BOOK REVIEWS
Jasper Becker, The Chinese
Avec The Chinese, Jasper Becker nous livre une nouvelle fois un ouvrage important sur la Chine contemporaine. En 1996, l'auteur avait déjà publié un remarquable travail sur la famine provoquée par le mouvement du Grand bond en avant entre 1958 et 1961 (1). Dans The Chinese, Jasper Becker brosse cette fois un vaste portrait sans complaisances de la Chine des réformes. Il s'agit d'un livre résolument destiné au grand public, mais les observateurs avertis de la Chine contemporaine trouveront également des sujets politiques, économiques et sociaux traités avec profondeur. En quinze chapitres, Jasper Becker nous propose un voyage dans la Chine des réformes en passant d'un groupe à l'autre des principaux acteurs de la société chinoise : des exclus, comme les paysans des minorités nationales des zones montagneuses, à ceux en passe de l'être, comme le prolétariat urbain ouvrier du secteur public, puis aux bénéficiaires en quête de reconnaissance politique, comme les entrepreneurs privés, et en terminant sur les tout puissants détenteurs du pouvoir qui s'abritent derrière les murailles de Zhongnanhai.
Responsable du bureau de Pékin du quotidien hongkongais en langue anglaise le South China Morning Post, Jasper Becker nous a en effet habitué, à travers de longs reportages, à traiter les sujets de société les plus brûlants de cette Chine des réformes. Le parti pris de présenter l'évolution de la Chine de ces vingt dernières années en construisant une argumentation à partir de reportages est salutaire dans un pays où l'information et les statistiques sont manipulées et tronquées sur une telle échelle qu'elles en perdent une grande partie de leur pouvoir d'appréhension de la réalité économique et sociale. Certes le passage du « micro » au « macro » a toujours constitué un exercice difficile dans les sciences sociales, et certains reprocheront à Jasper Becker son tropisme journalistique qui le pousse à tirer des conclusions générales sur les réformes chinoises à partir de faits isolés. Mais cela serait faire à l'auteur un mauvais procès. D'une part, parce que The Chinese n'est pas uniquement une collection de récits journalistiques : chaque chapitre a fait l'objet d'une recherche approfondie et est argumenté par des statistiques pertinentes qui viennent compléter une expérience de terrain que bien peu de chercheurs peuvent revendiquer. D'autre part, et c'est surtout sur ce point qu'il faut insister, cet angle d'attaque a le mérite de générer des informations qui sont trop souvent négligées dans l'analyse des pays en voie de développement. La crise asiatique de 1997 et les développements dramatiques récents de la situation sociale et économique en Argentine illustrent bien cette tyrannie aveuglante des statistiques sur les fondamentaux macroéconomiques des pays du tiers monde. Ceux qui sillonnent la Chine comme Jasper Becker et relatent des histoires de vie, des situations locales, de la Chine qui gagne du littoral à celle qui perd des campagnes, des périphéries urbaines ou des régions de l'intérieur, nous montrent une quantité d'éléments qui ne cadrent pas avec le tableau macroéconomique grandiose, savamment orchestré par la propagande du gouvernement chinois à coup de statistiques douteuses et qui façonne désormais l'optimisme béat sur fond de realpolitik des gouvernements étrangers et des responsables des entreprises.
Sans sombrer dans l'écueil inverse de la Chine du chaos, Jasper Becker nous livre en fait une vision plus contrastée, mais également plus équilibrée du « miracle économique chinois ». La Chine est certes un « immense pays avec une population non moins immense », comme le relatent souvent au détour d'une conversation et sur un ton fataliste nos interlocuteurs chinois. Cela permet aux situations extrêmes de se diluer dans cette immensité et à la Chine d'avancer tant bien que mal. Mais Jasper Becker pointe du doigt des évolutions ou un retour de vieux démons qui sont trop inquiétants pour être balayés d'un revers de la main. Les inégalités croissantes entre les villes et les campagnes ; l'abandon par l'Etat de ses missions essentielles de services publics, notamment dans l'éducation et la santé, ce qui conduit à des discriminations croissantes dans la population chinoise en fonction des revenus ; une corruption endémique des cadres du Parti communiste et de l'Etat, notamment dans les zones rurales où la révolte gronde ; une précarisation accélérée de la situation des ouvriers du secteur public et collectif urbain, suite à des restructurations menées à la hâte sans transparence et conduisant à la main mise sur les actifs des entreprises par les nomenklatura locales ; enfin, pour ne citer que quelques uns des grands thèmes abordés par l'auteur, la pérennité de la toute puissance du Parti communiste sur la société avec ses conséquences sur l'absence d'un Etat de droit, les féodalités et systèmes de patronages locaux et surtout, l'absence de contre-pouvoirs démocratiques dont la bureaucratie, aussi éclairée soit-elle, ne peut plus faire l'économie pour gérer la complexité des problèmes. Pour la plupart, ceux-ci ont déjà été largement traités par les spécialistes de la Chine et, paradoxalement, reconnus plus ou moins ouvertement par les autorités chinoises, mais Jasper Becker essaie à la fois de les lier entre eux et de nous les faire vivre à travers un visage, un village, un quartier, ce qui aboutit à une vision riche, plus complète et vivante de la Chine des années 1990.
