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L’Etat de droit par l’internationalisation, objectif des réformes ?

by  Leïla Choukroune /

Le 10 juillet 1986, le gouvernement chinois présentait, au Directeur général du GATT, une demande officielle visant à retrouver son statut de Partie contractante originelle à l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce(1). Cette décision semblait non seulement motivée par la volonté de Pékin de regagner sa place au sein d'une institution qui était en passe d'occuper une position déterminante dans la régulation des échanges internationaux avec les négociations du cycle de l'Uruguay, mais aussi par des considérations internes liées à la politique de réforme et d'ouverture lancée par Deng Xiaoping en 1979(2). Comme le souligne à juste titre Pierre-Louis Girard, président du groupe de travail sur la participation de la Chine au GATT puis à l'Organisation mondiale du commerce, on avait à l'époque le sentiment qu'une décision politique majeure engageant « l'avenir de la Chine dans le monde tout comme le futur de son économie » venait d'être prise(3).

La stratégie chinoise de développement reposait en effet largement sur une internationalisation de l'économie réalisée par l'intermédiaire de l'accroissement de l'investissement direct étranger et des échanges commerciaux(4). La participation de la Chine au GATT ne pouvait donc qu'appuyer les objectifs d'ouverture à l'économie de marché que s'était fixés le gouvernement. Il n'en reste pas moins que le pari de la libéralisation d'un régime de commerce extérieur encore extrêmement fermé et reposant en partie sur une série d'exceptions aux principes du GATT en matière de traitement national, de clause de la nation la plus favorisée, et dans une moindre mesure de réciprocité — si l'on considère que la Chine aurait pu bénéficier des dérogations propres aux pays en développement — était particulièrement risqué(5). Au-delà des considérations économiques, on peut en effet se demander ce qui a poussé les instances dirigeantes chinoises à s'orienter dans cette voie difficile et à faire un choix de realpolitik qui conduisit la Chine à négocier pendant plus de 15 ans sur les fronts bilatéral et multilatéral et à signer 37 accords commerciaux avant de parvenir à un modus vivendi. Il faut croire que les objectifs de Pékin étaient plus vastes que l'on a bien voulu le dire. Il s'agissait notamment de faire la lumière sur la position que se devait de respecter Taiwan au sein des organisations internationales en fonction d'une théorie absolutiste de la souveraineté de l'Etat, d'occuper une place prépondérante dans le concert des nations commerçantes et de peser sur les négociations multilatérales, d'attirer les capitaux étrangers nécessaires à une forte croissance et donc au maintien d'une certaine stabilité sociale, mais aussi de pouvoir bénéficier d'une impulsion suffisante pour mener à bien des transformations d'ordre interne. Pour reprendre la métaphore utilisée par le praticien renommé et professeur à la faculté de droit de l'Université de New York, Jerome Cohen, lors d'une conférence donnée à l'Université de Hong Kong en novembre 2001, l'OMC agirait comme un paravent derrière lequel il est possible de poursuivre ou de mettre en place toute une série de réformes nécessaires que les divisions au sein de l'élite dirigeante du Parti ou les menaces de déstabilisation sociale avaient jusqu'à lors obérée. Bien que l'OMC ne soit techniquement responsable que de la régulation des échanges et des investissements liés au commerce multilatéral, l'intégration d'un Etat dans le système du libre-échange peut, par le respect de certains principes fondamentaux que nous aborderons plus bas, permettre de modifier durablement son cadre légal dans le sens d'un approfondissement de la réforme économique.

Aussi l'avènement d'un Etat de droit, véritable aboutissement des réformes juridiques lancées il y a désormais plus de 20 ans, figurerait-il parmi l'interminable litanie des vertus supposées de l'OMC. Bien que la transformation du système légal n'ait jamais été placée sur un pied d'égalité avec les réformes économiques menées par les dirigeants chinois, à l'image de Zhu Rongji et de son plan de réforme des entreprises d'Etat, il n'est pas exagéré de parler de révolution juridique quand on évalue le travail de codification et d'institutionnalisation accompli au cours de ces 25 dernières années et notamment depuis 1992 et l'adoption du concept « d'économie socialiste de marché »(6). Le stade final de cette révolution fondée sur l'internationalisation du droit serait donc l'instauration d'un « Etat socialiste de droit » qui contribuerait, si ce n'est à la démocratisation du régime, du moins à la mise en place d'un cadre réglementaire plus sûr parce que rationnel c'est-à-dire transparent et appliqué uniformément sur l'ensemble du territoire chinois. Cette singulière négociation d'accession à l'OMC aurait donc abouti à la naissance d'une sorte d'Etat de droit sui generis voire d'un « Etat de droit économique » si tant est que l'on puisse créer un tel concept.

 

Une négociation singulière mais inscrite dans la continuité de la politique d'ouverture

De juillet 1986 à novembre 2001, la Chine dut traverser plus de 15 années d'une négociation particulièrement difficile qui se termina, lors de la Conférence ministérielle de l'OMC à Doha, par la signature d'un accord d'accession de plus de 900 pages. On ne comprend cet incroyable marathon diplomatique qu'en le resituant dans l'histoire des relations internationales économiques de la seconde moitié du vingtième siècle et dans l'histoire de la République populaire de Chine (RPC) elle-même.

 

Le multilatéralisme économique comme instrument de la politique d'ouverture

Avec la conférence de Bretton Woods, du 1er juillet 1944, et la création du Système Monétaire International (SMI) s'ouvre une période diplomatique particulièrement dynamique pour la Chine puisqu'elle est largement associée aux activités d'une communauté internationale cherchant à en finir avec la guerre et à mettre en place un nouvel ordre mondial qui saurait tirer les leçons de l'échec de la Société des Nations (SDN.). Présente au même titre que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'URSS à la Conférence de Dumbarton Oaks du 21 septembre au 7 octobre 1944, la Chine participe aux travaux préparatoires sur la création d'une organisation internationale garante de la paix. Le 26 juin 1945, l'Organisation des Nations Unies est créée à San Francisco et la Chine obtient un siège de Membre permanent à son Conseil de sécurité. Le 27 décembre de la même année, Pékin devient membre des deux principales institutions spécialisées à vocation technique du système des Nations Unies, le Fond Monétaire International (FMI) et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD ou Banque mondiale).

Moins de deux ans plus tard, d'avril à octobre 1947, la Chine prend part à la seconde conférence des Nations Unies sur le commerce et l'emploi qui se tient à Genève dans le cadre du Conseil économique et social de l'ONU (ECOSOC). Le 21 avril de cette même année, Pékin signe le Protocole d'application provisoire du GATT et devient, lors de sa conclusion à Genève, le 30 octobre 1947, l'une des 23 Parties contractantes originelles à l'Accord(7). En tant que partie contractante, la Chine participe aux deux premières négociations tarifaires de 1947 à Genève et de 1949 à Annecy en acceptant de faire principalement des concessions sur les produits manufacturiers.

