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La formation de nouveaux citoyens dans les collèges en Chine
L'organisation et les programmes peuvent changer, les écoles seront toujours un lieu privilégié de socialisation des enfants. Les critères d'une telle socialisation sont donc naturellement exposés dans les manuels scolaires, principalement ceux qui ont pour but de former les jeunes pour qu'ils deviennent des membres «normaux» de la société, ou encore des citoyens dont l'Etat, par l'intermédiaire du gouvernement en place, a dessiné le profil modèle. Les procédés pédagogiques varient d'un pays à l'autre ; le but demeure le même. Des sociologues ont étudié ces processus. Nous voudrions seulement, dans les pages qui suivent, présenter une étude de cas : les changements intervenus dans les manuels scolaires d'éducation civique en Chine dans le courant des années 1990, qui reflètent des conceptions différentes de l'homme et du citoyen que les autorités cherchent à former.
Le cas sera même réduit à deux éditions de deux manuels de première année d'études secondaires (un par semestre) utilisés au cours de cette décennie. Les premiers, publiés en 1993, correspondent déjà à une réforme demandée par le ministère de l'Education(1). Le contexte politique était alors marqué par les événements de 1989 qui provoquèrent une crise majeure dans le gouvernement et la société en général, puis par le fameux voyage de Deng Xiaoping dans le sud du pays en 1992, geste symbolique de réaffirmation de la réforme économique entreprise depuis la fin des années 1970. En 1997, de nouvelles directives conduisent à la production de manuels franchement différents des précédents, non seulement dans leur présentation, mais plus encore dans leur contenu(2). Comment se manifeste l'écart des points de vue au long des chapitres des livrets retenus? C'est ce que nous allons décrire, en nous inspirant de la méthode d'analyse de contenu, afin de tenter de découvrir ce que signifie une telle évolution.
Puisque nous n'analyserons que les manuels de première année des collèges, il convient de les replacer succinctement dans l'ensemble du programme de formation civique des trois ans du premier cycle de l'enseignement secondaire. D'après les tables des matières, l'enseignement à dispenser se repartit ainsi en 1993.
Première année : la patrie et, en elle, le sens de la vie individuelle. Deuxième année : l'histoire de l'humanité des origines à nos jours, selon un schéma « marxiste » très simple et classique. Troisième année : la situation de la Chine aujourd'hui, marquée par la priorité de la propriété publique, le développement d'une « civilisation spirituelle socialiste » et l'équilibre à trouver entre les droits et les devoirs du citoyen, avec un dernier chapitre sur la « relève » pour poursuivre l'établissement du socialisme.
En 1997, les manuels de 1ère année insistent sur la formation de la personnalité ; puis, en 2ème année, les thèmes sont la loi et la citoyenneté, en décrivant l'application de ces notions dans les divers secteurs de la vie privée et publique, avec explication du rôle de la loi, qualifiée de socialiste ; enfin, en 3ème année, vient l'histoire de l'humanité, selon le même schéma qu'en 1993, avec un dernier chapitre sur la « relève ». Malgré certaines ressemblances dans l'ensemble des sujets abordés, il serait trop rapide, en comparant les tables des matières, de parler simplement d'une nouvelle répartition de la même matière à enseigner. Notre étude voudrait justement signaler que le point de départ qui se manifeste en première année est tellement différent en 1993 et en 1997 que l'ensemble du cours sur trois années ne peut pas ne pas en être influencé. L'enseignement civique semble avoir subi plus qu'un léger réaménagement pédagogique.
Faut-il rappeler que des études de ce genre ont été réalisées dans les années passées(3) ? La nôtre, aussi limitée qu'elle soit, voudrait se situer dans ce courant en espérant contribuer à la connaissance de l'évolution récente des buts de la pédagogie en Chine ainsi que du contenu des valeurs désormais proposées. Le corps de l'article expose d'abord ces valeurs à partir des personnages présentés dans les quatre manuels sélectionnés. Un exposé synthétique, plus court, reprend ensuite les thèmes découverts en montrant les logiques différentes des formations civiques en 1993 et 1997, en particulier par l'agencement des leçons qui composent le cours en première année de collège. En conclusion, nous indiquerons des orientations de recherche qui pourraient soutenir ou nuancer les analyses présentées dans ces pages.
Les galeries de portraits
Plutôt que de relever la fréquence d'apparition de notions, concepts ou idées, il nous a paru plus facile et significatif de partir d'images, particulièrement des portraits qui, dans les manuels, servent à illustrer les valeurs mises en avant ou les défauts à repousser. Nous avons donc procédé à un relevé systématique et, nous l'espérons, exhaustif des noms de personne dans les quatre livrets. A l'exception de très rares cas, ces personnages entrent dans six catégories simples. Viennent d'abord les hommes politiques chinois qui ont fondé la Chine nouvelle ; ce sont les vétérans du Parti communiste qui, pour la plupart, occupèrent des postes importants avant comme après 1949. Des scientifiques chinois de la même génération forment la deuxième catégorie de portraits ; leur rassemblement en un groupe particulier tient à leur sphère principale d'activité, même s'ils sont membres du Parti communiste et très proches des autorités en place. La troisième catégorie regroupe les sportifs, les écrivains et les artistes contemporains, souvent liés au Parti, mais avant tout connus pour leurs exploits ou leurs uvres. Les citoyens modèles constituent, pourrait-on dire, un ensemble évident, bien qu'il faille expliquer son genre particulier. Après ces contemporains, restaient à comptabiliser, parmi les Chinois, les personnages historiques : ces hommes et ces femmes qui ont marqué d'une façon ou d'une autre l'histoire du pays. Enfin, les « étrangers » sont tous rangés dans une même catégorie, la plus variée et la plus complexe apparemment, et cependant caractérisée par quelques traits hautement significatifs. Il serait certainement possible d'ajouter davantage d'éléments à la présentation, chiffrée et qualifiée, que nous faisons de chaque catégorie de portraits ; celle-ci devrait cependant suffire, pensons-nous, pour exposer en quelques pages le changement de paradigme intervenu dans les manuels d'éducation civique analysés entre 1993 et 1997.
