BOOK REVIEWS
David P. Barret et Larry N. Shyu éds., Chinese Collaboration With Japan, 1932-1945 : The Limits of Accommodation
Le titre de cet ouvrage suscite déjà lintérêt, dans la mesure où il traite dun phénomène particulièrement sensible de lhistoire moderne chinoise : la collaboration avec loccupant japonais. Cest donc un grand mérite pour les deux éditeurs, David Barrett et Larry Shyu, davoir rassemblé les communications présentées, sur ce sujet, lors dun colloque tenu à Vancouver en décembre 1995 et consacré à la guerre sino-japonaise. Comme le rappelle Barrett, lhistoriographie occidentale de cette période sest avant tout intéressée à létude du mouvement communiste et, à un moindre degré, à celle du gouvernement nationaliste. Les régimes de collaboration et la situation des zones occupées ont été négligés. Cette carence est en partie liée à laccès difficile aux sources de première main ; mais les préjugés idéologiques de nombreux chercheurs dans les années 1960-1970 sont également en cause. On ne doit pas oublier quau moins 200 millions de Chinois ont vécu sous ladministration directe ou indirecte de loccupant durant des périodes qui ont pu, dans certains cas, aller jusquà huit ans. Dune région à lautre, les situations ont considérablement varié, en fonction des motivations des collaborateurs et des relations locales avec ladministration militaire japonaise.
Fort heureusement, les conditions de recherche et le comportement des historiens ont beaucoup évolué depuis le milieu des années 1980. Un nombre croissant darchives sest ouvert et les publications se sont multipliées en Chine. Même si les historiens chinois sont unanimes à qualifier tous les collaborateurs de traîtres (hanjian), et tous les régimes de collaboration de « fantoches » (wei), leurs études ont fourni des informations jusque là méconnues. David Barrett consacre dailleurs une partie  fort bienvenue  de son introduction générale à la question des thèmes, des sources et de lhistoriographie (« Introduction : Occupied China and the Limits of Accommodation », pp. 1-17). Ajoutons quen dehors de récentes publications chinoises, plusieurs auteurs ont également exploité des sources japonaises. De son côté, Odoric Y. K. Wou détaille les séries de publications provinciales et locales communistes, comme celles du Henan : sans perdre de vue la situation densemble du pays, il attire lattention sur lextrême diversité des conditions locales dans lesquelles se modulait le comportement des communistes (« Communist Sources for Localizing the Study of the Sino-Japanese War », pp. 226-235).
Sagissant des acteurs et des formes de collaboration, des discours de justification, du fonctionnement des régimes « fantoches », les auteurs récusent demblée toute approche manichéenne et moralisante. Beaucoup ont mis en relief, par exemple, les liens existant entre ces phénomènes de collaboration et la situation socio-politique davant-guerre. Le principal facteur en cause est certainement la division du pouvoir central et la dislocation politique qui ont affecté la Chine après la chute de lEmpire. Le parcours de Wang Jingwei, passé des plus hauts cercles dirigeants nationalistes aux premiers rôles dans la collaboration, est à ce titre démonstratif. Premier ministre du Kuomintang (KMT) de 1932 à 1935, Wang nétait nullement un politicien pro-japonais, comme lont suggéré certains historiens : cétait un fervent promoteur de la ligne dite de « la négociation dans la résistance » (yimian dikang, yimian jiaoshe) face à un Japon trop puissant et nourri dune insatiable ambition. Approuvée par une partie de lopinion publique, notamment par des libéraux réalistes comme Hu Shi et Jiang Tingfu, cette politique buttait sur le fractionnisme des militaires et sur le contrôle de fait exercé par Tchiang Kaï-shek sur larmée gouvernementale. Dans ces conditions, il ne restait plus à Wang quà établir avec les envahisseurs des compromis humiliants et impopulaires. À travers son « mouvement pacifique » (heping yundong), Wang sattribuait une mission analogue à celle de Li Hongzhang sous les Qing : son objectif affiché était déviter lanéantissement total de la Chine et dentretenir, fort de lappui japonais, une compétition politique avec Tchiang (Wang Ke-wen, « Wang Jingwei and the Policy Origins of the Peace Movement, 1932-1937 », pp. 21-37).