Au lendemain de la création de la république populaire de Chine, la République de Chine (RDC) qui avait perdu le contrôle de la Chine continentale, mais occupait le siège de la Chine au GATT, décide de se retirer de l'organisation et communique cette décision, par l'intermédiaire de sa délégation à New York, au Secrétaire général des Nations Unies qui en fait lui-même part au Secrétaire exécutif du GATT. Ce retrait devient effectif le 5 mai 1950. Un certain nombre de pays qui avaient accordé des concessions à la Chine dans le cadre du GATT reviennent alors sur ces engagements en fonction de la possibilité qui leur est offerte par l'article 27 de l'Accord(8). Pékin considère dès lors cette décision comme nulle et non avenue dans la mesure où le gouvernement nationaliste du Kuomintang (KMT) n 'avait à ses yeux plus aucun droit de représenter l'Etat chinois au sein des organisations internationales(9). Cette position de fermeté à l'égard de Taiwan s'inscrit dans la continuité d'une ligne politique dont Pékin ne se départira pas et qui continue de fonder sa conception de la participation aux organisations internationales comme en témoigne la récente opposition de la RPC à une entrée de la RDC dans l'Organisation mondiale de la santé(10). Il s'agit en effet pour la Chine de ne pas s'asseoir à côté de la « clique de Chiang Kai-Shek », et d'approuver ainsi implicitement l'existence de deux Chine(11). Aussi, la Chine est-elle de facto quasiment exclue de toutes les organisations internationales gouvernementales pendant plus de vingt ans alors qu'elle occupe avec détermination le terrain des organisations internationales non-gouvernementales à vocation technique, éducative ou professionnelle(12).

Il faudra donc attendre le 25 octobre 1971 et la résolution 2758 de l'Assemblée générale des Nations Unies pour que la Chine populaire regagne son siège au sein de l'organisation et entame une campagne diplomatique visant à rejoindre les principales organisations internationales alors que Taiwan est, dans le même temps, exclue de bon nombre d'organisations et perd son siège d'observateur au GATT. La Chine comprend en effet à partir de cette date que le multilatéralisme est une arme précieuse de la politique étrangère d'un Etat qui aspire à projeter sa conception du monde et bientôt à réformer son économie par l'ouverture à l'étranger. La Chine de la fin des années 1970 ne tarde pas en effet à échanger la théorie maoïste des trois mondes, les cinq principes de coexistence pacifique, et son statut de champion désigné de la cause tiermondiste contre une approche très pragmatique du développement économique et de l'aide accordée en ce sens par les organisations internationales économiques(13).

Rien d'étonnant alors à ce que Pékin, qui avait refusé d'être associé au Groupe des 77, retrouve, le 15 mai 1980, son siège de membre fondateur au FMI et à la Banque mondiale, puis participe en 1981 au troisième Accord multi-fibre pour devenir formellement membre du comité du GATT sur les textiles en 1984(14). Il faut dire que la politique de rapprochement du GATT avait débuté dès novembre 1982 avec l'envoi d'une délégation pour participer en tant qu'observateur à la trente-huitième conférence des parties contractantes du GATT, la Chine insistant alors sur le fait qu'elle était l'une des Parties contractantes originelles à l'Accord. En novembre 1984, la Chine devait obtenir l'autorisation d'assister en tant qu'observateur au Conseil du GATT et aux conférences de ses organes subsidiaires. Puis, en avril 1985, la Chine devient membre du Comité consultatif sur les pays en voie de développement.

Enfin, le 10 juillet 1986, Pékin présente une demande officielle au Directeur général du GATT pour retrouver son statut de Partie contractante originelle en ces termes : « […] Le gouvernement de la République populaire de Chine, rappelant le fait que la Chine était l'une des Parties contractantes originelles à l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, a décidé de demander la restitution de son statut de Partie contractante au GATT »(15). Et la Chine de préciser plus loin qu'elle était alors dans une phase « d'ouverture sur le monde et de revitalisation de son économie nationale », mais aussi qu'elle était intimement convaincue que « le processus actuel de réforme économique contribuerait à l'expansion des relations économiques et commerciales avec les Parties contractantes, et que la participation de la Chine en tant que Partie contractante aux travaux du GATT renforcerait les objectifs de l'Accord général ». Pékin conclue cette demande de réintégration au GATT en insistant sur sa qualité de pays en développement et son souhait de bénéficier du régime commercial accordé à ce type de pays.

Yang Guohua, Directeur adjoint de la division des traités du Ministère du commerce extérieur et de la coopération économique (MOFTEC), identifie très clairement les cinq raisons qui auraient poussé la Chine à faire acte de candidature au GATT : « augmenter le volume du commerce extérieur, approfondir les réformes économiques, participer aux affaires internationales et à la formulation des règles commerciales, faire face au protectionnisme, acquérir de plus vastes informations sur les échanges »(16). Nul doute ici sur l'influence déterminante d'objectifs de politique intérieure sur la stratégie internationale chinoise. La Chine était donc passée, en l'espace de 30 ans, de l'association, à l'exclusion et à la contestation, et enfin à l'utilisation participante de l'ordre juridique international.

 

Un processus d'accession uniquemarqué par les aléas de l'histoire

La procédure de participation au GATT puis d'accession à l'OMC pouvait alors s'engager en fonction de l'article 33 de l'Accord, puis d'un ensemble de dispositions plus complexes comprises notamment dans l'article XII des Accords de l'acte final du cycle de l'Uruguay établissant l'Organisation mondiale du commerce(17). L'article XII de l'Accord de Marrakech dispose en effet : « Tout Etat ou territoire douanier jouissant d'une entière autonomie dans la conduite de ses relations commerciales extérieures et pour les autres questions traitées dans le présent accord et dans les accords commerciaux et multilatéraux pourra accéder au présent accord à des conditions à convenir entre lui et l'OMC […] »(18).

Semblable à toute procédure d'accession, la procédure d'accession de la Chine n'en demeure pas moins exceptionnelle si l'on se réfère au nombre d'Etats ayant demandé à faire partie de son groupe de travail (68, soit le nombre le plus important à l'époque du GATT) et à la longueur records de la procédure elle-même (15 ans et 5 mois)(19).

Une fois la demande d'accession formulée, la seconde étape consiste en la présentation par le requérant d'un aide-mémoire décrivant en détail son régime de commerce extérieur, ainsi que des renseignements sur les tarifs douaniers applicables et des exemplaires des lois et réglementations en vigueur dans l'une des langues officielles de l'OMC (anglais, français, espagnol). Cet aide-mémoire sera ensuite examiné par les membres du groupe de travail préalablement nommé par le Conseil général de l'OMC et constitué des Membres de l'Organisation qui souhaitent y participer. Aussi la Chine a-t-elle soumis un aide-mémoire sur l'ensemble des aspects de son régime de commerce extérieur le 13 février 1987, ce qui a permis au groupe de travail sur l'examen de la candidature chinoise d'être créé le 4 mars de la même année et de commencer à fonctionner à l'automne.

