendant près d'une dizaine de jours, sans restrictions de la part des autorités, les nombreux sites de discussion internet, contrôlés par les organes du Parti communiste, ont exprimé une satisfaction embarrassante devant « l'humiliation » infligée à la superpuissance américaine, retour de bâton d'une propagande nationaliste exploitée par le gouvernement comme outil de politique étrangère (4).
Après une phase d'hésitation, un discours a été mis en place insistant sur la condamnation « tous azimuts » du terrorisme. Mais en réalité, l'ambiguïté et la réticence des réactions chinoises sont venues mettre en évidence les contradictions d'une Chine officielle qui, si elle prétend au statut de puissance globale, reste essentiellement indifférente à tout ce qui ne constitue pas un empiétement dans sa zone d'intérêt direct. Or, les attentats du 11 septembre ont posé à Pékin un défi à ces deux niveaux : celui de l'expression d'un véritable engagement international au côté de la superpuissance américaine et celui d'une intervention massive dans une zone que Pékin considère comme faisant partie de sa sphère sinon encore d'influence au moins d'intérêt.
La RPC a toutefois progressivement infléchi ses réponses et semblé considérer que les évènements du 11 septembre pouvaient être le moyen d'améliorer son image internationale et surtout d'engranger un certain nombre d'avantages en ce qui concerne la lutte « antiterroriste » interne. Le 18 septembre 2001, Zhu Bangzao, porte-parole du gouvernement, déclarait : « Les Etats-Unis nous ont demandé de les aider à lutter contre le terrorisme. De la même manière, nous avons des raisons de demander aux Etats-Unis de nous accorder leur soutien et leur compréhension dans la lutte contre le terrorisme et le séparatisme. Il ne peut y avoir de double standard. Nous ne proposons aucun marchandage mais la Chine et les Etats-Unis ont un intérêt commun à combattre les activistes indépendantistes taiwanais qui constituent la menace principale contre la stabilité dans le détroit ». (5) Dans le vocabulaire très codifié utilisé par Pékin, le « séparatisme » s'applique en effet au Xinjiang  où, du fait du caractère plus violent et islamique de certains groupes, le rapprochement peut-être effectué  mais également au Tibet, à la Mongolie intérieure, et bien entendu à Taiwan considéré comme faisant partie du territoire chinois. Conscient du caractère étroitement intéressé des demandes chinoises de « compréhension » et peut-être échaudé par l'accueil apparemment peu enthousiaste de l'administration américaine, le ministre chinois des Affaires étrangères Tang Jiaxuan a ensuite déclaré, au cours de ses entretiens avec Colin Powell, « qu'il n'y avait eu aucune suggestion d'un marché sur Taiwan » (6).
La confusion qui a entouré les réactions officielles chinoises constitue le signe non pas d'une simple difficulté à prendre des décisions rapides et à définir une réponse consensuelle au sein d'une direction chinoise aujourd'hui plus multicéphale qu'à l'époque de Mao Zedong ou même de Deng Xiaoping, mais plus certainement celui des inquiétudes de cette direction face à la réduction de la marge de manuvre de Pékin, dans ses relations avec ses voisins et avec Washington.
Tout en exprimant ses condoléances aux Etats-Unis et en condamnant le terrorisme, Jiang Zemin a en effet posé trois conditions à son soutien à l'action américaine et ceci avant le début des frappes en Afghanistan. Il exigeait une preuve concrète de la culpabilité d'Oussama Ben Laden, la consultation du Conseil de sécurité de l'ONU et le « respect des vies innocentes ». Ces trois principes ont été ensuite formalisés par le ministère chinois des Affaires étrangères sous deux versions. Dans la seconde version, qui renforce les termes de la première, la Chine déclare s'opposer « fermement » au terrorisme et précise que « la coopération internationale est impérative et urgente ». Les frappes doivent être « en accord avec les principes de la Charte des Nations Unies et les principes unanimement reconnus qui régissent les relations internationales ». Ce dernier point est particulièrement éclairant : il semble faire en effet référence aux cinq principes de la coexistence pacifique que la RPC invoque toujours pour condamner toute « ingérence dans les affaires intérieures » d'un Etat souverain. Enfin, le communiqué indique que « toute action doit s'exercer dans l'intérêt à long terme » de la paix mondiale et du développement, comme pour mieux souligner à l'avance que toute installation prolongée des Etats-Unis dans la zone serait contraire à ce principe (7).
En dépit de ces déclarations de soutien, les réticences officielles de la Chine se sont renforcées à la suite des frappes sur l'Afghanistan. Le président Jiang Zemin aurait ainsi convoqué le Bureau politique du PC chinois ainsi qu'un certain nombre d'experts devant lesquels il se serait publiquement interrogé sur « l'objectif réel » des Etats-Unis et les risques de renforcement de « l'hégémonisme américain » dans la région avec la mise en place de régimes contrôlés par Washington à Kaboul et à Islamabad (8).
Une analyse négative de la situation
La clef de ce malaise chinois, sensible au plus haut niveau, se trouve dans les analyses multiples qui ont été publiées, dans la presse nationale ou la presse de Hong Kong proche de Pékin, dans les semaines qui ont suivi l'attentat. Ce discours reprend généralement, d'une manière à peine atténuée, les thèses du « complot » qui s'étaient exprimées avec force à la suite de l'intervention des forces de l'OTAN au Kosovo. La « guerre » déclarée par les Etats-Unis d'Amérique au terrorisme international est analysée comme la simple prolongation d'une tendance inaugurée lors de la guerre du Golfe, qui se traduit par l'avancée des forces américaines partout dans le monde et par un mouvement d'encerclement progressif de la puissance chinoise. Ye Zicheng, spécialiste déjà cité, exprime ainsi une opinion apparemment très largement partagée en déclarant s'interroger sur le « but ultérieur » des Etats-Unis. Dans un souci de « compréhension » il établit une distinction subtile entre les motivations « subjectives » des Etats-Unis qui « croient lutter contre le terrorisme » et leurs motivations « objectives » d'hégémonisme (9). Ainsi, pour un groupe d'experts chinois des relations internationales « au nom de la lutte antiterroriste les Etats-Unis veulent accomplir un bond en avant stratégique en passant d'un monde multipolaire à un monde unipolaire, légitimant par la même occasion le principe d'ingérence militaire » (10). Pour Wang Fuchun, directeur de l'Institut de stratégie internationale de l'Université de Pékin, les racines du terrorisme se trouvent dans la politique « arrogante » des Etats-Unis et, pour éliminer les causes du terrorisme, les dirigeants de « certaines grandes puissances » doivent réexaminer leurs politiques intérieures et extérieures pour « construire un nouvel ordre économique et international » (11).
