BOOK REVIEWS
Anita Chan, China’s Workers under Assault. The Exploitation of Labor in a Globalizing Economy
Le livre d'Anita Chan est une reprise approfondie des travaux qu'elle a publiés depuis quelques années sur l'exploitation que subissent les travailleurs chinois dans les enclaves capitalistes de la côte. Son approche, largement descriptive, est basée sur l'analyse d'une vingtaine de cas classés en six catégories : travail forcé et violations des normes du travail dans les ateliers, punitions corporelles et agressions physiques, violations des règlements en matière de sécurité et de santé, violations du droit au travail, violations du droit à s'organiser et à lancer des actions collectives, et «contrats de travail à l'étranger ». Un septième chapitre est consacré aux « formes de résistance des travailleurs».
La description de ces cas n'apporte pas beaucoup par rapport à la presse des ONG et de la dissidence spécialisée sur les questions du travail, mais elle a le mérite de dresser un tableau général de l'exploitation (1). Interdiction de boire et d'aller aux toilettes, humiliation publique et violences physiques, obligation de verser un dépôt en argent, confiscation des papiers d'identité, fermeture des dortoirs (ce qui peut déboucher sur des conséquences dramatiques en cas d'incendie), harcèlement sexuel, non-paiement systématique des salaires pour les heures supplémentaires, salaires ridiculement bas (jusqu'à 5 yuan par jour), etc. De façon plus originale, Anita Chan apporte, quand c'est possible, des informations sur le dénouement des affaires, qui peut aller de la victoire à la défaite, en passant par des excuses publiques de la direction, le paiement d'amendes et le versement d'indemnités en cas de préjudice corporel mais qui ne sont pas systématiquement payées.
Là où l'analyse d'Anita Chan est la plus précieuse, c'est dans la mise en évidence des nouveaux rapports de force qui s'expriment dans le domaine de la contestation sociale. Le fait que nous ayons connaissance, souvent directement par la presse chinoise, de nombreux exemples de mauvais traitements, révèlent que dorénavant il existe des groupes d'intérêt divergents. Ce «pluralisme» interne à la bureaucratie s'exprime aussi dans le déroulement même des mouvements de protestation. Comme le note Anita Chan : «l'Etat n'est pas monolithique. Bien que certaines bureaucraties soutiennent les travailleurs ou du moins restent neutres, d'autres soutiennent les directions qui exploitent les travailleurs et sont même parfois de connivence avec elles» (p. 14). Elle ajoute que « plus le niveau [administratif] est bas et plus il semble que la collusion entre directions et bureaucrates soit étroite» (p. 15). Et ceci pour des raisons qui n'ont rien à voir avec l'idéologie ou même la politique, mais parce que l'impôt sur les sociétés constitue une source importante de revenu pour l'administration locale. «Ce sont les syndicats officiels et les administrations locales du travail qui ont l'attitude la plus bienveillante vis-à-vis des travailleurs. Beaucoup des cas rassemblés dans ce livre proviennent des journaux et périodiques de la Fédération nationale des syndicats et du ministère du Travail» (p. 4). De ce point de vue, les cas de l'usine Zhaojie (pp. 20-24) et de l'usine Zhili (pp. 106-132) sont emblématiques. Autre changement important sur la scène de la contestation sociale, «les travailleurs maltraités recherchent souvent de l'aide du côté des médias» (p. 5) et savent utiliser dans ce contexte les références encore socialistes du régime pour obliger les autorités à trancher en leur faveur. Enfin, on peut aussi interpréter dans le même sens le fait que les décisions des comités de médiation en matière de conflits entre employeurs et employés donnent de plus en plus souvent raison aux employés (p. 149). Les travailleurs ont donc dorénavant à leurs dispositions des leviers divers et variés dont ils n'hésitent pas à se servir.
Ce qui transparaît ici, mais pas seulement ici la situation est similaire dans d'autres domaines (2) c'est que la question n'est plus de savoir si le régime est devenu «bon» (respectueux de la société?) ou reste «mauvais», mais d'identifier les causes de son évolution. Trop souvent, en effet, les analyses sont teintées de moralisme. Il s'agit de savoir si le régime s'est «converti» ou, au contraire, s'il reste «diabolique». Or, ce qui est crucial aujourd'hui, c'est d'écarter l'angélisme (une conversion brutale) et de déterminer ce qui fait changer la situation socio-politique et les dirigeants. Dans ce cadre, l'hypothèse la plus probable est que le moteur des changements socio-politiques que l'on constate et que l'on peut attendre à l'avenir repose sur les conflits qui surgissent entre des groupes. C'est ce «pluralisme», limité aux «forces sociales constituées» (les administrations, les entreprises, les intérêts locaux, les syndicats, etc.), qui semble le plus à même de changer les choses.
Du côté des exploiteurs, il existe aussi des différences. Pas de problèmes avec les investisseurs européens (sauf s'ils ont des sous-traitants sur place, ce qui est très souvent le cas pour les multinationales du jouet et du textile) et les Japonais (on imagine pourquoi): les responsables des exactions sont essentiellement des investisseurs de Hong Kong et de Corée.