Les vétérans de la Chine nouvelle
Bien que la personnalité et l'uvre de Mao Zedong soient ré-évaluées et même critiquées, il est encore impossible, en Chine, de se passer du personnage. Il a trop longtemps dirigé le Parti communiste et l'Etat avant et après 1949 pour ne pas incarner quelques vertus qui ont été nécessaires à l'avènement de la Chine nouvelle. Mais, à côté de lui, d'autres personnages ont joué un rôle de première importance. Le refus du culte de la personnalité largement endossé par les autorités du Parti depuis les années 1980 n'est pas un obstacle à la présentation de ces hommes qui ont fait l'histoire récente de la Chine. Le Parti en ressort d'ailleurs plutôt glorifié pour autant que, dans les manuels d'éducation civique retenus, seuls des portraits positifs ont été brossés.
| Tableau 1 Les vétérans de la Chine nouvelle |
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Le tableau 1 indique une présence massive de ces héros qui sont presque tous des personnages politiques d'importance. Cependant l'édition de 1997 diffère sensiblement de celle de 1993. Dans l'ancienne édition, les révolutionnaires sont là dès l'introduction et restent bien présents jusqu'au chapitre 8. Ce sont les grands noms des premières années de la République populaire, quelques seconds rôles et la prestigieuse figure de Li Dazhao. Mais il est remarquable qu'aucun de ces noms n'apparaisse dans les deux derniers chapitres du second manuel de 1993 qui traitent de la loi.
Dressons maintenant le palmarès des apparitions en 1993 et retenons seulement les noms des vétérans du Parti qui sont cités nommément au moins deux fois dans les manuels. Mao Zedong vient presque naturellement en tête de liste puisqu'il est présent dans tous les chapitres, sauf dans les deux derniers du programme, mais les autres non plus. Il est suivi d'assez près par Zhou Enlai. L'écart se creuse ensuite nettement entre le vénéré Premier ministre et Chen Yi. Quant à Deng Xiaoping, il n'a droit qu'à deux mentions, ex aequo avec Peng Dehuai et Fang Zhimin.
Le contraste est saisissant lorsqu'on établit un même palmarès dans les manuels de 1997. La première mention d'un ancien révolutionnaire n'apparaît qu'au chapitre 2 du programme, et encore n'est-ce pas une grande figure : une citation de Xu Teli sert à illustrer une vertu morale ; on ne dit pas quel rôle exact il a joué dans la révolution communiste chinoise ; sans doute l'enseignant d'aujourd'hui explique-t-il qu'il fut professeur de Mao Zedong. Ce dernier apparaît d'ailleurs au chapitre suivant, en compagnie de Chen Yi. On le retrouve aux chapitres 4 et 5, ce dernier chapitre étant particulièrement rempli de figures révolutionnaires, souvent des proches parents de Mao. Puis le chapitre 6 se passe des ces personnages Il faut attendre le chapitre 9 et ensuite le chapitre 12 pour les voir réapparaître.
Le retard d'entrée en scène n'empêche pas Mao Zedong d'obtenir le plus grand nombre de mentions. On note aussi que Deng Xiaoping rejoint Zhou Enlai. Peng Dehuai se taille une belle place. On remarque l'apparition de Qu Qiubai. Le total de personnages présentés en 1993 et 1997 reste le même. En somme, la présence des vétérans demeure très forte dans les deux éditions des manuels, mais elle est plus subtile dans la nouvelle édition.
Ces héros ne peuvent être que des modèles positifs, du moins ne parle-t-on pas de traître, de renégat ou de membre du Parti vilipendé pour quelque sombre règlement de compte. Dans les anciens manuels, ils illustrent presque toujours, sous une forme ou sous une autre, la valeur primordiale du patriotisme. Dès l'introduction de 1993, il est dit explicitement que, comme ces personnes, il faut savoir lier son propre sort à celui du pays et, en pratique, soumettre les intérêts particuliers à ceux de la collectivité.
Sur les 10 chapitres qui suivent, les 5 premiers martèlent une telle vision de la personne et de la société. Puis les chapitres 6, 7 et 8 décrivent des valeurs personnelles incarnées par les personnages, mais leur lien avec la collectivité est encore très souligné. Cependant se devine une évolution vers des remarques de psychologie individuelle, comme le sens du travail et de l'étude pour la personne autant que pour la société, ce qui ferait allusion à de nouveaux besoins après l'installation d'un système d'économie de marché.
L'édition de 1997 offre une atmosphère toute autre. A leur première véritable apparition, au chapitre 3, les vétérans du Parti, représentés par Mao Zedong et Chen Yi, viennent souligner l'importance du contrôle des émotions comme condition nécessaire pour avancer dans la vie. Au chapitre 4, c'est l'indispensable persévérance dans l'effort qui est illustrée. Lorsqu'au chapitre 5 la révolution et le sacrifice de la vie individuelle qu'elle peut exiger sont nettement liés, il est expliqué qu'il s'agit d'une attitude requise par la poursuite de tout objectif de haute valeur morale. Les chapitres 7 et 9 traitent du respect de soi-même et des autres, et de l'utilité des bonnes amitiés ; là encore des illustrations sont puisées dans l'histoire personnelle des hautes figures du Parti. Enfin, le chapitre 11 parle explicitement de la fierté d'être chinois et s'étend sur la notion de patrie. Mais, au chapitre 12, on retrouve l'insistance sur la formation de la personnalité individuelle, par le biais des bienfaits de la discipline personnelle, avec des conseils dont l'efficacité trouve ses preuves dans la vie des héros de la révolution, qui s'aidèrent de bonnes lectures et de justes maximes pour se guider dans l'existence.
Les remarques qui précèdent indiquent des lignes de pensée très différentes dans les deux éditions des manuels : la patrie et la collectivité chinoise traçaient l'axe dominant en 1993 ; c'est la formation de la personne qui importe en 1997. L'histoire révolutionnaire constituait encore au début des années 1990 la référence majeure du trésor moral à transmettre aux jeunes générations, et sa relecture insistait sur l'appartenance à un tout qui donnait sens à la vie de l'individu. Vers la fin de la décennie, ces temps illustres gardent valeur de référence, mais désormais moins pour vivre une prolongation de l'esprit révolutionnaire que pour de saines et fortes personnalités.