Ces analystes refusent, pour la plupart, un engagement aux côtés des Etats-Unis estiment au contraire que la politique américaine est elle-même la première cause des attentats terroristes. De la même manière, la preuve de la culpabilité de Ben Laden a été mise parfois mise en doute. Pour le Quotidien du peuple, «la seule raison de l'intervention des Etats-Unis résidait dans leur volonté de mettre en place une présence militaire à long terme, coordonnée avec l'expansion à l'Est de l'OTAN en Asie centrale » (12).
Si Pékin a pu espérer obtenir un certain nombre de gains à court terme en proclamant son engagement aux côtés des Etats-Unis, à long terme en revanche, les évolutions qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001 sont généralement analysées comme très défavorables aux intérêts stratégiques chinois. La Chine craint un bouleversement des rapports de force induits par le réinvestissement des Etats-Unis dans la zone en réponse aux attentats du 11 septembre. Ce sont en effet tous les fondements de la stratégie chinoise dans la région et face à la superpuissance américaine  qui se trouvent aujourd'hui remis en question.
Des conséquences géostratégiques importantes vues de Chine
La principale crainte exprimée à Pékin concerne les risques  réels  d'implantation à long terme des Etats-Unis ou au moins d'accroissement de l'influence américaine dans une région qui représente pour la RPC un intérêt vital à plusieurs niveaux. La crainte principale concerne les risques de pénétration des Etats-Unis en Asie centrale et méridionale, notamment au Pakistan, principal allié de la Chine dans la région (13). Signe de cette inquiétude  qui ne s'explique pas uniquement par les risques, peu probables, d'afflux de réfugiés en provenance d'Afghanistan  l'APL aurait renforcé ses forces dans les zones frontalières occidentales du Xinjiang, en déployant selon certaines sources de 5 000 à 15 000 hommes dans la région, ce que certains expliquent plus par la volonté de faire face aux conséquences de l'intervention américaine aux portes de la Chine que par celle de « lutter contre le terrorisme ». (14) Les relations entre la Chine et l'Afghanistan touchent par ailleurs directement au cur des ambiguïtés de la stratégie chinoise en direction des « zones grises » ou des « Etats-voyous ».
Les ambiguïtés de la relation sino-afghane
Les relations entretenues par Pékin avec le régime de Kaboul constituent le parfait exemple d'une stratégie chinoise qui n'a jamais véritablement renié la tentation de favoriser la déstabilisation de ses adversaires, tout en assurant dans la mesure du possible la protection de ses propres intérêts. Dans la littérature stratégique chinoise classique, qui rejoint ici le réalisme léniniste, il s'agit d'utiliser un ennemi proche pour combattre un ennemi lointain. Selon ce principe, la Chine a ainsi entretenu, avec un régime Taliban dont la nature particulièrement radicale troublait peu Pékin dans la mesure où le Xinjiang était exclu des objectifs immédiats de la guerre sainte, des relations particulièrement cordiales pour un pays non-musulman. En effet, la présence de combattants ouighours en Afghanistan est restée très marginale, même si Pékin en fait aujourd'hui grand cas pour mieux établir un lien entre le Xinjiang et le « terrorisme international » (15). Toujours très légaliste, Pékin n'a jamais établi de relations diplomatiques avec le régime de Kaboul car celui-ci n'était pas reconnu par l'ONU. En revanche, l'ambassadeur de Chine au Pakistan est la seule personnalité étrangère non-musulmane a avoir été reçue par le mollah Omar en 2000 (16). De même, la RPC a toujours refusé de s'associer aux votes de sanctions contre l'Afghanistan à l'ONU et a mis en place avec le régime des Taliban une coopération économique et technique non négligeable. En 1999, selon des témoignages visuels, une ligne aérienne directe entre Kaboul et Ouroumtchi (Urumqi), la capitale du Xinjiang, aurait été ouverte (17), ce qui relativise les craintes de prosélytisme que Pékin pouvait éprouver à l'époque. Des accords de coopération économique et technique, notamment dans les domaines hydraulique et minier ont également été conclus entre la Chine et l'Afghanistan, le dernier étant malencontreusement annoncé à la veille des attentats contre les Etats-Unis (18).
Plus délicat pour Pékin, deux entreprises chinoises travaillaient depuis 1999 à la fourniture d'un réseau de communication à Kaboul, autour d'un système de câbles internationaux et de fibres optiques dont la sophistication pour un pays comme l'Afghanistan, se comprend mal dans le cadre d'un usage strictement civil. Les difficultés financières du régime Taliban ayant entraîné une suspension du contrat, le porte-parole du gouvernement chinois a toutefois pu nier, lors d'une conférence de presse, toute « coopération en cours » (19).
Le malaise de la RPC concernant les relations entretenues avec l'Afghanistan est très perceptible au travers des déclarations officielles du gouvernement après les attentats du 11 septembre. Zhu Bangzao, porte-parole du gouvernement, a ainsi déclaré que « la Chine n'avait aucun intérêt égoïste dans la question afghane et que, si des contacts ont eu lieu à plusieurs reprises, aucune relation officielle' n'existait avec les Talibans» (20). Pourtant, selon certaines sources, la coopération entre la Chine et les Talibans s'étendait aussi au domaine militaire (21). Au mois de décembre 1998, un accord de coopération militaire aurait ainsi été signé entre Kaboul et Pékin à la suite de la visite en Afghanistan d'une délégation chinoise d'experts militaires sur les sites des tirs de missiles américains (22).
Dans ces relations particulières entretenues avec le régime taliban, l'on peut trouver plusieurs motivations. La volonté sans doute de s'assurer la bienveillance d'un régime potentiellement déstabilisateur pour éviter que la région autonome du Xinjiang ne devienne la cible d'une guerre sainte à grande échelle. L'appât du gain et la volonté de s'implanter sur des marchés sans concurrence en raison de l'ostracisme qui frappait le régime taliban n'est également pas absente. Mais on ne peut exclure non plus la volonté manifeste, de la part du pouvoir chinois, de développer des relations étroites, y compris dans les secteurs les plus sensibles, avec l'ensemble des « Etats-voyous » condamnés par les Etats-Unis, se constituant ainsi une clientèle particulière et se dotant  dans le contexte de négociations toujours difficiles avec Washington  de l'arme toujours utile du « risque de déstabilisation ».