Le voyage auquel nous convie l'auteur à travers la description des différentes catégories d'individus, offre une clef de lecture de la société chinoise actuelle où la détention du pouvoir politique joue un rôle central. La situation de chaque groupe décrite par Jasper Becker, mais également l'ascension sociale des individus, sont encore presque exclusivement déterminées par la détention du pouvoir politique au détriment de règles fondées sur un Etat de droit. Et l'auteur nous montre, à travers de nombreux exemples, qu'une greffe d'un ensemble impressionnant de textes juridiques promulgués depuis vingt ans sur un système politique de cette nature ne débouche pas sur un Etat de droit. Toutes les nations, même celles les plus démocratiques, souffrent de cette difficulté à encadrer le pouvoir politique, mais ce problème atteint en Chine de telles proportions que l'ouvrage de Jasper Becker fera découvrir aux profanes et rappellera avec force aux observateurs avertis, que privilèges, passe-droits, corruption, exclusions, inégalités, mensonges et atteintes aux droits humains constituent toujours la règle de fonctionnement de la société chinoise contemporaine, et non l'exception. Il est difficile de ne pas citer une des phrases les plus fortes de la conclusion : « Une société où personne n'est prêt à dire la vérité, aussi bien dans le domaine des faits historiques, grands ou petits, qu'à l'échelle des transactions commerciales entre individus ou entre entreprises, ne peut prospérer » (p. 374). L'auteur sous-estime quelque peu la capacité du capitalisme à se développer dans un univers de mensonge sur les transactions commerciales, mais il a raison d'insister sur les effets destructeurs du cynisme et de l'hypocrisie qui règnent actuellement dans les relations économiques et politiques en Chine et qui pourraient bien poser un sérieux problème dans la poursuite du développement du pays.
Tout n'est cependant pas sombre dans l'analyse de l'auteur, même si les éléments optimistes ne constituent pas la valeur ajoutée du livre. Il montre une société de mieux en mieux informée qui a des demandes de modernisation des institutions et de plus grande justice sociale. Jasper Becker pense à tort ou à raison que la diffusion des instruments traditionnels ou nouveaux de l'information pourrait pousser de plus en plus d'individus à réclamer un plus grand respect de leurs droits inscrits dans les lois qui ont été votées par les législateurs depuis vingt ans et qui sont jusqu'à aujourd'hui souvent restées ignorées de la population, particulièrement dans les campagnes. Mais c'est surtout l'évolution démocratique du parti frère et ennemi, le parti nationaliste (Kuomintang) à Taiwan, qui fournit selon l'auteur un formidable exemple et peut être un espoir à la Chine communiste, en montrant qu'un parti issu du même moule totalitaire et culturel a su gérer une transition vers la démocratie, vers une société plus ouverte et plus égalitaire. A l'aune de ce qui s'est passé à Taiwan, l'auteur clos le livre en affirmant que la prochaine décennie sera décisive pour le régime communiste.
Au total peu de critiques sont à apporter à cet excellent ouvrage. Quelques petites erreurs sont à signaler comme la signification énigmatique donnée par l'auteur au terme chinois gongren, qui veut dire ouvrier, et non pas « public people » (p. 157) ou cette confusion dans la chronologie sur la date de la tenue des premières élections démocratiques à Taiwan en 1992 pour le Lifayuan et non pas en 1995 (p. 376). Mais on regrettera surtout le recours, dans l'introduction, à une argumentation historico-culturelle un peu trop rigide et simplifiée pour expliquer l'organisation et la nature du pouvoir politique actuel ainsi que les blocages de la société chinoise contemporaine. L'auteur insiste sur la permanence du pouvoir totalitaire qui remonte aux temps de la Chine impériale, et notamment au milieu du IIIe siècle avant J.C. à l'époque de Qin Shihuang (2). Les dirigeants communistes, et en particulier Mao Zedong, se seraient en fait très largement inspirés dans leur gestion du pouvoir et de l'organisation de l'Etat, des recettes totalitaires de l'époque impériale. Cette vision est loin d'être fausse, et Jasper Becker a raison d'insister après beaucoup d'autres illustres auteurs sur le fait que les dirigeants communistes étaient beaucoup plus tournés vers leur propre histoire que vers les évolutions politiques du XXe siècle. Mais, malgré les nécessités d'une présentation grand public qui oblige à ramasser l'histoire de Chine en quelques pages, cette vision aboutit à une sorte d'immuabilité trop simpliste du pouvoir politique chinois en présentant une filiation historique avec l'Antiquité chinoise trop linéaire et univoque.