BOOK REVIEWS

Karen G. Turner, James V. Feinerman et R. Kent Guy éds., The Limits of the Rule of Law in China

by  Leïla Choukroune /

Cet ouvrage collectif a l'immense mérite de fournir une analyse pluridisciplinaire complète de l'une des questions essentielles à la réforme du droit chinois et à la mise en place d'un autre régime politique en RPC. Les réflexions sur l'Etat de droit nourrissent en effet, depuis vingt ans, la pensée des spécialistes et les programmes déclaratoires des dirigeants chinois, comme si ce concept juridique, développé par les juristes allemands au XIXe siècle, et que d'aucun qualifieront d'instrument occidental inadapté aux pratiques locales à l'image de l'idée de gouvernance parfois instrumentalisée par certaines organisations internationales, servait d'étalon de mesure de l'avancée de la démocratie en Chine((1).

The Limits of the Rule of Law in China s'ouvre sur un constat d'échec. Ainsi pour Wenjen Chang, ni Taiwan, ni la République populaire de Chine n'ont réussi à mettre en place un Etat de droit et rien ne permet aujourd'hui d'affirmer avec certitude que les réformes engagées tendent vers cet objectif (p. xi). Les onze chapitres de cet ouvrage nous amènent donc à étudier « des problèmes d'intérêt universel pour la théorie du droit dans le contexte chinois » à l'aune des concepts « occidentaux » de fédéralisme ou d'Etat, mais aussi en fonction d'une « ré-interprétation » de ces modèles permettant de souligner la spécificité des réponses chinoises (p. 4). Bien qu'aucun axe de lecture n'ait été véritablement dégagé par un regroupement des contributions au sein de différentes parties, The Limits of the Rule of Law nous entraîne dans au moins deux grandes directions offrant ainsi des clefs de compréhension au lecteur : l'apport du passé dans la construction du modèle juridico-politique actuel, et l'évaluation de ce modèle au travers du prisme de l'Etat de droit, c'est-à-dire en fonction d'une conception de l'Etat fondée sur le principe de légalité et sur le contrôle juridictionnel de celui-ci.

Il faut dire que les querelles sémantiques sur la traduction du terme fazhi par rule of law (à partir de l'association des caractères droit et institutions, et évoquant donc l'idée d'un système juridique) ou par rule by law (selon l'association des caractères droit et gouverner, et faisant référence au droit comme instrument du pouvoir) ne passionnent pas uniquement les spécialistes, mais trouvent une origine réelle dans la pratique juridique. Alors qu'une partie de la population appelle de ses vœux la mise en place d'un système qui ne soit plus celui du Prince (renzhi ou rule by men), l'imprécision des normes chinoises semble volontairement laisser une marge à l'arbitraire. Partant de l'idée selon laquelle « il est communément admis » que « pour servir de source de droit et donc régir à leur tour le comportement des individus et des personnes juridiques, les lois et règlements doivent être aussi clairs, détaillés et dépourvus d'ambiguïté que possible », Claudia et Lester Ross se sont concentré sur la question passionnante de l'utilisation du langage dans la production normative chinoise (pp. 221-270). Les auteurs ont pour ce faire identifié et analysé un certain nombre de dispositions issues de textes très différents selon un processus de sélection déterminé mais leur semblant représentatif. Ils en concluent à l'existence d'une réelle ambivalence dans le discours juridique chinois qui « handicape l'application » des normes en « imposant un mandat ambigu aux juges et aux fonctionnaires qui invoquent souvent certaines règles avec réticence ou ont du mal à imposer des sanctions à des cadres récalcitrants ou haut placés ». Et les auteurs de tempérer leur jugement en concédant que la polysémie des lois peut aussi contribuer au règlement des conflits dans la mesure où elle offre un espace de négociation élargi.

La contribution de Pitman Potter apporte un éclairage comparatiste sur la mise en œuvre du droit des contrats à Taiwan et en RPC. Il en conclut que les difficultés rencontrées en Chine sont majoritairement issues d'une absence d'uniformité entre la théorie et la pratique. Quant à Jack L. Dull, il met en lumière sous la forme d'un épilogue les « racines » historiques de la « résistance » chinoise au droit et à ses représentants (pp. 325-329). Mais ces différents articles ne constituent que quelques exemples de la variété des sujets traités ici : pourquoi les sinologues ne prêtent pas suffisamment attention au droit (William P. Alford), la responsabilité pénale collective sous les Qing (Joanna Walley-Cohen) ou encore une réflexion sur le fédéralisme (Tahirih V. Lee).

La principale faiblesse de cet ouvrage réside certainement dans l'absence d'une réelle définition de l'Etat de droit. Karen G. Turner s'y essaye brièvement dans l'introduction tout comme chaque auteur y consacre en filigrane quelques réflexions, mais cela n'est pas suffisant. Quelles sont les différentes acceptions de ce concept au carrefour des droits national et international, ce dernier se trouvant parfois décrié en Occident en raison de l'élargissement considérable de sa portée? Qu'entend-on en effet aujourd'hui par la mise en place d'un Etat de droit dans un régime dictatorial, certes en mutation, mais toujours dominé par la toute puissance du Parti-Etat? Se pourrait-il, comme certains l'ont avancé, qu'un Etat de droit fût créé sans séparation des trois pouvoirs (sanquan fenli) dans certains domaines de la vie socio-économique — on pense bien évidemment aux affaires — mais pas dans d'autres domaines qui resteraient gouvernés par des lois iniques ? Comment continuer, dès lors, à utiliser ce concept pour qualifier la situation chinoise puisqu'il est complètement dénaturé et donc vidé de toute signification juridique et politique ?

Ne pas définir l'Etat de droit serait-il une façon de se déculpabiliser ? Oui, l'Etat de droit est bien un concept né en Occident, tout comme ceux de démocratie, de nation, de séparation des pouvoirs ou de contrôle de constitutionalité des lois((2). « Et alors ? » a-t-on envie d'écrire. Quand bien même les « greffes » juridiques seraient parfois rejetées comme le rappelle avec force James Feinerman, cela signifierait-il que l'héritage historique d'un Etat ou sa « culture » obèreraient toute possibilité d'évolution vers un paradigme dissemblable? L'universel existe-t-il en Chine ? Les auteurs de cet ouvrage ne sauraient tomber dans le piège du culturalisme, mais on sent parfois que trop de précautions ont été prises.

En dépit de ces quelques remarques, on ne peut que vivement conseiller la lecture de cet ouvrage majeur au juriste et au politologue, mais aussi à tous ceux qui s'intéressent aux mutations de l'Etat dans un régime en devenir.