La remise en cause de l'alliance sino-pakistanaise et la modification des équilibres en Asie du sud
Si le Pakistan n'est pas l'Afghanistan, les relations entretenues par Pékin avec Islamabad étaient marquées par autant d'ambiguïtés, particulièrement dans leur aspect de coopération militaire. A ce titre, la possible remise en cause de l'amitié sino-pakistanaise ou plus exactement des avantages que la RPC pouvait en retirer, constitue aujourd'hui le premier bouleversement auquel les stratèges chinois doivent faire face. C'est en effet non seulement la relation sino-pakistanaise mais ce sont également les relations triangulaires entre Pékin, Islamabad et New Delhi  relations qui jouaient à l'avantage de Pékin  qui sont aujourd'hui remises en cause par les risques de « rebasculement » du Pakistan dans le « camp américain » (23). En dépit des inquiétudes récentes de Pékin devant l'instabilité du régime pakistanais, et les risques de prosélytisme intégriste, la RPC n'avait en effet jamais remis en cause son alliance avec Islamabad, se refusant même à toute dénonciation publique des errements les plus déstabilisateurs du régime. L'atout pakistanais dans la main de Pékin se révèle toutefois aujourd'hui bien fragile. Seul véritable soutien du régime Taliban, le Pakistan, sommé de choisir son camp, n'a en effet pu résister à aucune des exigences formulées par les Etats-Unis et la capacité nucléaire pakistanaise serait aujourd'hui, selon certaines sources, sous le contrôle ou au moins le regard vigilant des Etats-Unis (24).
Si le « retournement » du Pakistan devait avoir pour conséquence le rétablissement d'un partenariat plus étroit avec le monde occidental, y compris sur le plan économique, le soutien de la Chine, toujours chiche en dehors du domaine militaire, apparaîtrait également comme moins nécessaire, réduisant d'autant les capacités de pression de la RPC. Et ce d'autant plus que, hors de toute considération stratégique, pour les pays les moins développés de la région dont le Pakistan fait partie, la Chine constitue beaucoup plus un concurrent majeur sur les marchés d'exportation des produits à faible valeur ajoutée qu'un véritable élément de complémentarité économique. Par ailleurs, un réinvestissement des Etats-Unis dans la zone pourrait aussi aboutir à une stabilisation au niveau régional  y compris au Cachemire  venant fortement réduire la marge de manuvre d'Islamabad et de Pékin. C'est donc son plus proche allié dans la région que la Chine risque aujourd'hui de perdre, tout en voyant s'implanter  ou se réimplanter  une puissance américaine sans contrepoids, contrairement à la situation qui prévalait à l'époque de la guerre froide.
Par ailleurs, des craintes se sont très vite exprimées à Pékin devant un possible renforcement des positions indiennes, alors que dans le même temps, l'éternel balancier pakistanais perdait une très large part de son pouvoir de nuisance. La « prise de contrôle » du Pakistan par les Etats-Unis réduisait les possibilités de « conflit indirect », par Pakistan interposé, entre la Chine et l'Inde, et la RPC risquait ainsi de perdre à long terme l'un de ses principaux moyens de pression sur New Delhi. Enfin, le fait nucléaire indien, contre lequel la RPC avait tenté de constituer une coalition de puissances « responsables » pour mieux préserver ses positions privilégiées en tant que seul membre asiatique des N5 (les cinq anciennes puissances nucléaires) se trouve entériné  sans véritable contrôle contrairement au Pakistan  par la levée des sanctions. C'est donc un autre « espace de jeu » troublé qui échappe à la Chine. Enfin, plus concrètement, les scénarios catastrophes des stratèges chinois craignant une mainmise directe ou indirecte des Etats-Unis sur les zones frontalières du Tibet s'avèrent aujourd'hui plus réalistes.
L'avenir du groupe de Shanghai
Les fondements du « groupe de Shanghai » qui réunit la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan le Tadjikistan et l'Ouzbékistan (25) dans un partenariat présenté comme « modèle » par Pékin, sont apparus tout aussi fragiles que l'amitié sino-pakistanaise. Si l'organisation était considérée par la Chine comme l'exemple même de relations harmonieuses entre Etats, c'est essentiellement parce qu'elle reposait sur un rapport de vassalité non ouvertement contesté entre d'une part une Chine en plein développement, relativement puissante et de plus en plus sûre de sa place sur la scène internationale, et d'autre part des partenaires russes et centre-asiatiques négligés par l'Occident et confrontés à de graves problèmes de développement. Pour Pékin, deux motivations fondaient la nécessité de ce partenariat. Il s'agissait de s'assurer du soutien  ou plus exactement de la neutralité  des pays de la région dans la lutte contre le séparatisme ouighour au Xinjiang, mais également de contrer les Etats-Unis. Le premier fondement n'a pas disparu, et se trouve au contraire en apparence conforté par les exigences de « la guerre contre le terrorisme international ». Mais il ne s'agissait en réalité pas pour Pékin, en dépit des discours actuels, de la motivation principale face à une agitation au Xinjiang très bien maîtrisée par les forces de répression chinoises et d'intensité plus réduite depuis les dernières grandes émeutes de la fin des années 1990 (26). La condamnation du « séparatisme » exprimée par les Etats de la région membres de l'organisation de Shanghai correspondait plutôt, comme la question de Taiwan, à une reconnaissance symbolique de la puissance du régime chinois à travers le soutien inconditionnel à ses thèses.
En revanche, l'objectif de contrôle de l'influence américaine dans la région était essentiel pour Pékin, qui s'était déjà beaucoup inquiété des manuvres du « partenariat pour la paix » de l'OTAN organisées avec le Kazakhstan en 1998. Or, c'est sur ce point que les fondements de l'organisation de Shanghai se sont révélés les moins solides après le 11 septembre. Si la RPC fait grand cas de la déclaration commune des six nations du groupe de Shanghai de « soutien à la communauté internationale pour combattre le terrorisme », en réalité, sans consultation du partenaire chinois, la totalité des pays membres ont en effet accepté d'offrir aux Etats-Unis des facilités qui ont permis une véritable implantation des forces américaines en Ouzbékistan, au Kirghizistan, au Kazakhstan et au Tadjikistan et ont ouvert la porte à une collaboration à plus long terme avec les Etats-Unis, comme dans le cas de l'Ouzbékistan (27).
Devant cette évolution particulièrement défavorable pour la Chine, certains analystes à Pékin sont allés jusqu'à poser la question du « risque d'éviction » de la Chine du groupe de Shanghai, alors que cette construction était présentée jusqu'au 11 septembre 2001 comme l'un des principaux succès de la diplomatie chinoise. Pour Pékin c'est donc « le contre-feu stratégique du groupe de Shanghai » qui est en passe à son tour de s'effondrer » après celui du Pakistan (28).