Les scientifiques chinois
L'introduction aux manuels de 1993 oriente vers la deuxième galerie de portraits à contempler puisqu'elle cite des noms de scientifiques juste à la suite de ceux des vétérans du Parti. Suivant cette indication, c'est parmi eux que nous allons déambuler maintenant, en comparant ce qui était dit de ces personnages en 1993 avec leur présentation dans les manuels de 1997.
| Tableau 2 Les scientifiques chinois |
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Le tableau 2 dresse une liste de 17 noms de ces scientifiques présents dans l'édition ancienne, qui se réduit à 13 dans la plus récente. De plus, le mathématicien Hua Luogeng avait droit à 3 mentions autrefois, mais seulement deux plus récemment. Li Siguang, le géologue qui travailla à la découverte du pétrole dans son pays afin de le rendre économiquement et donc politiquement plus indépendant, passe de 3 mentions à une seule. De même Qian Xuesen, qui a consacré sa vie à doter la Chine d'un armement très moderne, se fait plus discret en 1997, quoiqu'il apparaisse encore deux fois. L'épidémiologiste Peng Jiamu se maintient dans l'une et l'autre édition. Cependant beaucoup de scientifiques disparaissent entre 1993 et 1997 pour laisser la place à d'autres confrères. On ne compte en effet que 5 noms communs aux deux éditions.
Surtout les exemples sont très différemment orientés. Le patriotisme de ces scientifiques se manifestait clairement dans les premières pages des anciens manuels et ne faisait que s'accentuer au fil des chapitres ; même au chapitre 7, où il est question de la persévérance dans un travail parfois austère, l'avenir du pays représente la principale motivation des chercheurs, colorée d'un fort esprit de compétition avec l'étranger. Il est aussi rappelé que beaucoup de ces hommes de science furent formés à l'étranger mais qu'ils ont gardé une grande indépendance d'esprit par rapport à leurs anciens professeurs.
Dans l'édition de 1997, le patriotisme trouve une large place dans le chapitre 11, ainsi qu'on l'a vu plus haut. Les scientifiques font alors chorus avec les révolutionnaires pour exalter cette vertu. Ailleurs, la recherche représente un idéal capable de galvaniser toutes les potentialités d'une personne et, chez les plus grands, tend à devenir une passion au sens le plus noble, aussi importante pour le chercheur lui-même qu'utile aux autres dans ses résultats. Par ailleurs, les histoires des chapitres 1, 2 et 5 confirment que le scientifique brille par des vertus de caractère qu'il vaut la peine de cultiver pour l'épanouissement de la personne.
Ainsi, en comparant les portraits des scientifiques chinois contemporains dans les éditions de 1993 et de 1997, il est facile de reconnaître les axes qui furent repérés dans la galerie précédente, à savoir une diminution des apparitions et le passage du patriotisme au psychologisme. L'accent, qui était mis en 1993 sur la société comme englobant pré-existant et finalité justificatrice de toute vie, porte, en 1997, sur la personne pour elle-même. On remarque aussi que l'édition plus récente insiste davantage sur l'origine modeste, sinon toujours pauvre, des hommes de science cités. Serait-ce pour souligner que le succès dépend en très grande partie de la force interne du caractère? L'idéal, en tout cas, vient d'une décision personnelle du but que l'on se fixe. La réussite se déploie au cours de la marche vers un tel but. On ne sait plus trop ni comment, ni pourquoi, ni quand la personne rejoint la collectivité. Ces savants, dans la nouvelle édition des manuels, sont surtout remarquables par leur personnalité.
Les écrivains, les artistes et les sportifs
| Tableau 3 Les écrivains, les artistes et les sportifs |
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Si les scientifiques servent facilement d'exemple, ils ne sont pas seuls à présenter des types de forte et belle personnalité : les écrivains, les artistes et les sportifs les suivent de près. La liste récapitulative (tableau 3) de ces noms indique un usage plus fréquent de ces modèles dans l'ancienne édition des manuels. On remarque que les mentions d'écrivains et d'artistes (4 noms) en 1993 rappellent le patriotisme, souvent directement par leur association aux vétérans de la révolution. Quant aux sportifs (14 noms), ils rehaussent le prestige du pays lorsqu'ils remportent des victoires lors de compétitions internationales.
En revanche, dans la nouvelle édition, si le patriotisme se manifeste encore, par exemple dans le cas du peintre Xu Peihong, on peut dire qu'il s'agit surtout de rayonnement à partir d'une personnalité bien forgée, ainsi que l'exposent les portraits du dessinateur humoriste Zhang Leping ou de Wu Han en littérature, qui furent très exigeants envers eux-mêmes.
Curieusement, on semble avoir moins besoin de recourir aux sportifs dans l'édition de 1997 : deux seulement sont mentionnés. Cependant, l'utilisation de ces personnages maintient les caractéristiques différentes que nous avons déjà notées dans l'une et l'autre éditions. En effet, en 1993, ils illustrent des vertus collectives : la triste représentation de la Chine aux Xe Jeux Olympiques fut une humiliation qui a été relevée depuis ; des médailles d'or et d'argent témoignent de la valeur des Chinois en général, symbolisée par leurs athlètes. Ailleurs, au chapitre 4, c'est l'esprit d'équipe qui est mis en avant, ou celui de la collectivité qui compte davantage que l'individu. Au contraire, Lang Ping, dans l'introduction de la nouvelle série de manuels d'éducation civique, comme Deng Yaping au chapitre 2, disent que la force de caractère ouvre la voie du succès. L'attention porte davantage sur la personnalité des athlètes que les instances internationales apprécient. La fierté d'être Chinois n'oblige plus à se noyer dans le peuple.