L'analyse de cet aide-mémoire est particulièrement révélatrice de l'état de l'économie chinoise de l'époque et permet de comprendre plus aisément les difficultés rencontrées par le groupe de travail tout comme la longueur de cette première phase. Pour le Président du groupe de travail, c'est en effet l'examen du régime de commerce extérieur chinois qui a posé le plus de problèmes aux membres de ce groupe parmi lesquels seuls les Etats-Unis et les partenaires européens jouissaient d'une expérience pratique des affaires chinoises. Cet exercice laborieux a également permis de sensibiliser la Chine à la réalité de ses futurs engagements(20). Long d'une trentaine de pages, l'aide-mémoire chinois se divisait en trois grandes parties, aperçu général, système et politique commercial chinois, institutions et publications relatives au commerce, et était agrémenté d'un appendice réunissant les lois et règlements chinois en vigueur(21). Bon nombre d'interrogations ont alors été formulées par les membres du groupe de travail sur la compatibilité d'une économie centralisée et planifiée avec les principes du GATT, sur l'organisation du système économique et commercial chinois et le rôle joué par le Conseil des affaires d'Etat, sur le fonctionnement du MOFERT (Ministry of Foreign Economic Relations and Trade) ou encore sur les fondements économiques de la priorité accordée à la réforme des petites et moyennes entreprises. La Chine répondit avec le plus grand soin à toute cette série de questions et constitua, en vue d'accélérer le processus de réintégration au GATT, un Groupe de coordination sous l'autorité du Conseil des affaires d'Etat présidé par Zhang Jinfu. Cette première phase aurait pu prendre fin en 1989 alors que Washington et Pékin venaient de parvenir à un premier consensus.

Il convient de rappeler ici quelques éléments de procédure sur l'accession d'un Etat au GATT puis à l'OMC. Lorsqu'ils estiment que l'examen du régime de commerce extérieur est suffisamment avancé, les membres du groupe de travail et le requérant engagent des discussions bilatérales sur l'accès aux marchés. Comme dans la majorité des cas, la Chine dut négocier dans le même temps sur le front multilatéral et bilatéral avec les membres du groupe de travail qui en avaient fait la demande. Les négociations bilatérales revêtent bien évidemment une importance toute particulière puisque le candidat comme le Membre de l'OMC souhaitent obtenir, en fonction du principe de réciprocité, des concessions comparables d'accès aux marchés. Rien d'étonnant alors à ce que les négociations sino-américaines ou sino-européennes fussent déterminantes.

Cette première phase de négociation engagée en 1987 prit néanmoins brusquement fin en mai-juin 1989 avec le Printemps de Pékin et la répression sanglante qui s'en suivit. La Chine fut mise au ban des nations, restaura une série de mesures administratives de contrôle de son commerce extérieur et dut faire face à la candidature de Taiwan au GATT en janvier 1992. Il fallut donc attendre la relance économique qui survint en janvier-février 1992 avec le voyage que Deng Xiaoping effectua dans le sud du pays et la légalisation des thèmes abordés par ce dernier lors du XIVe congrès du Parti communiste chinois au mois d'octobre suivant avec l'adoption du concept « d'économie socialiste de marché ». La Chine allait entrer dans une période de forte croissance qui lui permettrait d'asseoir sa position internationale en s'achetant une crédibilité.

Une phase de reprise puis d'approfondissement des négociations s'engage alors à Genève avec pour objectif d'atteindre un compromis avant la fin du cycle de l'Uruguay et la création de l'OMC puisque la Chine souhaitait y participer en tant que Membre fondateur. Les négociations vont pourtant se révéler plus difficiles que prévu en raison de la multiplication des thèmes impliqués, phénomène lié à l'élargissement futur des compétences de l'OMC par rapport au GATT(22). Les membres du groupe de travail vont en effet aborder un certain nombre de questions liées au régime de propriété intellectuelle, à l'agriculture, aux textiles ou aux services, domaines nouveaux sur lesquels butteront, comme on le sait, les négociations OMC pendant de nombreuses années.

De façon à sortir de ces difficultés, mais aussi parce qu'elle pressent certainement que les négociations d'accession à la future Organisation mondiale du commerce pourraient se révéler encore plus complexes, la Chine annonce publiquement qu'elle mettra tout en œuvre pour aboutir à un accord avant la fin de l'année 1994. Les partenaires européens ou américains de la RPC semblent alors assez confiants et soutiennent largement les ambitions de Pékin comme le montrent les termes employés par un délégué de l'Union européenne à Genève le 18 mars 1994 : « Nous estimons que la présence chinoise est cruciale pour la formation d'une véritable Organisation mondiale du commerce et nous souhaitons que la candidature de la Chine ne soit retardée d'aucune façon »(23). Un premier projet de Protocole d'accession a été rédigé et présenté par le Commissaire européen, Sir Leon Brittan, à Wu Yi, alors ministre du Commerce extérieur chinois, lors d'une visite à Pékin le 28 février 1994. Le ton change cependant nettement à partir du mois de mai. L'Union européenne mais surtout les Etats-Unis se font de plus en plus critiques à l'égard des capacités de Pékin à respecter les engagements auxquels elle a souscrit pour parvenir à un accord définitif avant la fin de l'année. Les négociations bloquent notamment sur les questions liées à la propriété intellectuelle ce qui nous vaut une déclaration mémorable de Zhang Yuejiao, haut fonctionnaire au MOFTEC : « Nous accordons une très haute importance à la protection de la propriété intellectuelle, mais la Chine est un Etat gouverné par la loi et nous ne pouvons tout simplement pas édicter un ordre de fermeture des usines sans que les parties concernées aient présenté des preuves »(24). Au-delà des considérations économiques évidentes, le thème d'un Etat gouverné par la loi, pour ne pas dire d'un Etat de droit, était directement abordé. L'ambitieux projet de Protocole de « réintégration » de la Chine au GATT prévoyait en effet déjà toute une série de dispositions relatives aux questions de transparence et de contrôle judiciaire des actes administratifs ce qui, comme nous le verrons, n'est pas sans influencer la mise en place progressive d'un Etat de droit. La détermination chinoise se heurte donc à un principe de réalité : la Chine n'est pas prête et mieux vaut attendre que d'accorder des concessions négociées à la hâte. Les négociateurs chinois semblent garder un souvenir un peu amer de cette période puisqu'ils avaient l'impression — sans doute injustifiée eu égard à l'état réel du régime de commerce extérieur chinois — que « plus la Chine déployait des efforts en vue de mener à bien la politique de réforme et d'ouverture et d'améliorer son système commercial, plus elle s'éloignait des exigences du GATT »(25).