Par ailleurs, les conséquences économiques d'un réinvestissement des Etats-Unis et du « camp occidental » dans cette zone sont loin d'être totalement négligeables pour Pékin. Ces pays, comme l'ensemble des pays les plus vulnérables du pourtour chinois, constituent en effet un marché relativement important pour des produits de consommation produits par les entreprises d'Etat chinoises, très bas de gamme, inexportables sur les marchés occidentaux, parfois piratés comme dans le cas des médicaments, et dont les stocks massifs s'écoulent mal sur le marché chinois. Un environnement plus développé et mieux contrôlé pèserait sans doute sur la poursuite de ces « échanges inégaux » entre la Chine et ses voisins les plus pauvres et les plus isolés.
Le réinvestissement de la puissance militaire américaine en Asie
Un article du Quotidien du peuple publié le 20 septembre 2001 exprimait donc une inquiétude très largement répandue chez les stratèges chinois pour qui « le déploiement de troupes américaines autour de l'Afghanistan constitue pour les Etats-Unis une opportunité rare d'établir une présence militaire à long terme dans la région » (29). Quel que soit le motif, « menace chinoise » avant le 11 septembre ou « combat contre le terrorisme international » après, le résultat pour la RPC est le même et correspond au risque de voir s'implanter une influence plus grande et considérée comme négative des Etats-Unis en Asie. La capacité des Etats-Unis à contrôler directement ou indirectement l'ensemble de la masse continentale « dans le dos de la Chine » est d'autant plus préoccupante qu'elle oblige les stratèges chinois à reconsidérer les priorités qu'ils avaient définies depuis la fin de la guerre froide (30). Alors que les moyens des forces chinoises demeurent très limités, Pékin, dans le développement de ses capacités militaires, avait procédé à des choix en fonction de priorités stratégiques au nombre desquelles la nécessité de « tenir » le pourtour continental nord et nord-ouest du pays ne faisait plus partie depuis l'effondrement de l'URSS (31). Le renforcement de la présence ou de l'influence militaire, économique ou diplomatique américaine le long d'un arc qui irait de la Russie à l'Inde a totalement bouleversé cette donnée. Pour Pékin, la RPC se trouve donc aujourd'hui confrontée à un risque réel « d'encerclement » qu'elle devra stratégiquement prendre en compte. Ce risque de double front, justifié par le fait que, même en dehors de l'hypothèse d'un engagement direct, Washington, ne pourra accepter de laisser sans « surveillance » une zone potentiellement très instable, obligera sans doute la RPC à consacrer ses moyens limités à d'autres objectifs que le renforcement de ses capacités de projection et de contrôle maritime, qui avait été la grande priorité des militaires chinois dans le contexte très favorable pour la République populaire de Chine de l'après guerre froide. Pour nombre de ces analystes, « les implications pour les intérêts nationaux et stratégiques de la Chine sont donc considérables » (32).
Les conséquences de cet « encerclement » sont d'autant plus considérables qu'elles apparaissent dans un contexte de forte rivalité entre Pékin et Washington. Très concrètement, les Etats-Unis sont loin d'avoir oublié la manière dont a été traité à Pékin l'affaire de l'avion de surveillance EP3 au mois d'avril 2001. De plus, en dépit de discours très tactiques de la part de la RPC sur la nécessité d'un « coopération renouvelée » avec Washington, auquel la lutte commune contre le terrorisme pourrait en théorie servir de fondement, Pékin et Washington n'ont pas de véritable intérêt stratégique commun en dehors de vagues appels à la « stabilité ». Comme le soulignait le Quotidien du peuple, « les Etats-Unis et la Chine ne peuvent avoir aucun accord de nature politique sur aucun autre sujet (hors celui de Taiwan) car la Chine n'a aucun intérêt à s'engager dans un processus de confrontation ou de coopération avec les Etats-Unis dans toute autre région du globe ». Voici une définition parfaite de la stratégie de double « nonintervention » que Pékin aurait aimé voir reconnue par Washington : non-intervention de la Chine hors de sa zone d'intérêt élargie et non-intervention des Etats-Unis en Asie (33).
Par ailleurs, cette menace d'encerclement de la Chine s'étend selon Pékin non seulement tout le long de l'arc continental, mais également sur les flancs sud et est du pays. Alors que Pékin a depuis de nombreuses années dénoncé la survie des « systèmes d'alliance hérités de la guerre froide » et notamment exprimé ses craintes devant le renforcement de la coopération militaire entre les Etats-Unis et le Japon, la logique du maintien des bases américaines dans l'archipel  soutien logistique essentiel à tout système de projection de forces du Pacifique vers l'Océan Indien  se trouve aujourd'hui renouvelée. Il en est de même des installations militaires américaines en Corée. Par ailleurs, en reposant sur une autre motivation que celle de répondre à la « menace chinoise » cette logique de guerre antiterroriste échappe pour une large part aux moyens de pression mis en uvre par Pékin.
Les responsables chinois s'inquiètent également du possible renforcement de la coopération et de la présence américaine en Asie du Sud-Est, des Philippines à Singapour, en passant par le Cambodge et l'Indonésie même si, dans ce cas, le rôle « stabilisateur » des Etats-Unis semble être mieux compris (34). Washington pourrait en effet trouver un intérêt direct à s'investir davantage dans la gestion des difficultés d'un monde malais musulman menacé de déstabilisation, particulièrement si les « tensions islamistes » devaient se développer dans la zone et si les liens avec des organisations terroristes apparaissaient plus clairement. C'est d'ores et déjà le cas aux Philippines où la coopération militaire entre les deux pays, dans la lutte contre le groupe Abu Sayyaf a été considérablement renforcée. Une moindre exigence en matière de « bonne gouvernance » pourrait accompagner le soutien politique et économique aux régimes encore fragiles en Indonésie et aux Philippines, rendant cette intrusion des Etats-Unis plus acceptable au niveau régional. Ainsi, pour reprendre les termes d'un spécialiste chinois des Etats-Unis : « G. W. Bush s'est préparé à une présence à long terme dans toute la région pour y imposer l'ordre » (35). Après des années de relatif retrait, c'est donc le retour à sa porte occidentale d'un « gendarme du monde » sûr de son bon droit moral et d'un large soutien international que Pékin redoute aujourd'hui.
La réduction de la marge de manuvre de la Chine
Les attentats du 11 septembre mettent donc en évidence la très grande fragilité des stratégies de « fronts unis » mises en place par Pékin pour lutter contre « l'hégémonisme américain ». L'autre conséquence, toute aussi préoccupante pour la Chine, a été le renforcement des puissances régionales ou extrarégionales que le premier objectif de la stratégie chinoise avait justement été de maintenir dans une position subalterne ou éloignée.