Les citoyens modèles
| Tableau 4 Les citoyens modèles |
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Tout le monde ne peut atteindre la notoriété des savants de génie ou des champions sportifs. Heureusement, il est une autre façon de réussir publiquement sa vie : simplement en pensant d'abord à autrui. A cette fin, les autorités chinoises ont coutume de brosser régulièrement le portrait d'un homme ou d'une femme qu'elles élèvent au statut de personnage exemplaire. Puisque les manuels d'éducation politique ont justement pour but de façonner des citoyens selon les normes souhaitées par le gouvernement et le Parti communiste, de tels modèles ne sauraient être absents lorsqu'il s'agit d'illustrer les théories avancées dans un cours de formation civique (tableau 4).
De fait, les citoyens modèles sont largement présents dans l'édition de 1993 : 28 en tout, et peu ont droit à des mentions répétées. En 1997, la liste se réduit à 15 noms, Lei Feng ayant droit à 2 mentions. Six noms seulement sont communs aux deux listes : Lei Feng, bien sûr pourrait-on dire ; Zhang Haidi, qui est un « modèle vivant » pendant toutes ces années ; Liu Hulan, Dong Cunrui et Wu Yunfeng.
A propos des sujets illustrés par les apparitions de ces personnes, il est aisé de remarquer l'accent mis sur le bien commun en 1993 : il s'agit le plus souvent du sacrifice personnel pour maintenir ou promouvoir l'intérêt collectif. Ainsi Lai Ning périt dans un incendie qu'elle s'efforce de combattre afin de protéger l'avoir de la communauté. Wang Jinxi meurt en s'agitant dans du ciment qui, à cause d'une machine défectueuse, risque de se solidifier et d'entrainer alors de graves dégâts. Qui sont ces individus? Les manuels ne donnent pas beaucoup de détails sur leur vie. Seuls comptent leurs actes d'héroïsme au service de la collectivité. Zhang Haidi, en revanche, présente un cas à part : elle manifeste, par sa volonté de surmonter son handicap physique, la beauté de la force de caractère ; elle est une personne admirable en elle-même, et non pas d'abord en référence à un ensemble social.
En 1997, les citoyens modèles sont de même, en règle générale, recommandés à l'admiration de tous pour leur esprit de sacrifice en faveur du bien commun. On a dit plus haut qu'ils sont nettement moins nombreux, tout en constituant une liste importante. Faut-il voir dans ces deux faits une preuve que la collectivité occupe toujours une des premières places dans la formation des individus? Sans doute, mais en notant qu'elle semble devenir moins impersonnelle. Par exemple, Lei Feng est loué pour son esprit de service à la communauté et Bahati pour sa fidélité dans l'amitié.
En somme, les héros déclarés tels par les autorités le sont toujours pour des actes qui intéressent de près le bien commun, un bien très tangible qui peut être reconnu par tous parce qu'il intéresse un grand nombre. Est-ce dévouement à une cause? Davantage en 1993, pas explicitement en 1997. Mais toujours le héros lie son sort à la collectivité en pensant d'abord à l'ensemble qu'il estime valorisant de servir, même jusqu'au sacrifice de soi. De ce fait, ils ont droit à la reconnaissance des contemporains à qui on explique que ces vies sont belles, autrefois parce que la patrie représente le but qui donne sens à chaque vie individuelle, maintenant parce qu'il est noble de travailler pour le plus grand nombre. La nuance collectiviste s'estompe au profit de l'altruisme, dont le patriotisme n'est qu'une version politique très concrète et toujours nécessaire dans un pays donné.
Les personnages historiques
Tous les personnages évoqués dans les galeries précédentes sont des contemporains. Puisqu'ils ont fondé la Chine nouvelle ou travaillé à sa croissance, leur patriotisme s'explique aisément. Est-ce à dire que la Chine ancienne soit rejetée? Ne peut-on y trouver des exemples de vertus à conseiller encore aujourd'hui? Car il y eut des patriotes et bien d'autres grandes personnalités dans l'histoire du pays (tableau 5). Mais comment utiliser cette histoire positivement tout en maintenant la nouveauté radicale apportée par le Parti communiste?
| Tableau 5 Les personnages historiques |
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Dans l'édition de 1993, la liste des personnages historiques est relativement longue, mais les apparitions sont concentrées dans quelques chapitres et très clairement regroupées par thème. Ainsi, au chapitre 1, il s'agit de prouver que la civilisation chinoise ne le cède en rien sur le reste du monde pour ce qui est de l'inventivité scientifique. Le chapitre 2 se lance sur un tout autre thème, à savoir les liens très forts qui ont toujours unis la Chine impériale et le Tibet. Puis, au chapitre 3, l'histoire sert à prouver que l'amour du peuple est une vertu chinoise très ancienne, et que c'est le peuple qui a créé une civilisation si brillante. La collectivité, pourrait-on dire, trouve ses racines dans son passé, ce qui n'est pas une pensée très originale, mais ce passé sert à renforcer la fierté d'aujourd'hui grâce à la continuité de valeurs toujours présentes dans le peuple chinois. Les exemples de personnages historiques servent à prouver cette thèse, très teintée de patriotisme.
Les manuels de 1997 ne brodent plus sur cette idée lorsqu'ils présentent des hommes ou des femmes illustres de jadis. Ceux-ci se répartissent dans tous les chapitres ; peu parfois, mais avec constance. Surtout, chacun vient commenter le thème du chapitre où il trouve place. Par exemple, au chapitre 3, Jin Xianru explique la nécessité de contrôler ses émotions. Le lecteur a donc l'impression que les leçons morales sont désormais tirées non seulement de l'expérience individuelle de certains, mais aussi d'une réflexion sur les hommes de toujours. D'ailleurs tous les exemples ne sont pas positifs, contrairement aux galeries précédentes. Ainsi, au chapitre 8, des personnages « historico-romanesques » sont bien décrits comme des héros, mais avec leurs faiblesses autant que leurs points forts. Quant aux scientifiques, leur rôle n'est plus seulement d'exalter la splendide civilisation chinoise ; on donne plutôt la clef de leur succès qui est toujours leur force de caractère.