Un deuxième apport du livre d'Anita Chan est de revenir avec rigueur, justesse et courage car le terrain est miné par le « politiquement correct » sur la question des rapports entre droits de l'homme et droits du travail. Elle note que beaucoup de gouvernements et d'ONG insistent sur l'importance du respect des droits de l'homme quand ils traitent des droits du travail : « liberté d'association, droits d'organiser et de négocier collectivement, âge minimum des travailleurs, interdiction du travail forcé et de l'esclavage, interdiction des discriminations » (p. 224). Or, les ONG spécialisées sur les questions du travail et les syndicats internationaux (et les ouvriers eux-mêmes, d'après ce que l'on peut en savoir) ont une approche tout à fait différente. Ils privilégient les conditions d'emploi et de rémunération, exigeant une rémunération convenable dans des conditions de sécurité et de respect minimum. Dans ce cadre, les « droits de l'homme » ne constituent pas une priorité. Elle note que Han Dongfang (3), le plus célèbre dissident dans le domaine du travail, reconnaît cette réalité en appelant les ouvriers chinois à interpeller les syndicats officiels lorsque des problèmes surgissent. De manière plus globale, Anita Chan conseille aux activistes étrangers qui ont lancé des mouvements de boycott visant des entreprises étrangères employant des sous-traitants coupables d'exactions de changer de stratégie. « Pour moi, les campagnes contre les entreprises exploitant les travailleurs devraient poursuivre leurs activités tout en la réorientant vers le rôle de l'Etat » (p. 234). C'est en effet une habile façon d'accentuer les fractures entre groupes et d'en tirer parti en obligeant l'Etat à trancher.
Bien évidemment, malgré ses grandes qualités, ce livre comporte aussi ses faiblesses. Selon nous, le manque de réflexion sur la nature de ce que l'on appelle aujourd'hui « les ouvriers » pose le problème le plus important. Ce défaut conduit à rassembler sous le terme « d'ouvriers » des catégories de travailleurs très différentes avec des origines, des formations, des pratiques voire des intérêts très divers. L'indice le plus évident de cette confusion est de traiter, quasiment sur le même pied, les ouvriers surexploités dans les zones côtières et les ouvriers de moins en moins exploités, car de plus en plus exclus du travail, des entreprises publiques et collectives. Certes Anita Chan se défend de cette confusion : «il est indispensable de comprendre avant tout qu'il existe deux catégories d'ouvriers» (p. 7). Néanmoins, en consacrant un chapitre à leurs luttes, elle les insère bien dans un ensemble « ouvrier » qui mériterait d'être mieux défini. Beaucoup de choses opposent ces deux catégories et, d'abord, leurs revendications. Les ouvriers des sweatshops luttent pour des droits revendiqués par les syndicats du monde entier, les organisations internationales et les gouvernements des pays développés, alors que la notion de « droit au travail », qu'Anita Chan perçoit dans les luttes des travailleurs d'Etat, ne repose sur aucune base. A notre connaissance, aucun gouvernement n'a inscrit ce droit dans une loi nationale et n'est décidé à le faire. Nous vivons plutôt le phénomène inverse: une progression de la flexibilité et du chômage. Ces deux populations ouvrières se distinguent aussi par leur origine sociale. Dans les enclaves de la côte, il s'agit de paysans à faibles ressources, dans les entreprises publiques d'ouvriers solidement habitués à des conditions privilégiées et jouissant encore d'une certaine forme de protection de la part du régime. Ainsi, le nouveau système de sécurité sociale qui se met peu à peu en place n'est-il réservé qu'aux seuls urbains. Leur capacité à négocier avec le pouvoir est bien supérieure à celle des ruraux. Ensuite, si le nombre de travailleurs migrants dans les entreprises de la côte nous parlons ici des migrants en général est très mal connu (Anita Chan ne donne pas d'indications sur ce point), il est sans aucun doute inférieur aux 50 à 60 millions de personnes qui ont été licenciées dans les villes entre 1994 et 2001. Enfin, ces deux populations ne sont généralement pas concurrentes sur le marché du travail. Si un certain nombre de cas de cet ordre ont pu être repérés, notamment dans le Guangdong, les ouvriers ne sont pas remplacés par des paysans dans les entreprises d'Etat. Le chômage déguisé et les difficultés économiques des entreprises d'Etat sont tels que l'on ne licencie pas pour embaucher. De plus, si l'on constate une certaine intensification du travail dans certaines grandes entreprises publiques (4), celles que nous avons visitées possédaient encore beaucoup des caractéristiques de l'ancienne formule : main-d'uvre en surnombre, faible activité, etc. La façon dont sont traités les mouvements de protestation par le pouvoir est aussi très différente. Si la presse chinoise évoque souvent les incidents qui opposent ruraux et « patrons étrangers », elle ne parle jamais des conflits nés des licenciements ou des difficultés rencontrées par les chômeurs. Autrement dit, il existe bien deux catégories distinctes de travailleurs renvoyant à deux « âges » du capitalisme. Le capitalisme primitif du début du XIXe siècle européen, avec sa surexploitation du travail, et le capitalisme « post-moderne », avec son lot de licenciements et d'intensification technologique (5).
Ce faible intérêt pour l'analyse de la notion de classe ouvrière n'est pas propre à Anita Chan, elle est commune à beaucoup de sinologues étudiant les questions de travail. Cette tendance tient peut-être au fait que la plupart des spécialistes de la Chine contemporaine sont d'origine ou de formation anglo-saxonne. Or, dans le monde anglo-saxon, la façon d'entrevoir les questions liées au travail sont très spécifiques. On retrouve ce trait dans l'analyse que fait Anita Chan des revendications des syndicats dans le passé. Elle insiste sur la prépondérance des revendications économiques à l'intérieur du mouvement ouvrier, oubliant que cette prépondérance est essentiellement limitée à l'Angleterre et aux Etats-Unis; dans la plupart des pays européens, l'objectif principal du mouvement ouvrier était le renversement de la bourgeoisie et l'instauration d'un pouvoir ouvrier (6). Les revendications économiques n'étaient que des moyens de cette grande ambition.
Cette critique ne remet évidemment pas en cause la qualité du livre d'Anita Chan qui constitue un remarquable et, nous insistons sur ce point, courageux document sur la création d'une nouvelle classe ouvrière chinoise.