La volonté chinoise n'en est pas pour autant ébranlée en dépit des luttes internes au Parti et aux négociateurs eux-même et la Chine a continué de faire preuve, selon l'expression de Pierre-Louis Girard, « de beaucoup de consistance » dans la réalisation de ses objectifs. Il n'y a pas eu en effet de renégociation vers le bas si l'on compare le projet de Protocole de 1994 et le Protocole d'accession de septembre 2001. La Chine s'est peu à peu rapprochée des exigences OMC au prix de concessions difficiles.

D'une candidature à une réintégration au GATT, la Chine passait à une candidature d'accession à l'Organisation mondiale du commerce créée par l'Accord de Marrakech entré en vigueur le 1er janvier 1995. Le groupe de travail sur la participation de la Chine au GATT se transforme alors en groupe de travail sur l'accession de la Chine à l'OMC et ses compétences rationae materiae sont élargies en fonction des dispositions de l'Accord de Marrakech. En mars 1996, le Ministre assistant au commerce et négociateur en chef chinois, Long Yongtu, participe à la première session du groupe de travail sur l'accession de la Chine à l'OMC. L'avancée des négociations bilatérales, et des négociations sino-américaines plus particulièrement, joue désormais un rôle déterminant dans la conclusion d'un accord définitif. De 1996 à fin 1999, on assiste en effet à un véritable ballet diplomatique entre Pékin et Washington et, bien que cela soit moins médiatisé, entre Pékin et Bruxelles(26).

Il ne convient pas de reprendre ici point par point les réductions tarifaires concédées secteur par secteur dans le cadre de ces accords ou de tout autre accord ayant résulté des 37 négociations bilatérales conclues par la Chine, non seulement parce que cela a été très largement traité ailleurs mais aussi parce que nous disposons désormais des conditions d'accession définitives de la Chine à l'OMC (rapport du groupe de travail, Protocole, listes d'engagements spécifiques sur les services et les marchandises)(27). Le cas des négociations sino-américaines mérite néanmoins que l'on s'y arrête tant il s'est révélé déterminant pour l'avancement de l'ensemble du processus d'accession.

Le régime des échanges entre la Chine et les Etats-Unis était déterminé depuis 1974 par la section 402 du Foreign Trade Act (Amendements Jackson-Vanik) qui stipule que les Etats-Unis ne peuvent accorder un traitement non-discriminatoire à un Etat communiste(28). Cette disposition était toutefois contournée annuellement depuis l'Accord commercial sino-américain de 1979 qui permettait aux parties de bénéficier mutuellement la clause de la nation la plus favorisée (MFN ou Most Favored Nation), clause rebaptisée « Normal Trade Relation » en 1998. Cette pratique n'était pas sans déstabiliser les relations sino-américaines puisque le renouvellement de la clause de la nation la plus favorisée était systématiquement lié — sans aucune efficacité, il faut bien le dire — à la situation des droits de l'homme en Chine. Après plusieurs années d'intenses négociations diplomatiques, négociations qui s'étaient accélérées en octobre 1997 avec la visite de Jiang Zemin aux Etats-Unis, puis avaient été confrontées à un premier échec en avril 1999 avec l'incapacité de Zhu Rongji à parvenir à un accord autre que sur les produits agricoles, Pékin et Washington, oubliant l'affaire du bombardement accidentel de l'ambassade de Chine à Belgrade, atteignaient un compromis le 15 novembre 1999(29). Cet accord très vite rendu public se révèle déterminant pour l'accélération de la procédure d'accession de la Chine à l'OMC puisque la Chine et le Canada signent un accord bilatéral le 27 novembre 1999 et surtout parce qu'un accord est atteint entre la Chine et l'Union européenne le 19 mai 2000. Il restait à la RPC à obtenir l'extension définitive d'un traitement commercial non-discriminatoire avec les Etats-Unis (PNTR) ce qui suscita des débats houleux au Congrès et fut passionnément défendu par la Représentante au commerce et négociatrice en chef de l'accord bilatéral, Charlene Barshefsky : « Quelque soit notre décision, la Chine entrera dans l'OMC. Quelque soit notre décision, la Chine continuera de vendre sur le marché américain. La seule question à la laquelle le Congrès se doit de répondre est de savoir si nous acceptons ou pas les bénéfices de l'accession chinoise et de l'accord que nous avons négocié ou si, au contraire, en n'accordant pas le bénéfice permanent de la clause de la nation la plus favorisé, nous permettons à nos concurrents en Asie, en Amérique Latine, au Canada et en Europe, de tirer parti de ces bénéfices alors que les entrepreneurs, les fermiers et les ouvriers américains seraient laissés à l'écart »(30).

Un compromis est finalement trouvé et le bénéfice d'un traitement non-discriminatoire est étendu de manière permanente à la Chine par la Proclamation du Président George W. Bush du 27 décembre 2001, entrée en vigueur le 1er janvier 2002, décision qui avait été rendue possible par l'adoption, le 20 septembre 2000, d'un texte sur l'extension des PNTR avec la Chine par le Sénat(31). Ce dernier texte précisait un certain nombre de conditions nécessaires à l'extension des PNTR dont certaines comme l'examen annuel de la mise en œuvre des engagements consentis par la Chine seront directement reprises dans le Protocole d'accession de septembre 2001.

Menées en parallèle, les négociations bilatérales et multilatérales d'accession de la Chine à l'OMC se sont mutuellement influencées pour aboutir à un protocole d'accession qui sur de nombreux points doit beaucoup aux accords bilatéraux sino-américains et sino-européens.

 

Le temps, pour allié, dans la mise en oeuvre d'objectifs à long terme

Pour Paul-Henri Ravier, le Directeur général adjoint de l'OMC qui fut un temps Président par intérim du groupe de travail sur l'accession de la Chine, jamais négociation d'accession à l'OMC ne fut aussi longue et complexe et jamais le requérant ne fut soumis à des exigences aussi nombreuses(32). L'accord d'accession de la Chine à l'OMC est en effet un accord riche et complexe, mais aussi un accord sur mesure qui fait du temps le meilleur allié de la Chine dans la mise en œuvre, sans doute difficile, de concessions exigeantes(33). Cette approche graduelle avait été adoptée à l'initiative d'une proposition européenne visant en 1996 à relancer les négociations. Ainsi la Chine s'est-elle engagée sur 82 points différents ce qui dépasse de loin le nombre d'engagements des autres nouveaux Membres avec par exemple 21 engagements spécifiques pour l'Equateur, 26 pour la Bulgarie, 29 pour la Jordanie et 63 pour Taiwan(34). Le Protocole chinois s'ouvre par ailleurs de manière singulière puisqu'il est rappelé que « la Chine était une Partie contractante originelle à l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1947 » et que l'on prend note du fait que « la Chine est signataire de l'Acte final du cycle de négociations commerciales multilatérales de l'Uruguay ». De plus, à la différence des autres Protocoles, le Protocole chinois est complété par des précisions sur des domaines aussi divers que l'administration du régime commercial, la non-discrimination, les mesures non-tarifaires, ou encore le mécanisme d'examen transitoire. De nombreuses annexes ont par ailleurs été ajoutées(35).