Dans la gloire d'autrefois, la science demeure une composante importante : elle confirme qu'il faut former aujourd'hui des esprits scientifiques. Cependant les savants d'autrefois ne sont pas seuls : la grande variété de personnages historiques cités semble indiquer que le passé, sans notation immédiate du contexte de féodalité ou autre regard négatif, représente un fond plus ou moins amusant mais certainement instructif d'attitudes humaines qui transcendent le temps. On ne parle pas clairement de nature humaine ; ce sont bien des personnalités en tous genres qui incarnent des valeurs immuables, telles que la prise de conscience des forces émotionnelles ou la grandeur de la véritable amitié.
Les étrangers
L'ouverture vers l'humanité s'opère, enfin, par l'introduction de non-Chinois dans les leçons de morale. Les étrangers sont nombreux dans les deux éditions des manuels : 33 noms cités en 1993, 51 en 1997 (voir tableau,6). Nous avons regroupé dans cette galerie tous les non-Chinois, y compris Marx et Engels. Disons que ces deux derniers sont mentionnés respectivement 5 et 4 fois en 1993, puis 3 et 2 fois en 1997. Lénine a droit à trois mentions d'abord, puis une seule.
| Tableau 6 Les étrangers |
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En 1993, un premier groupe d'étrangers, au chapitre 1, sert à confirmer la grandeur de la civilisation chinoise, dont certains font la louange en conclusion de recherches très sérieuses. Ce sont donc plutôt des amis. Il n'est pas dit en quoi cette approbation étrangère rehausse le prestige de la Chine ; sans doute est-ce par un effet semblable à celui des succès dans les compétitions sportives internationales. Ce respect envers la Chine prend aussi la figure d'une nouvelle assurance : les Chinois sont résolus à se défendre et infligent désormais des leçons à qui pense les traiter encore de faibles. C'est, dit le manuel, ce qu'aurait reconnu un haut-fonctionnaire américain lors de la guerre de Corée. Puis, au chapitre 3, les étrangers, surtout les Américains, sont franchement traités de vilains ; les dirigeants des Etats-Unis sont tous des fils de riches, est-il écrit. La généralisation, qui a de quoi surprendre, fait entendre que le système socio-politique de ce pays est fondamentalement vicié, contrairement à celui de la Chine fondé sur le peuple. Engels et Gorki apparaissent heureusement pour dire que des étrangers sont susceptibles de comprendre le peuple et d'en être proches.
Le chapitre 6 offre la curiosité de rassembler Marx, Nobel, Beethoven, Marie Curie et Edison. L'explication en est qu'il ne s'agit pas de comparaison avec d'autres civilisations, de critique politique, ni de dévouement au peuple, mais de qualités de caractère. On vante chez ces personnages l'effort et la persévérance qui font franchir les obstacles pour atteindre le but que l'on s'est fixé. On retrouve ici quelque chose de Zhang Haidi, à savoir que la collectivité disparaît au profit de la personne, ce qui était plutôt rare dans les anciens manuels.
Le chapitre suivant est encore davantage rempli de noms étrangers autour du thème de la science. Un esprit scientifique, seul porteur d'avenir semble-t-il, progresse parce qu'il s'appuie sur une méthode rigoureuse avec une attitude objective. On n'entre pas plus avant dans la discussion. Le message est clair : il existe une vérité que la raison peut saisir, qui s'exprime en théories scientifiques. Bien sûr, d'aucuns diront qu'il s'agit plus de scientisme que d'esprit scientifique. On ne s'étend pas non plus sur les rapports entre science et politique. Quant à la religion, elle est évidemment rangée du côté des forces obscurantistes lesquelles, d'ailleurs, n'empêchent pas les faits d'être les faits tels que les découvrent les savants. Copernic, Bruno et Galilée sont cités à cette fin. Dans l'ensemble, ces pages décrivent une attitude personnelle marquée par le respect de la vérité du réel, qui ne peut être que scientifique.
Deux noms d'étrangers seulement apparaissent au chapitre 8. Ces hommes parlent du peuple et du respect de l'autre, ce qui pourrait s'apparenter à une attention au tout de la collectivité plutôt qu'à l'individu. Cependant, à la suite des chapitres 6 et 7 qui insistent sur la personne, les tendances collectivistes de ce chapitre 8 demeurent très discrètes. Enfin les chapitres 9 et 10 sur la loi n'utilisent aucun personnage étranger pour illustrer quoi que ce soit.
En résumé, dans l'édition de 1993, les étrangers sont plutôt globalement maltraités lorsqu'il s'agit de politique ou d'option idéologique. En revanche, ils peuvent être remarquables individuellement lorsqu'ils comprennent et intègrent des valeurs universelles comme l'amour du peuple ou l'approche scientifique de la réalité. On ne sait trop d'où viennent ces valeurs ni ce qui constitue leur universalité. Il reste que l'histoire de ces hommes et de ces femmes insiste sur une dimension personnelle de chaque être humain, sans pour autant le détacher de la collectivité. Le rapport entre la totalité et l'individualité n'est pas expliqué, ce qui était si fortement souligné, selon une idéologie « collectiviste », dans les autres galeries de portraits. Les auteurs des manuels anciens auraient pu dessiner un profil de scientifique non-chinois animé d'une flamme patriotique ; ils ne l'ont pas fait. L'intérêt des étrangers ne réside pas d'abord, en 1993, dans cette valeur, bien qu'elle ne soit pas absente, mais dans d'autres qui échappent à la politique, tout en pouvant la servir.
En 1997, il devient encore plus clair que les personnages étrangers invoqués illustrent des qualités de caractère. Si on retranche quelques allusions avant tout littéraires, par exemple à De Foe et son Robinson Crusoë, on se promène dans une vaste galerie de portraits bien nuancés d'étrangers. On trouve même les bons, les moins bons et les mauvais. Surtout la vie des ces étrangers sert à apporter la preuve que telle qualité donne des fruits positifs, alors que tel défaut entraîne de fâcheuses conséquences. Ainsi, quelques déboires de Faraday (chapitre 3) servent à expliquer l'importance de la détente et de l'ouverture d'esprit, et Edison (chapitre 7) offre le spectacle tragique d'un grand esprit ruiné par l'orgueil.
