BOOK REVIEWS

Shih Shu-mei, The Lure of the Modern : Writing Modernism in Semicolonial China, 1917-1937

by  Isabelle Rabut /

Dans ce remarquable ouvrage, dont un chapitre était paru précédemment en version française (1), Shih Shu-mei pose des questions essentielles : quels étaient, pour les intellectuels chinois de l'époque, les enjeux de l'adoption du modernisme littéraire ? Comment expliquer que cet emprunt à l'Occident ait rencontré si peu de résistance ? La relation entre l'Occident et l'Orient doit-elle être nécessairement pensée comme un trajet à sens unique allant du premier au second ?

Pour y répondre, l'auteur use d'un appareil conceptuel issu des études des trente dernières années sur le colonialisme et le post-colonialisme, des réflexions critiques sur l'orientalisme et des recherches effectuées dans d'autres domaines connexes, notamment sur le statut de la femme, objet de cette branche particulière du savoir que sont les Gender Studies. Une approche dont le rendement, dans le cas présent, est incontestable.

Aux yeux de Shih Shu-mei, le cosmopolitisme de la Chine des premières décennies du XXe siècle est lié à sa situation particulière vis-à-vis des puissances occidentales : son statut semi-colonial, défini par la présence, sur son sol, d'une multiplicité de nations concurrentes, confinées à certaines régions et exerçant une emprise lâche, d'ordre économique plus que culturel (trait qui rapproche le semi-colonialisme du néocolonialisme), lui ouvrait la possibilité d'autres choix que la résistance nativiste qui, dans des pays colonisés tels que l'Inde, était la réplique naturelle à la menace exercée par la puissance impérialiste. Concrètement, les intellectuels chinois ont négocié cette difficile relation avec les États dominateurs en recourant à une « stratégie de bifurcation » qui leur permettait de s'ouvrir largement aux influences de « l'Autre » en tant que métropole, tout en le critiquant en tant que colonisateur. Tentés par la modernité occidentale, beaucoup d'entre eux ont vu dans le modernisme son expression la plus achevée. C'est pourquoi, bien que des courants très variés (réalisme, romantisme) soient entrés en Chine à la même époque, Shih Shu-mei considère l'engouement pour le modernisme comme l'expression la plus typique de ce désir de rattraper l'Occident sur la ligne du temps. Car, note-t-elle, la course à la modernité signifie que le spatial (la coexistence de cultures hétérogènes dans l'espace) s'efface au profit du temporel : l'histoire littéraire est censée se déployer selon un axe unique, dont la direction est donnée par l'Occident, et il s'agit, pour les littératures non-occidentales, de combler leur retard de développement.

La question se pose évidemment de savoir si cet universalisme, ou ce « supranationalisme », au nom duquel les écrivains justifiaient leur ralliement à la vision occidentale, ne reflète pas la logique de l'impérialisme. Pour l'auteur, il ne fait pas de doute que la critique, voire la négation, par les acteurs du 4 mai 1919, de leur propre culture, relève en partie de la soumission au regard de l'autre, ce qui l'amène à relativiser ce caractère spontané d'élan libérateur que l'on prête généralement à la révolution littéraire du début du siècle. Elle observe, avec beaucoup de perspicacité, la concordance entre l'analyse du caractère national à laquelle se sont livrés les écrivains chinois de l'époque, et celle qu'on peut lire sous la plume d'observateurs étrangers, notamment japonais. De fait, la médiation japonaise a joué un rôle de premier plan, le Japon ayant accédé plus tôt que la Chine à la modernité occidentale, mais étant par ailleurs culturellement (et racialement) proche d'elle. La lecture politique qu'elle propose du masochisme qui imprègne de manière évidente les œuvres d'anciens étudiants au Japon, comme Yu Dafu, en le situant dans le cadre d'un rapport de dominé à dominant, ne laisse pas d'être convaincante (les critiques avaient déjà relevé l'importance du facteur national dans le syndrome dépressif dont souffrent les personnages de Yu Dafu), même si une telle attitude masochiste, révélant le déchirement de l'individu dans une phase de bouleversement social et moral, peut se manifester hors de tout contexte colonial. La mise en relation de certaines formes particulières d'expression littéraire (telle la confession) avec la crise identitaire induite par la domination occidentale, est un des apports les plus appréciables du travail de Shih Shu-mei. L'auteur fait en outre remarquer, à juste titre, que la question du pouvoir est à double face : l'intellectuel chinois, en position de dominé par rapport à l'Occident, reprend un rôle de leader (doté d'un « capital symbolique ») vis-à-vis des masses qu'il initie à la modernité occidentale.