Extrêmement variés dans leur champ d'application ratione materiae et ratione temporiae selon les secteurs, les engagements chinois peuvent néanmoins être brièvement résumés selon quelques grandes lignes. La Chine accordera, en fonction d'un des principes de base de l'Organisation, un traitement non-disriminatoire à tous les Membres de l'OMC, elle abolira les pratiques de double prix et les différences de traitement selon les produits destinés au marché chinois ou à l'exportation, mettra en œuvre l'Accord de manière effective et uniforme sur l'ensemble de son territoire, respectera le droit de commercer c'est-à-dire que le droit d'exporter ou d'importer toute marchandise et d'en faire le commerce sur le territoire chinois sera généralisé en 2004, enfin la Chine ne maintiendra à terme aucune subvention à l'exportation de produits agricoles. Pékin s'est par ailleurs engagé à mettre en œuvre dès son accession l'ensemble des dispositions relatives aux accords ADPIC (aspects des droits de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce). Les céréales, le tabac ou les minéraux seront néanmoins traités selon un régime de commerce d'Etat exclusif et un certain nombre de restrictions en matière de transport et de distribution seront maintenues. De manière à protéger les marchés des autres Membres de l'OMC d'une désorganisation causée par un grand nombre d'importations en provenance de la Chine, un mécanisme de sauvegarde transitoire a été mis en place pour une période de 12 ans, mais les restrictions ou interdictions touchant les importations chinoises seront progressivement levées. En ce qui concerne les barrières non-tarifaires à l'image des obstacles techniques au commerce (OTC) ou des mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS), la Chine a institué des autorités responsables des notifications de ces OTC et SPC et s'est engagée à ce que ces mesures soient mentionnées dans les publications officielles comme la Gazette du MOFTEC. Quelques dates clés permettent de comprendre l'échelonnement des concessions selon les secteurs. Pour les marchandises, la plupart des droits de douane seront éliminés ou réduits d'ici 2004 et dans tous les cas en 2010. Le 31 décembre 2004 marquera la fin des contingents imposés sur les textiles, mais un mécanisme de sauvegarde restera en place jusqu'en 2008 pour protéger les marchés des Membres d'un afflux trop grand d'importations chinoises. Le 31 décembre 2006, les restrictions géographiques sur les entreprises sino-étrangères de services dans les télécommunications seront levées, les banques étrangères pourront effectuer des opérations en monnaie locale avec l'ensemble de leurs clients chinois et la création de filiales à 100 % étrangères dans le domaine de l'assurance contre les risques commerciaux à grande échelle sera autorisée. En 2010, le mécanisme de surveillance de la mise en œuvre des accords publiera son dernier bilan. Enfin, en 2013, le mécanisme de sauvegarde transitoire arrivera à échéance.

Voici donc le cadre général et bien théorique de la relation à venir entre la Chine et l'OMC. Reste en effet à savoir comment ces dispositions seront mises en œuvre et à quel prix ?

Mais qu'en est-il de la présence chinoise au sein de l'OMC ? La participation de la Chine à l'Organisation mondiale du commerce contribuera-t-elle, comme Pékin l'indiquait dans sa demande de réintégration au GATT, à renforcer les objectifs de l'Organisation ? En un mot qu'elle sera l'influence de cet Etat d'un milliard trois cent millions d'âmes, septième exportateur et huitième importateur mondial sur une organisation internationale à vocation universelle ?

A l'inverse de ce qui a parfois pu être avancé et bien que toute prospective reste hasardeuse, il ne nous semble pas que la Chine ait jamais voulu accéder à l'OMC pour se faire le défenseur inconditionnel des intérêts du Tiers Monde, ni même s'associer à certains groupes — on pense par exemple au Groupe de Cairns sur l'agriculture — ou à de grands pays à l'image de l'Inde, lors de futures négociations commerciales. La Chine n'adoptera cette stratégie d'alliance que dans le cas où ses intérêts nationaux le lui commanderaient. Si la Chine s'est battue pour être acceptée en tant que pays en développement au sein de l'instance commerciale multilatérale, c'est pour bénéficier du régime d'exception qui est accordé à ces pays par la fameuse partie IV « commerce et développement » insérée par une révision du GATT entrée en vigueur le 27 juin 1996(36). C'est en effet le principe de non-réciprocité qui continue de régir les négociations entre pays en développement puisque le nouvel article XXXVI du GATT dispose : « Les Parties contractantes développées n'attendent pas de réciprocité pour les engagements pris par elles dans les négociations commerciales de réduire ou d'éliminer les droits de douanes et autres obstacles au commerce des parties contractantes peu développées »(37).

Un bref retour sur le comportement de la Chine au sein des organisations internationales nous permet d'appuyer ce sentiment. L'une des caractéristiques de l'attitude chinoise est fondée sur un refus constant, depuis sa réintégration à l'ONU en 1971, de s'engager fermement aux côtés des pays en développement en dépit d'une politique déclaratoire allant dans ce sens. En pleine époque du nouvel ordre économique mondial, Pékin refuse de rejoindre les deux organisations leaders de la cause tiermondiste, le Groupe des 77 et le mouvement des non-alignés. De même, la conception chinoise de la souveraineté se rapproche plus, dans ses aspects absolutistes, de celle des Etats-Unis que de celle des petits Etats du tiers monde. De plus, la Chine n'a jamais « perturbé » le travail des organisations internationales auxquelles elle participe, tout au plus se contente-t-elle d'une non-participation pour toute forme de protestation comme cela a été le cas au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies. Les récentes déclarations de Stuart Harbinson, ambassadeur de Hong Kong auprès de l'OMC, vont dans ce sens : « On ne devrait pas voir l'OMC de façon aussi simpliste. Tout le monde parle des pays en développement, mais il y a une gamme de pays en développement extrêmement large. Les intérêts ne sont pas identiques et le groupe des pays en développement n'est pas monolithique. Il ne s'agit pas d'un cadre simple dans lequel la Chine pourrait s'insérer »(38).