Les fragilités du partenariat sino-russe
La fragilité du partenariat sino-russe révélée par les attentats du 11 septembre est emblématique des recompositions auxquelles la Chine doit aujourd'hui faire face. Pour Pékin, le premier fondement de la nouvelle amitié sino-russe, qui s'était traduit par la signature au mois de juillet 2001 d'un nouveau « pacte d'amitié », était en effet la constitution d'un contre-front face à la superpuissance américaine, la réactivation, dans une configuration différente, du jeu triangulaire Pékin-Moscou-Washington qui prévalait à l'époque de la guerre froide. Tirant parti de l'affaiblissement de la puissance russe, la RPC avait donc mis en place une relation dont l'opposition aux Etats-Unis, en dépit du discours officiel, était la principale si ce n'est l'unique motivation. Sur le plan des relations bilatérales, la fragilité de la relation sino-russe était évidente. Cette relation s'était en effet révélée décevante en matière économique en dehors des ventes d'armes russes à la Chine ; stratégiquement limitée si l'on considère les relations russo-indiennes ou les positions russes sur les projets de TMD, confirmées à la suite des attentats du 11 septembre ; humainement peu satisfaisante du fait de l'exploitation par certains milieux russes de la difficile question des migrants chinois dans les régions de l'Extrême-Orient russe ; enfin politiquement dépassée à Moscou où « l'alliance avec Pékin » était surtout défendue par les milieux les plus conservateurs. La fragilité des fondements profonds de cette « alliance » s'est brutalement manifestée dans les jours qui ont suivi les attentats du 11 septembre lorsque le président Poutine a, le premier entre tous les chefs d'Etat étrangers, téléphoné au président Bush pour l'assurer de son soutien total et imposé à des courants moins enthousiastes  notamment au sein du ministère de la Défense  cette attitude très « pro-américaine ». Plus lourd encore de conséquences pour Pékin, le président russe a également multiplié les approches en direction de l'OTAN. Devant l'opportunité pour la Russie de rétablir un lien privilégié, de « grand à grand » avec les Etats-Unis, le partenariat avec la Chine est ainsi apparu véritablement pour ce qu'il était sans doute de longue date dans l'esprit des dirigeants russes : un partenariat par défaut.
Face au risque d'isolement, Pékin a tenté d'entraîner la Russie dans une dénonciation des risques induits par les prises de position américaines dans la région, dénonçant « la volonté de contrôle de l'Afghanistan qui va donner la possibilité aux Etats-Unis d'encercler la Russie par le sud et la Chine par l'ouest » (36). Mais d'autres analyses sont beaucoup moins indulgentes pour Moscou et critiquent « la stratégie de la Russie qui, à la suite des attentats, en a profité pour se rapprocher des Etats-Unis et de l'OTAN » (37). Quelles que soient les évolutions futures, le « lâchage » de la Russie et la conscience des très grandes limites de cette « alliance » seront sans doute difficilement oubliés à Pékin.
L'amertume semble d'autant plus grande que, si Jiang Zemin a appelé Vladimir Poutine pour lui faire part des préoccupations chinoises concernant le rôle de l'ONU, Moscou pour sa part n'a pas jugé bon de consulter son « allié » chinois pour opérer ce revirement spectaculaire en direction des Etats-Unis. Moins officielles, d'autres analyses reconnaissent à Pékin que la Russie peut apparaître comme le « grand vainqueur » de la recomposition stratégique qui a suivi les attentats du 11 septembre, y compris sur la question de la Tchétchénie, au sujet de laquelle Moscou a pu imposer à Washington des concessions alors que Pékin, de son côté, a des difficultés à faire valoir ses thèses sur la question du « séparatisme » musulman, tibétain ou taiwanais (38).
Les perspectives de légitimation de la puissance japonaise
Si la situation stratégique de la Chine, sur son flanc occidental, est considérée à Pékin comme très préoccupante, l'émergence sans grand complexe d'une puissance japonaise qui  à sa mesure  accepte de jouer un rôle « militaire » très au-delà de ses frontières a de quoi l'inquiéter tout autant. Le Premier ministre Koizumi a en effet immédiatement réaffirmé la nécessité pour le Japon de soutenir très clairement  y compris par un engagement militaire dans les limites de la Constitution  son allié américain. La Diète a adopté à la fin du mois d'octobre une loi provisoire reconductible, élargissant le périmètre de « l'environnement régional de sécurité » de l'archipel auquel l'alliance nippo-américaine pouvait s'appliquer. Il est vrai que le Japon se trouve dans la situation totalement inédite  comme l'avait été l'OTAN sur le versant européen  d'avoir à participer à la défense des Etats-Unis attaqués sur leur sol, alors que toute la réflexion stratégique issue de la guerre froide envisageait la situation inverse. Concrètement, le Japon a décidé d'autoriser l'envoi dans l'Océan indien de patrouilleurs et d'un avion de transport C 130. Au lendemain des attentats, le porte-avions américain Kitty Hawk quittant la base de Yokosuka avait été très symboliquement escorté par quatre patrouilleurs des Forces d'Auto-défense (FAD). Plus significatif encore, ces manifestations de « soutien militaire » ont été fortement et très positivement médiatisées.
Le Japon pourrait donc voir le rayon d'action et le niveau d'intervention de ses Forces « d'Auto-défense » étendu bien au-delà de toutes les actions précédemment menées par Tokyo dans le cadre des opérations de maintien de la paix de l'ONU. Plus préoccupant encore pour Pékin, l'argument habituel de la dénonciation du « militarisme nippon » s'avère beaucoup plus difficile à manier dans les circonstances actuelles. Certaines critiques ont été proférées contre « les militaristes japonais d'extrême droite qui se sont emparés du prétexte des attentats pour modifier la législation » ou pour souligner qu' « un rôle plus important du Japon sera à la source de difficultés sans fin pour la Chine et l'Asie » mais ces critiques n'ont pas été reprises massivement dans la presse chinoise officielle (39). En revanche, Jiang Zemin a souligné la « vigilance » de la Chine en la matière en déclarant à Koizumi que, si un rôle accru des FAD pouvait être compris dans les circonstances actuelles, le Japon devait « faire preuve de modération et tenir compte de la sensibilité » de ses voisins asiatiques (40).