Cette référence au regard de l'autre, Shih Shu-mei la retrouve, avec des implications différentes, chez les auteurs de l'école de Pékin. Eux sont parvenus à réaliser une « modernité sans rupture », en établissant des passerelles entre les deux traditions orientale et occidentale, et en rendant ainsi sa place au spatial (au local) face au schéma d'évolution linéaire qui rivait la littérature chinoise au train de l'Occident. La modernité occidentale trouve ainsi son équivalent dans certaines pratiques de l'écriture traditionnelle, en quelque sorte modernes avant la lettre. En s'appuyant sur le cas de Fei Ming, Shih Shu-mei montre que le retour à l'écriture traditionnelle s'est effectué par l'intermédiaire et, en quelque sorte, avec l'aval de la littérature occidentale : les auteurs chinois se sont avisés de ce qu'ils disposaient, dans leur propre tradition, de moyens d'expression analogues à ceux des écrivains modernistes occidentaux qu'ils admiraient. Ce détour pourrait être un exemple de plus de l'inféodation des Chinois à la vision occidentale, s'il ne contestait, par ailleurs, la représentation des rapports Orient-Occident sous la forme d'une circulation à sens unique. Ce que la démarche des écrivains du jingpai confirme intuitivement, et qu'une vision purement européano-centrique du modernisme avait occulté, c'est la façon dont l'écriture chinoise avait elle-même servi de source d'inspiration au modernisme occidental (à travers des écrivains comme Ezra Pound ou les poètes imagistes, par exemple). À ce titre, Shih Shu-mei salue l'école de Pékin comme l'exemple d'un cosmopolitisme respectueux des deux cultures, alors que celui des écrivains shanghaiens a choisi d'ignorer tout bonnement les défis que l'impérialisme lançait à l'identité chinoise.

Très stimulant par les matériaux qu'il offre à la réflexion théorique, voire à la discussion, l'ouvrage de Shih Shu-mei est en même temps d'une grande richesse documentaire. Sur ses douze chapitres, huit sont des monographies qui, en les abordant sous l'angle du modernisme, proposent une interprétation d'ensemble de l'œuvre d'un écrivain. Dans sa première partie, qui traite de l'occidentalisme du 4 mai, elle explique, à travers les œuvres de Lu Xun, Tao Jingsun, Guo Moruo, Yu Dafu et Teng Gu, comment l'engagement dans la modernité littéraire a revêtu deux aspects contradictoires, générateurs de tension : le discours téléologique de la modernité se heurte à une expérience intérieure nourrie principalement par la psychanalyse et fondée sur une introspection douloureuse.

La seconde partie, consacrée à l'école de Pékin, analyse des auteurs peu étudiés jusqu'ici : Fei Ming, et son écriture hybride qui met en miroir les deux cultures occidentale et orientale ; Lin Huiyin et Ling Shuhua, dont le statut de femmes écrivains donne à Shih Shu-mei l'occasion de montrer comment l'identité sexuelle et la prise de conscience féministe compliquent le rapport à la tradition, la réappropriation de cette dernière comportant ici, nécessairement, une dimension parodique (Ling Shuhua s'inscrit dans la tradition de la littérature « de boudoir » réservée aux femmes, tout en la subvertissant).

Le traitement des trois auteurs néo-sensationnistes (Liu Na'ou, Mu Shiying et Shi Zhecun) dans la troisième et dernière partie est particulièrement fouillé. Chez Liu Na'ou, Shih Shu-mei s'attarde sur l'image de la « femme moderne » et son modèle japonais, lui-même dérivé de la femme exotique de Paul Morand, et conclut que le cosmopolitisme dénationalisé de Liu Na'ou est quasiment le seul lieu où se réalise l'émancipation de la femme par rapport au contrôle patriarcal. Le cas de Mu Shiying et de ses errements idéologiques sert d'illustration à la conscience flottante des écrivains cosmopolites dans le contexte ambigu du semi-colonialisme. Enfin, après avoir interprété le recours à la psychanalyse dans l'œuvre de Shi Zhecun à la lumière de son parti-pris d'apolitisme, elle commente son retour à la « tradition » après 1936, sous les pressions de droite et de gauche, comme étant l'acte de mort du modernisme shanghaien. La façon dont la ville s'impose aux écrivains néo-sensationnistes est constamment mise en relation avec son statut colonial, l'importance du regard (la « scopophilie ») étant liée à la nature de ce décor où s'expose une profusion d'objets étrangers hors d'atteinte.

Un appendice évoquant brièvement la situation pendant les années de guerre et au-delà (jusqu'au mouvement moderniste taiwanais) complète cette brillante étude qui constitue, à cette heure, une des mises en perspectives les plus intéressantes de la littérature chinoise moderne.