Cette Chine qui aspire au statut de grande puissance n'hésitera pas par ailleurs à faire usage de son droit de saisir l'organe de réglement des différends de l'OMC (ORD) comme les récents incidents avec le Japon sur les produits agricoles ou avec les Etats-Unis sur l'acier peuvent le laisser supposer. Ce mécanisme inter-étatique quasi-juridictionnel et impartial de règlement des différends est l'une des grandes innovations de l'OMC par rapport au GATT et a connu un succès croissant depuis sa création, au sein des pays développés tout d'abord puisqu'ils continuent de représenter la grande majorité des recours, mais aussi parmi les pays en développement qui totalisent désormais 25 % des affaires(39). Entre négociation et sanction, le mécanisme de règlement des différends de l'OMC s'est révélé être un système rapide (en moyenne moins de trois ans) et efficace (85 % des plaintes examinées ont conclu à la condamnation du défendeur et ces condamnations débouchent neuf fois sur dix sur une solution à l'amiable)(40). L'ORD est en tout état de cause un mécanisme très utile au suivi de la mise en oeuvre des engagements consentis. De nombreuses attentes pèsent aujourd'hui au sein de la communauté d'affaire sur la possibilité de recourir à ce mécanisme dans le cadre chinois. Si les Etats-Unis, rompus à cet exercice puisqu'ils sont encore de loin le premier plaignant et le premier défenseur, ont adopté une attitude relativement offensive à l'égard de la Chine, l'Union européenne a fait le choix d'une position plus souple, comme l'a rappelé à maintes reprises le commissaire européen Pascal Lamy. Il s'agit dans un premier temps, d'un point de vue diplomatique, d'intégrer la Chine et non de la stigmatiser au sein de l'Organisation.

L'idée sous-jacente des négociateurs était en effet de faire accepter à la Chine un certain nombre de principes clés qui pourraient à terme modifier son environnement juridique dans le sens d'une plus grande conformité avec les standards internationaux et pourquoi pas en direction d'une réforme des institutions et du régime.

 

Un cadre légal profondément bouleversé, mais pour quel « Etat de droit » ?

Dans une lettre adressée au Président Clinton, le 14 novembre 1999, Martin Lee, chef du Parti démocratique de Hong Kong, faisait part des espoirs suscités par la signature d'un accord bilatéral sino-américain en ces termes : « la participation de la Chine à l'OMC n'aura pas uniquement des conséquences positives sur le plan économique et politique mais servira également à renforcer la position de ceux qui, en Chine, ont compris que le pays doit adhérer à l'idée d'un Etat de droit »(41).

Considéré comme utile parce qu'il concoure au maintien d'une stabilité sociale sur laquelle repose la croissance économique, le droit chinois ne se préoccupe de considérations de justice et de respect de la personne humaine que de façon tout à fait secondaire. Pragmatique et utilitariste, le droit chinois s'est avant tout attelé à la définition d'un cadre légal pour les affaires et notamment pour l'investissement direct étranger, moteur présumé de la croissance(42). Cette évolution s'est largement faite en référence aux normes et pratiques internationales. Ainsi, comme le souligne, Pitman B.Potter, « la majeure partie de l'histoire des réformes légales de la RPC a trait aux difficultés rencontrées pour adapter les normes internationales à l'environnement local »(43). L'accession de la Chine à l'OMC participerait donc de la même logique instrumentaliste tout en ayant un effet à long terme sur l'ensemble du système politico-légal.

 

Une nouvelle révolution juridique à l'effectivité incertaine

En octobre 2000, selon les législateurs chinois, plus de 1 300 textes de lois nationaux ou locaux n'étaient pas en conformité avec le droit OMC. Les bruits les plus fantaisistes circulèrent pendant un temps sur le nombre de textes non-conformes et l'on apprit en 2001 que l'Assemblée populaire nationale (APN) et le Conseil des affaires d'Etat allaient s'atteler à formuler 26 nouvelles réglementations, à amender 140 lois et réglements nationaux et à en abolir 573 autres(44).

Cette véritable boulimie législative ne devait pas s'arrêter après l'accession de la Chine à l'OMC puisqu'en l'espace d'un mois le Conseil des affaires d'Etat et le MOFTEC avaient publié 70 textes — textes amendés ou lois et règlements nouveaux — qui furent rédigés dans l'esprit du droit OMC bien que l'on puisse supposer que certaines inexactitudes puissent être relevées du fait de la traduction tardive en chinois par le MOFTEC d'un accord d'accession rédigé en anglais.

Cette nouvelle révolution juridique touche virtuellement tous les aspects du droit des affaires chinois. Bon nombre de domaines clés ont ainsi été profondément transformés. Les révisions publiées le 22 juillet 2001 par le Conseil des affaires d'Etat sur l'application de la loi sur les entreprises sino-étrangères, les amendements sur la loi sur les brevets, la suppression du contrôle des prix sur 128 catégories de produits différents, le 1er août 2001, le renforcement de l'application des dispositions relatives à la contrefaçon, la révision de la loi sur les marques, les nouvelles réglementations sur l'antidumping, ou encore les dispositions relatives à la représentation des cabinets d'avocats étrangers du 22 décembre 2001, participent de ce processus(45).

Confus, contradictoire et difficilement applicable de manière uniforme, le droit chinois est néanmoins très vite conduit à une sorte d'abrogation par désuétude, laquelle sert par défaut à réguler les excès de l'inflation législative. En sera-t-il de même pour les nouveaux textes adoptés en vue de mettre la législation chinoise en conformité avec le droit OMC ?

Un certain nombre de garde-fous ont été mis en place à l'image du mécanisme OMC de surveillance de la mise en oeuvre des accords, mécanisme original et plus exigeant que le mécanisme général d'examen des politiques commerciales de l'Organisation qui procédera à des bilans annuels jusqu'en 2008 puis à un dernier point en 2010(46). La publication d'un journal officiel chinois est, comme nous le verrons, exigée en fonction du principe de transparence. Les Etats-Unis ont par ailleurs créé un China WTO Compliance Committee sous l'égide du United States Trade Representative (USTR) qui travaillera en collaboration avec l'ensemble des administrations américaines et sera appuyé par le secteur privé et les deux commissions parlementaires créées dans le cadre des débats sur le PNTR, la Congressional Executive Commission et la US China Security Commission, dont le mandat consiste en partie à relever les entraves à l'application des accords OMC en Chine. Notons également la formation du China WTO Notification and Enquiry Center au sein du MOFTEC qui doit répondre à toutes les questions relatives à l'application du droit OMC dans un délai compris entre 30 et 45 jours maximum après réception d'une demande écrite.

Il convient également de dire quelques mots sur les nombreuses formations au droit OMC de hauts fonctionnaires et juristes organisées à l'initiative des Etats-Unis au sein par exemple du US-China Business Council et surtout de l'Union européenne avec un budget de 24 millions d'Euros consacrés à l'assistance technique et un autre projet qui serait évalué entre 10 et 15 millions d'Euros(47). Il faut aussi prendre en compte la mise en place de formations par les institutions chinoises elles-mêmes à l'image du centre OMC pilote de Shanghai qui a inauguré en juillet 2001 la seconde phase de son programme de formation de 200 officiels chinois ou encore la création, le 30 août 2001, à Pékin, d'un département droit OMC au sein de la Société chinoise de droit. La création à Pékin, début février 2002, d'une juridiction spéciale ayant pour tâche de régler les différends relatifs à des intérêts étrangers bientôt surnommée Tribunal-OMC pourrait éventuellement participer à une mise en œuvre effective des accords bien que l'on ne sache pas encore clairement quel sera le mandat exact de cette institution. Enfin, la menace d'un recours éventuel à l'Organe de règlement des différends de l'OMC jouera certainement dans le sens d'une meilleure application des textes.