Par ailleurs, outre un rôle de soutien économique traditionnel (41), le Japon a également joué un rôle politique non négligeable dans le processus de constitution de la coalition antiterroriste, notamment auprès des pays arabes et de l'Iran, amorçant ainsi un renforcement toujours combattu par Pékin de sa stature sur la scène internationale. Sur le front des images, alors que, avant le sommet de l'APEC érigé en dépit des circonstances en grand-messe à la gloire de la nouvelle puissance chinoise, les seuls contacts internationaux directs du président chinois se limitaient à la réception d'une délégation pakistanaise, le Premier ministre japonais s'entretenait très rapidement à Washington avec le président Bush, à qui il réaffirmait la volonté du Japon de « remplir ses responsabilités en tant qu'allié et en tant que membre de la communauté internationale », moyen de réaffirmer la priorité du partenariat nippo-américain qui avait pu un temps apparaître comme menacée par les attentions accordées à Pékin (42).
La puissance du choc ressenti lors des attentats du 11 septembre 2001 a pour une large part balayé dans l'opinion publique japonaise les réticences habituellement exprimées devant tout risque d'implication du Japon dans un conflit externe. Selon un sondage publié par le journal Nikei, plus de 70 % de la population se déclarait favorable à la mobilisation des FAD pour soutenir les Etats-Unis dans leur lutte contre le terrorisme. Enfin, les fondements militaires de l'alliance nippo-américaine se sont trouvés renforcés, notamment en raison du rôle majeur joué, comme à l'époque de la guerre du Golfe, par les bases installées dans l'archipel dans le dispositif de déploiement des forces américaines. Ce renforcement de l'alliance nippo-américaine constitue donc un élément important de l'accroissement du rôle militaire des Etats-Unis dans la zone. Dénonçant régulièrement la « logique de guerre froide » qui selon elle préside aux accords de sécurité bilatéraux qui lient les Etats-Unis à leurs alliés en Asie, la Chine ne peut qu'estimer cette évolution défavorable à ses intérêts.
La remise en cause des stratégies proliférantes de la Chine
Autre conséquence non négligeable des attentats, la RPC pourrait avoir beaucoup plus de difficultés à instrumentaliser  dans ses négociations avec les Etats-Unis  les menaces plus ou moins voilées de prolifération auxquelles elle avait recours. La coopération militaire très étroite mise en place avec le Pakistan, notamment dans les domaines des missiles et du nucléaire, permettait ainsi à Pékin de manier face aux Etats-Unis l'arme d'une prolifération potentiellement déstabilisatrice (43). Cet argument sera beaucoup plus difficile à mettre en uvre avec un Pakistan « tenu » par les Etats-Unis ou avec des Etats « soupçonnés d'abriter des activités terroristes » comme l'étaient un certain nombre de partenaires de Pékin en la matière  de l'Irak à la Corée du Nord  à moins d'accepter le risque de se voir mettre par les Etats-Unis au ban de la communauté internationale.
Signe de la méfiance persistance des Etats-Unis à l'égard de la Chine en la matière, Washington a refusé de lever, en dépit des demandes de Pékin, les sanctions imposées au mois d'août 2001 à la suite des transferts chinois de technologie dans le domaine des missiles en direction du Pakistan (44). Cherchant à répondre aux critiques de ceux qui accusent Pékin d'avoir créé la capacité nucléaire d'un Etat particulièrement fragile en oubliant les effets potentiellement pervers de cette stratégie de prolifération, certains analystes chinois, proches des milieux de la défense, ont très rapidement déclaré après les attentats du 11 septembre, devant l'évocation des risques de terrorisme nucléaire, que le « nucléaire pakistanais »  dont Pékin se sent sans doute quelque peu responsable  était « parfaitement contrôlé » (45).
L'argument de la prolifération constituait également l'un des éléments de réponse de la Chine au risque de mise en place par les Etats-Unis de leurs projets de défense antimissile. A ce sujet, les attentats du 11 septembre ont offert aux analystes chinois un nouvel argumentaire dans leur dénonciation des projets américains de défense antimissile. Le discours chinois insiste en effet aujourd'hui sur la nécessité pour les Etats-Unis de reconsidérer leurs priorités dans un sens moins favorables à ces projets en mettant l'accent sur la lutte contre le terrorisme. Pékin reprend également la dénonciation de « l'arrogance » dont ces projets seraient la manifestation, arrogance qui se trouverait elle-même à la source du ressentiment et  par voie de conséquence directe  des attaques, dont les Etats-Unis ont été victimes. Ce type d'argument offre par ailleurs l'avantage d'extraire le débat sur la défense antimissile d'une logique régionale particulièrement redoutée par la RPC.
Toutefois, l'argument selon lequel les Etats-Unis seront obligés d'abandonner leurs projets de défense antimissile pour obtenir le soutien de la Chine et de la Russie dans la coalition anti-terroriste est apparu peu pertinent. Les prises de positions de Vladimir Poutine sur le traité ABM à la suite de ses entretiens avec G. W. Bush et son conseiller pour la sécurité Condoleeza Rice ont démontré que la Russie ne souhaitait se livrer à aucun marchandage. A l'inverse, la Chine  ayant peu à offrir  ne se trouve pas en position d'imposer la moindre condition à sa participation à la coalition anti-terroriste (46). Après avoir manifesté un certain optimisme à l'égard des projets de défense antimissile, il semble donc que la Chine  qui entérine ainsi son impuissance  en soit revenu à une position plus sceptique  et plus réaliste  quant aux possibilités d'abandon du projet par les Etats-Unis (47) Mais les conséquences des attentats du 11 septembre sur les orientations stratégiques de la Chine se situent également à d'autres niveaux en apparence plus périphériques comme celui de la sécurité énergétique.
La prise en compte des enjeux de sécurité énergétique
Les modalités de son développement économique récent rendent la Chine beaucoup plus vulnérable aux crises extérieures, du fait de sa dépendance croissante vis-à-vis des investissements étrangers et des exportations mais également eu égard à son approvisionnement énergétique. Aujourd'hui, le tiers du pétrole consommé par la Chine est importé, dont 60% en provenance du Moyen-Orient. Les analystes chinois ont donc immédiatement pris en compte les conséquences des attentats du 11 septembre sur la sécurité énergétique du pays. Le risque économique lié à l'augmentation massive des prix du pétrole semble à leurs yeux aujourd'hui écarté. En revanche, les risques liés aux menaces pesant sur la sécurité des voies d'approvisionnement maritime, et ceux résultant d'une mainmise des Etats-Unis sur l'Asie centrale  où la prise de participation des entreprises chinoises s'était considérablement accrue notamment au Kazakhstan  sont considérés par l'ensemble des analystes chinois comme particulièrement préoccupants. Ainsi pour Zhu Xingshan, de l'Institut de recherche énergétique de Pékin, le développement de l'influence des Etats-Unis en Asie centrale affectera la sécurité énergétique de la Chine et pour Yang Jijian, directeur de la division Amérique et Océanie de l'Institut de recherche sur le commerce et la coopération économique du ministère du Commerce extérieur et de la coopération économique avec l'étranger, la Chine pourrait reconsidérer le tracé de ses voies d'approvisionnement extérieures et prendre des mesures pour assurer la sécurité de l'oléoduc Lunnan (Xinjiang) - Shanghai (48). De plus, au-delà du cadre strictement régional, la RPC avait également mis en place des accords avantageux en matière pétrolière en privilégiant les liens avec des Etats marginalisés et coupés du soutien des Etats-Unis tels le Soudan, l'Iran ou la Libye, ces accords faisant parfois l'objet d'échanges dans le domaine des armements « sensibles ». Les recompositions actuelles et une vigilance accrue des Etats-Unis en matière de non-prolifération pourraient également affaiblir les positions acquises par la Chine en ce domaine (49).