Le cas de deux chimistes allemands (chapitre 2) est particulièrement significatif d'une nouvelle relation individu-collectivité. Il est raconté que ces hommes très différents sous tout rapport s'entendaient parfaitement bien lorsqu'il s'agissait de recherche scientifique. Le manuel n'explique pas cette entente par l'intégration des individus dans un tout qui donnerait sens à la personne, mais seulement par l'intérêt scientifique. De la sorte, les individus ont toute latitude pour affirmer leur originalité en uvrant dans et pour la société. Surtout, la personne peut devenir davantage elle-même, en quelque sorte, en corrigeant certains traits négatifs de son tempérament, non pas pour nier celui-ci, mais pour lui donner un plein développement.
Malgré la différence de ton entre les deux éditions des manuels, il est remarquable que plusieurs qualités individuelles illustrées par des étrangers en 1993 se retrouvent en 1997. Il n'est donc pas nécessaire de répéter notre analyse. Cependant, la nouvelle édition offre une beaucoup plus riche variété de personnages. A côté des inévitables Einstein et Marie Curie, apparaît Pélé, le fameux footballeur professionnel brésilien, qui illustre à merveille la montée vers le succès grâce à la persévérance et à la volonté. La ligne de fond demeure constante : une vraie formation aide chacun à se réaliser dans la plénitude de ses talents ; l'inné doit être cultivé pour s'épanouir, et c'est à quoi servent ces leçons de formation civique.
Un personnage, cependant, mérite une mention spéciale : Jules Verne, qui apparaît au chapitre 6 de l'édition de 1997. Il sert à expliquer la vertu de créativité, non pas tant par son talent littéraire mais parce que ses romans ont stimulé l'imagination des savants. Il faut avoir l'audace d'imaginer ce qui n'est pas encore réalité, partir courageusement vers l'inconnu et non pas stagner dans la répétition. Puis le manuel rappelle que, bien souvent, seul l'effort dans la durée, parfois très longue, transforme l'intuition créatrice en invention pratique. De même beaucoup de grandes uvres littéraires, comme celles de Goethe ou de Tolstoï (chapitre 4), exigèrent de nombreuses années de travail.
Un idéal élevé, qui est désormais celui de réaliser quelque chose de significatif dans l'histoire, soutient la peine des jours. Mais, dans les exemples cités, c'est la personne elle-même que l'on admire, plus que l'uvre, qui devient le lieu où l'individu se réalise. On ne parle pas de sacrifice pour un tout qui exigerait la participation comme condition essentielle d'existence particulière. En revanche, la recherche personnelle de la vérité, scientifique surtout, comme la tension vers un idéal singulier pour chacun, facilite la rencontre des hommes dans des relations satisfaisantes, car plus respectueuses des autres.
Signalons enfin que les religions ne méritent plus, en 1997, de longs développements. Les critiques de 1993 disparaissent, sans doute parce qu'elles ne semblent plus nécessaires lorsque l'épanouissement de la personne, intimement lié à la formation d'un esprit scientifique, trace la ligne à suivre dans l'éducation des enfants. On dirait que le phénomène religieux, si complexe et politiquement sensible, s'évanouit de lui-même au cours de la montée de la science, balisée par des remarques de bon sens psychologique.
Pédagogie et profil du citoyen
Les chiffres
La pédagogie des manuels d'éducation civique, indiquent les analyses qui précèdent, utilise abondamment les « histoires vraies ». Le tableau 7 montre, en effet, que le total des mentions de personnages, en additionnant leurs apparitions dans chaque chapitre, s'élève à 207 pour l'édition de 1993 et à 224 pour celle de 1997. Mais on objectera immédiatement que les nouveaux manuels sont plus épais que les anciens, avec en gros deux fois plus de caractères que les anciens (330 000 contre 175 000) ; la proportion des illustrations par des exemples vécus serait donc en baisse. Il est vrai que les développements explicatifs sont parfois plus longs dans les livres plus récents. D'un autre côté, nous n'avons pas comptabilisé certains noms qui apparaissent dans les pages de l'édition 1997 comme signature de citations en encart, ce qui n'existait pas dans les anciens livrets(4).
| Tableau 7 Les personnages cités (par catégorie) |
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Cet ajout de toute façon ne ferait pas passer, de l'une à l'autre édition, du simple au double les mentions de personnages. Cependant les additions par galerie de portraits apparaissant au moins une fois dans un chapitre soulignent des changements importants, certainement volontaires. Ainsi, les vétérans de la révolution passent de 55 à 45, les scientifiques de 25 à 16, les citoyens modèles de 37 à 18. Pour les écrivains, les artistes et les athlètes contemporains (19 noms en 1993, 20 plus récemment), les premiers, contrairement à 1993, l'emportent largement sur les seconds en 1997. Puis les personnages de l'histoire chinoise font un saut de 27 à 60 mentions et les étrangers de 44 à 65. En regroupant d'une part les quatre premières catégories, lesquelles, principalement dans l'édition de 1993, comme on l'a vu, forment un ensemble de patriotes voués à la cause de l'avenir du pays, jusqu'au sacrifice de soi-même pour la collectivité, et d'autre part les deux dernières catégories, très mélangées tant du point de vue de leur composition que de leur utilisation dans les deux séries de manuels, on obtient les proportions suivantes : 136/71 en 1993 et 99/125 en 1997. On ne peut s'empêcher de voir là un recul, non nécessairement du patriotisme, mais de l'idéologie classique du Parti communiste chinois, caractérisée par une prédominance de l'esprit collectiviste. Les valeurs nouvelles que l'on présente aux écoliers viennent d'une attention beaucoup plus marquée à la formation de personnalités, individuellement solides et équilibrées.