Un certain nombre d'éléments relatifs à l'ampleur de la tâche mais aussi aux spécificités de la relation de la Chine au droit international et à la place qu'elle accorde aux traités dans son droit interne nous amènent cependant à nous interroger sur l'effectivité de la mise en œuvre rapide et uniforme des engagements consentis dans le Protocole d'accession de la Chine à l'OMC. Bien que la Chine ne considère plus le droit international comme un droit occidental imposé de l'extérieur à l'époque des traités inégaux et se soit également débarrassée de la terminologie marxiste, la question du statut des traités en droit interne n'a toujours pas été clarifiée(48). Si la Chine reconnaît désormais l'existence d'un droit international à la portée universelle, son attachement au sacro-saint principe de la souveraineté de l'Etat n'en fait pas véritablement un Etat moniste dans lequel le droit international s'applique directement dans l'ordre juridique interne évitant ainsi les conflits de norme. Seul l'article 142 du chapitre VIII des « principes généraux du droit civil de la RPC » permet de considérer que la Chine reconnaît implicitement la supériorité des traités sur le droit national : « dans l'hypothèse où un traité international auquel la République populaire de Chine a adhéré en tant que pays signataire ou pays participant comporte des dispositions différentes du droit civil de la République populaire de Chine, les dispositions dudit traité seront applicables, sauf celles sur lesquelles la République populaire de Chine aurait fait des réserves »(49).

La Constitution chinoise reste donc silencieuse sur ce point et l'absence d'homogénéité de la pratique n'éclaire pas la réflexion.(50)

De manière plus générale, c'est la question de l'effet direct (self executing) du droit OMC qui est posée. A l'époque du GATT, il était convenu que les normes contenues dans l'Accord général ne pouvaient pas être appliquées directement dans l'ordre interne en raison de leur manque de clarté, de précision et de l'absence d'obligation inconditionnelle. La Cour de Justice des Communautés européennes ne reconnaissait donc qu'un « caractère intergouvernemental » à ces normes(51). Les Accords de Marrakech ne disent rien quant à eux sur l'effet direct du droit OMC. Aussi l'Europe et les Etats-Unis ont-ils fait valoir lors de la ratification de ceux-ci qu'ils ne produiraient aucun effet direct dans l'ordre interne. La jurisprudence récente de la Cour de Justice des communautés européennes vient confirmer cette pratique(52). Il en résulte donc pour la Chine une obligation très large d'introduction des normes OMC dans son droit interne.

L'OMC n'en servirait pas moins à la réforme du droit chinois par l'application de principes fondamentaux qui sont la transparence, l'application uniforme et le contrôle judiciaire des actes administratifs.

 

L'OMC au service de la réforme légale chinoise ?

Au cœur du Protocole d'accession chinois se trouvent les principes clés d'application uniforme des engagements consentis, de transparence et de contrôle judiciaire impartial et indépendant des actes administratifs relatifs au droit OMC. L'application de ces trois principes pourraient contribuer à la mise en place d'un Etat de droit dans la mesure où elle requiert des changements sans précédents dans quasiment tous les domaines du droit.

Loin d'être un Etat unitaire comme le voudrait sa Constitution, la Chine est en effet soumise à l'existence d'un enchevêtrement complexe et mouvant d'autorités législatives et administratives à l'échelle nationale et locale ce qui autorise tout au moins à la qualifier d'Etat fédéral de facto(53). Conscient de cet écueil dès l'ouverture des débats du groupe de travail sur l'accession de la Chine, les Membres de l'OMC ont tenu à faire du principe d'application uniforme l'une des clés des négociations. La section 2 « Administration of Trade Regime » du Protocole d'accession de la Chine s'ouvre donc sur un certain nombre de dispositions consacrées à « l'administration uniforme » : « les dispositions de l'Accord OMC et du présent Protocole doivent s'appliquer à l'ensemble du territoire douanier chinois, y compris les régions commerciales frontalières, les régions de minorités autonomes, les ZES, les villes côtières ouvertes, les zones de développement économiques et techniques et toutes autres régions où des régimes spéciaux en matière de droits de douanes, taxes et réglementations sont établies (sous le nom de zones économiques spéciales) »(54).

L'impératif de transparence posé par le point C vient renforcer l'idée d'une rationalisation et d'une clarification du droit chinois. La Chine s'engage ainsi à publier un Journal officiel rassemblant « toutes les lois, réglements et autres mesures relatives au commerce des marchandises, des services, aux accords ADPIC ou au contrôle des changes ». Une première étape a été franchie en ce sens avec la publication, en anglais et en 16 volumes, de l'ensemble des textes nationaux en octobre 2001. La création du China WTO Notification and Enquiry Centre correspond par ailleurs aux exigences formulées dans le troisième paragraphe relatif à la transparence. On assisterait donc, peu à peu, à la suppression des fameuses mesures discrétionnaires (neibu) tout au moins dans le domaine des affaires économiques et commerciales ce qui n'est pas tout à fait sans impact sur l'amélioration (ou la dégradation) de la situation du droit du travail et du droit pénal.

Enfin, le contrôle judiciaire impartial des actes administratifs relatifs à la mise en œuvre des « lois, réglementations, décisions judiciaires et décisions administratives auxquelles se référent l'Article X :1 du GATT 1994, l'Article VI du GATS (General Agreement on Trade in Services) et les dispositions pertinentes des Accords TRIPS (Trade Related Intellectual Property) » doit être mis en place. Cette dernière exigence est certainement celle qui pose le plus de problèmes. Si le gouvernement met en avant la réforme administrative d'une ville pionnière comme Shenzhen, la majeure partie des tribunaux restent incompétents, souvent corrompus et les efforts réalisés en matière de formation des magistrats et de professionnalisation de la justice avec la création en mars 2002 d'un nouvel examen national pour les juges et les avocats ne porteront certainement pas tout de suite leurs fruits(55).

Le thème de l'application du droit et de l'impérieuse réforme du système judiciaire chinois est donc abordé une nouvelle fois par l'intégration des standards internationaux.

Ces avancées participeraient donc à la mise en place d'un Etat de droit.

 

Espoirs et limites d'un Etat de droit issu de l'internationalisation

Alors que l'on lit désormais fréquemment sous la plume des journalistes, voire de certains spécialistes, des allusions au concept de « economic rule of law » ou de « social rule of law » en référence à la réforme du droit des affaires ou du droit du travail chinois, il n'est pas inutile de rappeler brièvement ce qu'est à notre sens l'Etat de droit.