Chine : risques de marginalisation et amorces de réponses
Conscients de la marginalisation des positions de la Chine et soucieux d'en contrôler les effets les plus pervers, les dirigeants chinois, avec un pragmatisme caractéristique, ont rapidement multiplié les appels auprès des Etats-Unis pour un « nouveau partenariat », qui verrait la reconnaissance totale de la Chine en tant que « membre de la coalition contre le terrorisme ». La difficulté réside dans le fait que les hésitations initiales de l'engagement chinois, et les limites de son contenu concret sont le signe de réticences plus profondes qui se trouvent à la source même de cette marginalisation. Si la RPC a perdu son statut de « menace principale » des Etats-Unis, elle a aussi perdu celui de « premier partenaire » de la superpuissance américaine en Asie. La RPC se trouve ainsi  peut-être provisoirement  ravalée au rang de puissance secondaire, sans réelle capacité d'action ou de nuisance pour s'opposer aux avancées des Etats-Unis et de leurs alliés dans la région.
Comme le démontrent les déclarations confuses qui ont entouré la définition de l'agenda de la réunion de l'APEC à Shanghai, alors que la RPC a d'abord tenté, pour ensuite revenir sur cette décision, d'interdire toute discussion de la situation actuelle dans le cadre d'un forum comportant des « non-acteurs étatiques » comme Taiwan ou Hong Kong, et où la puissance de la Chine se trouve diluée aux côtés d'autres puissances régionales comme le Japon, la RPC n'a plus aujourd'hui la maîtrise totale des questions qui touchent à ce qu'elle considère comme ses intérêts directs. Ses prises de position sont essentiellement attentistes et réactives. (50) Alors que la stratégie chinoise a toujours su tirer parti des entre-deux, la Chine se trouve aujourd'hui confrontée à une absence de choix, ou plus exactement à un choix imposé de l'extérieur, situation particulièrement inconfortable pour un régime qui fait reposer sa légitimité sur sa capacité à interdire toute « ingérence dans ses affaires intérieures ». Ainsi, selon les termes d'un analyste défini comme « proche des milieux de la défense en Chine » : « aujourd'hui nous devons nous placer aux côtés des Etats-Unis ; même s'ils sont notre ennemi à long terme, c'est impossible de le dire » (51).
Sous peine de se trouver exclue de la communauté internationale, la Chine ne peut en effet aujourd'hui choisir le camp du « terrorisme », non pour des raisons morales mais parce que cela risquerait de mettre en jeu la survie même du régime qui prend conscience de l'état de dépendance économique croissante dans laquelle la RPC se trouve face au monde extérieur. En imposant un système de références fondé sur des valeurs extrêmement simplifiées (le Bien contre le Mal), la disproportion des actes terroristes du 11 septembre interdit en effet à la Chine d'exploiter  comme elle pouvait le faire jusqu'à présent dans sa stratégie multipolaire  la thèse des valeurs spécifiques, ou relatives, contre celle des valeurs universelles. Faisant partie des Etats qui ont le plus exploité ce type de rhétorique, la Chine est aujourd'hui celui qui a le plus à perdre.
Contrairement à certaines analyses chinoises, selon lesquelles les Etats-Unis se devaient de « gagner le soutien de la Chine », semblant ainsi indiquer que des concessions pouvaient être obtenues en échange de ce soutien, celui-ci est beaucoup moins vital, dans la lutte contre le « terrorisme international » que celui d'autres puissances. La Russie, l'Inde ou le Pakistan, les républiques d'Asie centrale ont bien plus à offrir que la Chine en matière de renseignement et de soutien militaire et voient ainsi leur « valeur marchande » soudainement accrue. En matière logistique et économique, le rôle du Japon est également essentiel. De même, l'adhésion, ou au moins la neutralité, de grands Etats musulmans comme l'Arabie Saoudite ou l'Egypte, dont le magistère spirituel est fort utile à la coalition, peut autoriser beaucoup de « concessions ». Signe de ce relatif désintérêt des Etats-Unis, si le président Bush s'est rendu au sommet de l'APEC à Shanghai, Washington ne semble avoir cédé à aucune des exigences de Pékin concernant notamment l'assimilation du « séparatisme » en Chine au terrorisme international. Plus préoccupant pour Pékin, certains experts aux Etats-Unis considèrent qu'en raison du « flou » de ses orientations stratégico-diplomatiques, la RPC a « un large pied dans le camp du terrorisme » (52). Plus que d'adhérer librement à une coalition internationale, il s'est donc agi pour Pékin de « clarifier » des positions et une stratégie qui a toujours préféré jouer de l'ambiguïté.
Par ailleurs, à plus long terme, les conséquences internes pour le régime chinois ne peuvent être totalement écartées. Le président Jiang, déjà critiqué pour le caractère trop peu « communiste » de la théorie des « trois représentations » (san ge daibiao) se trouve menacé d'être débordé sur le front du nationalisme entretenu dans la population selon une tradition ancienne des différents pouvoirs qui se sont succédé en Chine depuis l'époque impériale. Des critiques se seraient d'ores et déjà exprimées contre la stratégie « d'alliance » avec les Etats-Unis pour souligner les coûts possibles « auprès des alliés de Pékin dans le monde musulman » (53). Cherchant à nier la marginalisation actuelle de la Chine, tout en reconnaissant les difficultés auxquelles le pouvoir chinois se trouve confronté, certains analystes affirment par exemple qu' « en dépit d'une activité apparemment limitée, la RPC a multiplié les négociations secrètes avec les Etats-Unis pour ne pas heurter les sentiments anti-américains de la population » (54).