Les thèmes
Bien que les mêmes catégories de portraits aient permis de regrouper les « histoires vraies » dans les deux éditions des manuels, leur utilisation indique, de l'une à l'autre, un net changement dans la tonalité d'ensemble de l'éducation civique, comme le montre une comparaison des tables des matières des livrets de 1993 et de 1997 (tableau 8).
| Tableau 8 Les thèmes des manuels |
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Le mot patrie apparaît dans les titres des deux premières leçons de l'ancienne édition des manuels, avec le mot socialisme pour la Leçon 2. Puis vient le peuple dans le titre de la Leçon 3, suivi par « esprit collectiviste » dans celui de la Leçon 4. Le second manuel de 1993 annonce des leçons orientées vers l'acquisition de vertus personnelles mais sans que cela s'accompagne de résonances psychologiques. Il s'agit plutôt de grands traits nécessaires à toute vie personnelle dans la collectivité : importance du travail manuel (chapitre 8), formation à une tournure d'esprit scientifique (chapitre 9) ; quant au chapitre 10, il revient à la collectivité par le biais du respect de l'autre. On a dit plus haut que les deux derniers chapitres de l'édition de 1993 étaient consacrées à la loi, qui doit être socialiste mais suppose une participation responsable du citoyen dans son observation, et c'est là un point fortement souligné.
Les 10 leçons de 1993 demeurent fortement marquées par l'intégration de la vie personnelle à la collectivité prenant, dans un pays, forme d'Etat et patrie. La formation intellectuelle se trouve colorée par l'a priori social. Il reste que certaines liaisons manquent de clarté, par exemple entre la valeur « objective » du travail manuel et de la science d'une part, et le collectivisme d'autre part. Peut-être veut-on seulement dire que l'objectivité elle-même représente le chemin le plus court et le plus sûr vers l'intégration dans la vie du tout social ? Quant au respect des autres, on ne voit pas bien la logique de son insertion dans les manuels, pas plus que la place accordée à la responsabilité du citoyen vis-à-vis de la loi. Il y a donc hésitation vers la fin du cours. Le rôle de la personne semble se dégager de l'emprise collectiviste : la responsabilité personnelle est indispensable au bon fonctionnement de la société. Mais une telle responsabilité, qu'on exige des individus, paraît reposer sur un effort volontaire qui manque de fondement autre que sa nécessité pour la société.
L'édition de 1997, apparemment, repose sur un présupposé identique à celui de 1993, à savoir l'autorité du collectif sur l'individuel. En effet, si le premier chapitre porte le titre « Se connaître soi-même », sur les quatre sous-titres, trois comportent le mot société. Il semblerait que l'individu ne se comprenne donc que par rapport au collectif, et peut-être même seulement à l'intérieur d'un ensemble social. Pourtant une comparaison plus précise met en évidence des structures différentes dans l'un et l'autre premier chapitre. Il y avait autrefois affirmation philosophique de la patrie ; on parle maintenant d'évolution psychologique.
Lorsque l'individu apparaît dans deux des sous-titres des manuels de 1993, il est souligné que son sort est lié à celui de la société, puis on en conclut que le premier dépend tellement du second qu'il doit lui être soumis, car c'est la société qui nourrit, élève, fait vivre l'individu. Comment la société devient-elle patrie ? Le manuel ne l'explique pas vraiment, mais puisque le pays se comporte comme une mère, il devient facile de le personnaliser. Pour autant, la présence côte à côte de la prépondérance du collectif et de la responsabilité personnelle, ou encore de l'intérêt collectif et l'intérêt individuel dans celui-ci, aboutit à un ensemble plutôt mal équilibré.
La nouvelle édition propose une argumentation plus subtile. D'abord la patrie disparaît au profit de la société. On s'appuie moins sur les sentiments, mais davantage sur le raisonnement. De fait, chaque être humain est, dès sa naissance et même avant, membre d'une société qui nourrit ses enfants et favorise leur croissance intellectuelle. Il s'ensuit logiquement que le contexte social exerce une influence non-négligeable sur la personne, mais il est désormais précisé qu'une telle influence peut être mauvaise. Curieuse affirmation qui met une distance entre l'individu et le groupe, celle de l'affirmation morale de la personne. Puisqu'il en est ainsi, il devient nécessaire d'apprécier convenablement la société et de se connaître soi-même. Les relations interpersonnelles sont justement le lieu privilégié de cette double connaissance, et grâce à elle chacun trouve sa place dans l'ensemble. Pourquoi insiste-t-on alors tellement sur le bien commun? Ce n'est pas très clair, sauf à dire que l'intérêt collectif se conjugue naturellement avec l'intérêt individuel parce que l'homme ne peut se développer hors de la relation à d'autres hommes.
Les premiers chapitres soulignent donc un écart d'orientation philosophico-psychologique entre les deux éditions des manuels, que la suite ne fait qu'accentuer. L'ancienne édition, on l'a vu, a du mal à expliquer la place et le rôle de la personne en tant qu'individu singulier dans la société. Cela parait avec force lorsque les livrets parlent de la loi, car l'individu est alors sommé de prendre ses responsabilités. A la fin du premier manuel de 1993, il était déjà question de la loi et elle était présentée sous un aspect très social : l'Etat impose la loi au respect des citoyens, car en elle seule s'inscrivent les intérêts du peuple, notion collective par excellence. Cependant la 3ème section de ce chapitre annonce que la liberté responsable de l'individu est engagée dans le phénomène de la légalité. Le lien, mal décrit, laisse planer quelque doute sur la logique d'ensemble des deux livrets de 1993, bien que le collectif l'emporte sur le singulier au regard du total des pages consacrées à l'un ou l'autre thème.
L'édition de 1997 ne comporte plus de chapitre spécifique sur la loi. Il y est maintenant entièrement question de la formation du caractère et des divers aspects psychologiques de la personne. Parmi les vertus qui façonnent une belle personnalité se trouve le patriotisme, mais il apparaît seulement au 11ème et avant dernier chapitre du cours. Une telle place n'est d'ailleurs par due au hasard. Après le premier chapitre dont on a parlé plus haut, qui souligne l'immersion nécessaire de la personne dans les relations humaines pour devenir elle-même, le chapitre 2 insiste nettement sur l'individu en déclarant que l'équilibre psychologique est un élément capital de la santé humaine. Puis on avance progressivement vers la collectivité.
C'est pourquoi les manuels de 1997 expliquent les aspects positifs et négatifs des émotions (chapitre 3) et le rôle essentiel de la volonté (chapitre 4), ce qui conduit à un exposé sur la façon d'aborder les épreuves (chapitre 5). Le chapitre 6 sur les caractéristiques de l'esprit scientifique ne s'enchaîne pas très naturellement aux précédents, sauf qu'il souligne une formation de la personne qu'exigent tout particulièrement les réalités économiques. Quant au 2ème livret (chapitres 7 à 12), il ne fait qu'accentuer la tendance à la formation psychologique de chaque personne.