Au même titre que l'idée de gouvernance chère à bon nombre d'organisations internationales, le concept d'Etat de droit servirait d'étalon de mesure de l'avancée de la démocratie en Chine. Encore faudrait-il que l'on s'accorde sur une définition commune d'un concept qui provient de la traduction du terme Rechtsstaat utilisé par les théoriciens allemands de la seconde moitié du XIXème siècle comme O. Bähr, R. von Gneist, R. von Mohl, F.J. Stahl puis en France avec notamment R. Carré de Malberg. L 'objectif poursuivi étant, comme le rappelle Jacques Chevallier, « d'encadrer et de limiter la puissance de l'Etat par le droit »(56). L'Etat de droit ne se réfère donc pas directement à l'idée de démocratie ou de justice mais à une conception de l'Etat fondée sur le principe de légalité et le contrôle juridictionnel de celui-ci. Les conceptions britanniques du Rule of law ou du due process of law américain semble également impliquer d'autres qualités substantielles aux normes comme la publicité des textes, la prévisibilité et la reconnaissance des droits des citoyens.

Au carrefour des droits nationaux et internationaux puisqu'il intègre désormais les standards internationaux, l'Etat de droit et un et indivisible(57). Parler d'Etat de droit économique ne conduit qu'à vider de toute signification un concept aux acceptions déjà suffisamment nombreuses.

Mais qu'est-ce que l'Etat de droit à la chinoise si ce n'est l'incarnation des contradictions d'un système qui ne sait se défaire de l'arbitraire ? Qu'on ne s'y trompe pas en effet, en dépit des indéniables avancées issues de l'internationalisation du droit chinois, « Etat de droit » en Chine ne signifie certainement pas démocratie ou protection des libertés individuelles. La Chine a compris comment tirer habillement parti de la tendance actuelle à associer ces deux concepts de manière suffisamment floue pour que l'on puisse en faire une lecture originale légitimant ainsi un type particulier d'Etat(58). Dans le cas chinois, tout laisse penser que l'on a encore affaire à une lecture technicienne du droit international et que Pékin est prêt à se conformer de bonne foi à la lettre de l'Accord OMC mais peut-être moins à l'esprit de celui-ci. Il y a bien un ordre juridique formel en Chine, mais cela n'est pas suffisant pour que l'on puisse parler d'Etat de droit. A l'heure où le droit chinois demeure à bien des égards la version institutionnalisée des directives et politiques d'un Parti qui exerce son leadership au nom de l'Etat, et quand la loi perd le contact avec la réalité socio-économique au lieu d'accompagner son évolution, il est en effet légitime de se demander vers quel Etat de droit se dirige aujourd'hui la Chine ? Si le tournant de 1992 fut capital à la réforme du droit chinois dans la mesure où, comme nous l'avons vu, une partie de la doctrine a accepté le processus d'internationalisation du droit, c'est la révision constitutionnelle de 1999 qui a permis de relancer le débat sur l'Etat de droit. Le terme d'Etat de droit (yifa zhiguo) ne se comprend néanmoins qu'en référence à l'idée d'un Etat gouverné par le socialisme (sheyuizhuyi fazhi guojia). Ce choix délibéré de termes vagues, au contenu ambigu et sujets à une interprétation plus ou moins large en fonction d'impératifs politiques, n'alimenta pas seulement les débats sans fin entre juristes sur la subtile différentiation entre rule of law et rule by law, mais permet au pouvoir de s'assurer que le système juridique reste bien sous le contrôle du Parti-Etat. puisqu'il n'y a pas de contrôle de constitutionalité des lois, ni de séparation des pouvoirs (sanquan fenli).

L'absence de débats parlementaires relatifs à la ratification des accords d'accessions signés lors de la Conférence ministérielle de l'OMC , à Doha, semble à cet égard assez significative. Les observateurs les plus avertis auront sans doute remarqué que la Chine avait directement apporté ses instruments de ratification à Doha ce qui la dispensait donc de suivre la procédure habituelle de ratification d'un traité soumise, selon la Constitution chinoise de 1982, à l'approbation du Comité permanent de l'Assemblée populaire nationale (APN). Aussi, un article de Bing Ling, professeur associé à la City University de Hong Kong, paru dans le Ming Bao, remet-il en question la validité de la ratification de l'accord OMC dans la mesure où le Président Jiang Zemin se serait passé de l'avis du Comité permanent de l'ANP(59). Et Bing Ling de relever que la situation est en réalité plus complexe puisque tout avait été prévu 15 mois avant la signature du Protocole d'accession chinois. Le Comité permanent de l'ANP aurait en effet publié le 25 août 2000, alors que les négociations étaient en cours, une décision autorisant en quelque sorte, et ceci avec l'accord du Conseil des affaires d'Etat, une procédure de ratification accélérée simplement soumise à l'accord du Président chinois. Edit impérial de Jiang Zemin qui voudrait laisser une place dans l'histoire comparable à celle de Deng Xiaoping, accélération d'une procédure qui aurait pu être retardée en raison d'éventuelles oppositions conservatrices ou course de vitesse avec Taiwan pour devenir membre à part entière de l'OMC ? Les explications sont multiples, mais il est pour le moins ironique de constater que la première décision d'un régime qui prône l'instauration d'un Etat de droit soit contraire à sa propre Constitution.

 

Trois mois après l'accession de la Chine à l'OMC, le cœur des louanges retentit plus faiblement et les analyses plus pessimistes sur le coût social de cette thérapie de choc se font à nouveau entendre pour mieux légitimer l'effort réformateur d'un gouvernement en quête d'une nouvelle légitimité. C'est dire la dimension symbolique de cette accession. Quelle autre nation a en effet accordé autant d'importance à sa participation à une organisation internationale destinée à réguler le commerce mondial et dont la conception de la mondialisation est largement décriée par bon nombre de pays en développement tout comme par une partie des opinions publiques des pays les plus avancés ? Qu'est-il devenu des opposants à la mondialisation qui s'étaient si vivement manifestés au lendemain de l'accord sino-américain du 15 novembre 1999 en accusant Zhu Rongji de traite à la nation (maiguozei)(60)? L'anti-mondialisation ne semble exister aujourd'hui en Chine qu'au sein d'une « nouvelle gauche » nationaliste (xin zuopai) aux contours flous et aux objectifs politiques imprécis ou d'une élite intellectuelle finalement assez peu écoutée et largement instrumentalisée par le pouvoir(61). Miracle d'une propagande qui a su se fixer de nouveaux objectifs ? Probablement. Mais ce discours légitimant est aussi le témoignage des attentes politiques cachées derrière cette accession à l'heure où la réforme semble devenue impossible parce qu'entravée par des résistances doctrinales et la perspective d'une déstabilisation sociale et à terme politique sans précédent.

La rationalisation du droit des affaires ou du droit économique pour reprendre le vocable chinois ne signifie pas pour autant mise en place d'un Etat de droit. A quel type d'Etat a-t-on aujourd'hui à faire en Chine ? A un Etat sui generis par le droit qui sert l'économie et refuse de s'affranchir du leadership du Parti mais pas à un Etat de droit(62).