Derrière des déclarations qui se veulent optimistes sur l'intégration de la Chine à la communauté internationale dans sa lutte contre le terrorisme, la très grande majorité des analyses et des positions « officieuses » des responsables de ce pays sur les conséquences du 11 septembre 2001 sont donc extrêmement négatives et même alarmistes. Pour Pékin, la première conséquence des attentats est en effet de voir « l'ordre américain » régner pour longtemps en Asie, renforçant par voie de conséquence les positions de ses rivaux régionaux. Face à cette menace, la Chine va sans doute tenter de reconstruire les réseaux aujourd'hui bouleversés et de reconquérir sa place de partenaire « qui compte » des Etats-Unis, y compris dans un sens négatif en agitant à nouveau les menaces de « déstabilisation ».
Dans ce but, un certain nombre de réponses sont mises en place dont on peut d'ores et déjà déceler les grandes lignes. La Chine entend réintroduire le politique dans les réponses au terrorisme et réduire la part d'une action militaire qui exclut la RPC. Il s'agit également de réintroduire une part de « multipolarité » face à l'intervention « unilatérale » des Etats-Unis qui constitue pour Pékin, dans la mesure où elle a lieu dans sa zone d'influence, la principale menace contre ses intérêts stratégiques. Cet axe se traduit par une tentative de « reconstruction de front » face aux Etats-Unis impliquant notamment les pays européens et le monde arabo-musulman. Cette analyse s'exprime d'une manière plus ou moins « diplomatique ». Ainsi, pour Ye Zicheng, « les causes du terrorisme sont complexes et ne peuvent être résolues par des moyens militaires, les Etats-Unis doivent prendre en compte la stabilité régionale et la « paix globale » (55). Plus brutalement, pour Yan Xuetong, « les Etats-Unis doivent cesser de s'attaquer d'une manière arbitraire et unilatérale à leurs ennemis et d'utiliser les moyens d'action militaire » (56).
Découlant de cette analyse, la Chine va tenter de se « réintégrer » au concert des nations en tirant parti de lignes de fractures qui ne manqueront pas de réapparaître, en particulier si la présence américaine en Afghanistan devait se prolonger et les « buts de guerre » se diluer outre mesure. Il s'agit pour Pékin de réactiver, face à l'unanimisme ambiant provoqué par le choc du 11 septembre, les stratégies multipolaires qui lui sont plus favorables. Dans ce sens, le rôle de l'ONU et du Conseil de sécurité, seule instance où, dans le contexte actuel, la Chine dispose d'un moyen d'action significatif, est constamment mis en avant dans la mesure où cet argument possède le double avantage d'être « politiquement correct » et de servir très directement les intérêts de la RPC. On peut donc considérer que Pékin soutiendra toutes les propositions visant à renforcer le rôle de ce Conseil, notamment dans la gestion « post-militaire » de la question afghane et si ces propositions débouchaient sur une réintégration de la Chine en tant qu'acteur, et une exclusion de partenaires qui ne jouissent pas, comme l'Inde ou le Japon, de son « statut » de membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU et de voisin immédiat de l'Afghanistan. Pour le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, le Conseil de sécurité doit donc retrouver un rôle leader. C'est d'ailleurs le point que la RPC a réussi à imposer lors du sommet de l'APEC à Shanghai et à inclure dans le communiqué commun publié à l'issue de cette réunion (57). De même, le thème de « l'impuissance des Etats-Unis » est constamment mis en avant. Ainsi, selon Ye Zicheng de l'Université de Pékin : « Aussi puissants que soient les Etats-Unis, ils auront besoin de la coopération des puissances les plus importantes de la communauté internationale ». C'est ce statut de « puissance importante » que la RPC souhaite retrouver en effet en tentant de renforcer sa capacité de contrôle accrue sur les évolutions actuelles.
Il s'agit donc de démontrer que la Chine a un rôle important à jouer. C'est le sens de l'appel de Jiang Zemin à G. W. Bush le 8 octobre 2001, réaffirmant que la Chine souhaitait « développer les échanges avec les Etats-Unis pour assurer la paix et la stabilité dans la région Asie-Pacifique et le reste du monde ». Cette « offre » sert l'objectif de reconstruction de l'image de puissance de la Chine, « partenaire des Etats-Unis pour la paix mondiale ». Mais toute menace de « déstabilisation » n'en est pas absente au cas où justement les « échanges avec les Etats-Unis pour assurer la paix et la stabilité dans la région Asie Pacifique »  qui en termes codés concernent généralement la question de Taiwan  ne se développaient pas dans un sens positif (58). A un autre niveau, un accord de 1,6 milliards de dollars a été signé avec Boeing au début du mois d'octobre 2001, le vice-président de la commission d'Etat au Plan saisissant cette occasion pour déclarer que « la Chine souhaitait aider l'économie des Etats-Unis et n'oubliait pas ses amis en difficulté » (59).
Suivant un autre axe de réponse, la RPC cherche également à détourner l'attention des Etats-Unis d'une zone où elle ne souhaite pas voir une puissance « extérieure » se réimplanter. Dans ce but, les stratèges chinois privilégient dans leurs analyses les menaces en provenance du Moyen-Orient, certains allant même jusqu'à déclarer, en dépit des liens qui unissaient Pékin à Bagdad, que l'Irak pourrait être un objectif plus judicieux que l'Afghanistan (60). Allant plus loin, Yan Xuetong s'interroge sur la nécessité pour Washington de maintenir « tant de troupes en Asie » alors que la menace est ailleurs (61). D'autres espèrent que les Etats-Unis vont rapidement procéder à une redistribution des ressources militaires en direction de la lutte contre le terrorisme sur le front intérieur au dépend des capacités de projection extérieure « moins utiles » (62). Enfin, la Chine développe également une stratégie de « dilution » des objectifs, qui permettrait de minimiser le rôle du militaire et de détourner les actions du cur géographique centre asiatique, en insistant sur le fait que la guerre contre le terrorisme devait se transformer en une guerre contre toutes les nouvelles menaces « non-conventionnelles », financières, écologiques ou « séparatistes » (63).
COMME l'enfant qui toujours criait au loup sans réel danger, la Chine, depuis le début des années 1990, justifiait le développement régulier de ses capacités militaires par les « menaces » dont elle se disait entourée. Si la dénonciation de ces menaces avait essentiellement une fonction d'autojustification, il est indéniable que les évènements du 11 septembre ont, au moins à moyen terme, profondément modifié dans un sens beaucoup moins favorable aux intérêts de la RPC les équilibres stratégiques. Mais paradoxalement, cette réduction de la marge de manuvre de la Chine, une appréciation sans doute plus réaliste au sein du pouvoir chinois des capacités de mobilisation militaire des Etats-Unis et de leur volonté d'engagement en Asie-Pacifique ainsi que le renforcement des positions stratégiques des voisins de Pékin pourraient jouer dans le sens d'un meilleur équilibre et in fine d'une réduction des risques de confrontation régionale.
 
         
        