Les valeurs
| Tableau 9 L'évolution de la hiérarchie des valeurs |
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La silhouette de l'individu que l'on souhaite former, entre autres méthodes, à l'aide des cours de formation civique se trouve très imprégnée de valeurs. Nous prendrons quelques exemples typiques de ces valeurs pour constater un changement assez profond d'une série de manuels à l'autre (voir tableau 9). En 1993, le travail, particulièrement le travail manuel, semble être une vertu centrale bien qu'elle ne soit pleinement expliquée que dans le second manuel. Pourquoi une telle insistance? Sans doute est-ce à mettre en rapport avec une conception de la production encore liée à la matérialité du produit, bien que se répande dans le pays une économie qui fait une large place aux services et aux produits intangibles. L'effort de production est considéré principalement en lui-même. Il demande de la constance vers un but à atteindre, qui semble s'élever sans cesse. Il est dit que la qualité de cet effort caractérise particulièrement la recherche scientifique, évidemment à l'opposé de toute superstition ou religion.
De même a-t-on remarqué l'apparition, dès 1993, du respect des autres qui semble orienter vers une reconnaissance de la valeur de chaque personne. Le chapitre 8, traitant le sujet, n'explique pas vraiment cet impératif moral qui n'a de racine clairement démontrée ni dans l'individu ni dans la collectivité. En somme, les éditeurs des manuels scolaires se départissent difficilement d'une approche collectiviste qui ne correspond plus aux besoins de la politique du moment et d'une société socialiste de marché. Les normes éthiques sont affirmées. On suppose que leur description suscitera suffisamment d'émotion pour entraîner la conviction, avec seulement un faible recours à un raisonnement convaincant.
En revanche, dans l'édition de 1997, l'attention porte davantage sur la personne dans son individualité concrète. L'idéal proposé devient beaucoup plus précis et limité : devenir soi-même, car chacun est différent. Cet appel est soutenu par l'explication que chaque personne a potentiellement une valeur qui est appréciable, non pas en tant que quantité intégrée à la collectivité, mais en soi, pour soi et par les autres. Sans doute des psychologues reconnaîtront-ils là ce qui peut aider les adolescents, auxquels les manuels sont destinés, au cours du processus de connaissance de soi nécessaire à la maturation. Si le premier livret décrit une voie plutôt limitative, celle du contrôle de soi, c'est pour ouvrir dans le second vers un développement positif et authentique de ce que chaque individu peut devenir.
Il n'est pas étonnant alors que les résonances politico-économiques soient beaucoup moins sensibles dans l'édition de 1997 que dans celle de 1993. Plus encore, elles entrent dans une autre logique. Autrefois, le patriotisme rappelait le besoin de relever un défi historique. Maintenant, en 1997, la ligne politique du Parti n'est plus exposée en détail. On sait seulement que les initiatives individuelles et de fortes personnalités sont nécessaires à la marche du pays, bien que cela ne soit pas lié explicitement à l'économie de marché et à peine à l'esprit d'entreprise. A-t-on peur d'affirmer franchement des valeurs trop proches de l'esprit bourgeois capitaliste? Quoi qu'il en soit, le succès individuel est encouragé, avec la précision qu'il n'advient dans sa plénitude qu'inséré dans un réseau de relations humaines.
L'analyse des manuels d'éducation civique de première année de collège indique un changement significatif entre 1993 et 1997. D'aucuns diront que ces livrets sont en retard sur les faits. Après tout, un gros vaisseau négocie lentement ses changements de cap. Il est clair aussi que des valeurs anciennes demeurent sous-jacentes aux exposés plus récents. On pense en particulier au patriotisme, à la fierté nationale. Cependant, les variations entre les deux éditions sont telles qu'il est raisonnable d'en conclure une importante évolution de la représentation philosophique de l'homme. Le lien est repensé, presque inversé, entre la collectivité et la personne. Et cette personne s'ouvre à l'universel en 1997, comme en témoigne l'équilibre des galeries de portraits, où les défauts ne sont plus absents à côte des qualités recommandées et où les étrangers occupent une place plus généreuse dans l'ensemble des personnages invités à illustrer les leçons.
Notre étude, cependant, reste limitée. Indiquons des compléments qui lui seraient nécessaires. Tout d'abord, il faudrait analyser les autres manuels d'éducation civique tout au long de l'enseignement primaire et secondaire pour mesurer l'ampleur de l'évolution entre 1993 et 1997. Il est aussi fort probable que les manuels d'histoire donneraient de précieuses indications sur la valeur du patriotisme si importante dans l'éducation civique.
On sait, par ailleurs, que le gouvernement central accepte depuis quelques années une certaine décentralisation de la production des manuels scolaires (5). Il serait utile de voir comment la politique pédagogique en matière de formation civique est suivie à travers le pays. Les grandes lignes et les points essentiels sont précisés par le ministère de l'Education nationale. Les équipes éditrices jouissent d'une assez grande liberté pour broder sur le canevas imposé. Il serait nécessaire d'aller plus avant dans la comparaison entre diverses éditions provinciales ou locales pour vérifier s'il se glisse ou non, çà et là, des particularités régionales(6).
Il resterait à voir, enfin, comment un tel discours est perçu par des populations aussi différentes que celles des villes et des villages à travers les diverses régions de la Chine(7). Nous n'avons, en effet, parlé que du discours officiel, et non de sa réception, qui mériterait une autre étude. Le contexte de chaque enfant, de sa famille, de son entourage socio-économique se présente comme un écran entre les manuels scolaires et les écoliers. Mais un tel écran n'est pas un mur. Au contraire, il laisse passer une image, même déformée, qui s'imprime sur les enfants. Quoi qu'il en soit, les valeurs qu'on leur présente aujourd'hui ne peuvent que les rendre bien différents des « enfants de Mao » d'il y a quelques décennies.