Une des caractéristiques négatives majeures du régime nationaliste résidait, comme chacun sait, dans lexistence de divisions politiques et militaires profondes entre le pouvoir central et les régions. Cet état de fait nourrissait largement la tactique et largumentaire japonais des années 1930. Létude de Marjorie Dryburgh retrace, dans ce cadre, les jeux de trois protagonistes : lArmée du Kwantung (Kantogun), le gouvernement de Nankin et le général Song Zheyuan, chargé de la défense et du maintien de la paix dans la région Hebei-Chahaer. Originaire de lArmée du Nord-Ouest de Feng Yuxiang, Song devait sans cesse louvoyer entre la suspicion de Nankin et la pression japonaise. Les circonstances rendirent sa mission pratiquement impossible et lentraînèrent dans des négociations secrètes avec loccupant, trop heureux délargir le fossé existant entre le centre et la région. (« Regional Office and the National Interest : Song Zheyuan in North China, 1933-1937 », pp. 38-55). Ce rapport conflictuel se manifestait aussi à léchelle sociale, entre lÉtat nationaliste et la société. À Shaoxing, au Zhejiang, loccupation japonaise apparut ainsi aux notables-marchands  au moins dans un premier temps  comme une occasion inespérée de redresser la situation économique locale, durement frappée par la crise sociale et par la politique fiscale de Nankin, et de revigorer les banques traditionnelles qui déclinaient sous loffensive des établissements officiels (R Keith Schoppa, « Patterns and Dynamics of Elite Collaboration in Occupied Shaoxing County », pp. 156-179).
La réintégration nationale était particulièrement fragile dans le nord de la Chine. Les politiciens des cliques Zhixi et Wanxi, écartés par le régime du KMT, avaient mordu à lappât japonais à seule fin de renouer avec la vie politique. La collaboration de certains responsables militaires régionaux sexpliquait par ailleurs tout simplement par la nécessité où ils se trouvaient de préserver les troupes dont dépendait leur propre survie (Lo Jiu-jung, « Survival as Justification for Collaboration, 1937-1945 », pp. 116-132). Dans la sous-préfecture de Neihuang, au Henan, loccupation japonaise ne faisait quexacerber le désordre politique installé depuis la chute de la dernière dynastie. Des luttes fratricides se déchaînaient entre les bandits, les milices de la « Lance rouge » et les divers éléments affiliés aux mouvements nationaliste et communiste (elles devaient dailleurs reprendre immédiatement après le retrait des occupants dans lété 1945). En fait, les Chinois y ont tué ou blessé davantage de compatriotes que dennemis japonais, dans des conditions générales finalement favorables à limplantation communiste. Peter J. Seybolt na sans doute pas tort de soulever cette page embarrassante et occultée de lhistoire chinoise sous loccupation. Mais on peut émettre quelques réserves sur son approche trop systématiquement mathématique, qui semble évaluer sur un même plan rigide les tueries aveugles commises par les bandits ou les groupes de la « Lance rouge » dune part, et les combats menés contre loccupant et les troupes de la collaboration dautre part (« The War Within a War : A Case Study of a County on the North China Plain », pp. 201-225).
En position dextrême faiblesse face à lennemi japonais, les dirigeants chinois se révélèrent pourtant comme des négociateurs aussi habiles que leurs prédécesseurs sous les Qing. Tout au long du conflit, Chongqing et Tokyo vont en tout cas poursuivre des pourparlers de paix, utilisant pour ce faire les intermédiaires les plus divers. Mais il ne sagissait plus, comme sous les Mandchous, « dutiliser certains barbares pour contrôler dautres barbares ». Il nétait pas question, non plus, daccepter des marchandages sur le compte des intérêts chinois, comme la longtemps prétendu lhistoriographie communiste : Tchiang Kaï-shek na jamais voulu céder sur les principes de lintégrité territoriale et de la souveraineté nationale chinoises. Mais si Chongqing fit si longtemps lanterner un gouvernement nippon impatient de terminer la guerre en Chine, cest essentiellement pour affaiblir le soutien japonais au régime de Wang Jingwei et, le cas échéant, pour obtenir des aides américaines et britanniques. (Huang Meizhen et Yang Hanqing, « Nationalist Chinas Negociating Position During the Stalemate, 1938-1945 », pp. 56-76). À lopposé de limage stéréotypée de collaborateurs vils, impuissants et paralysés devant toute initiative gouvernementale, Timothy Brook montre que les chefs des régimes collaborateurs parvinrent eux-mêmes à saménager un espace dintervention en exploitant les rivalités apparues entre les deux forces expéditionnaires japonaises du nord et du sud de la Chine. Fondé à Nankin en 1938, le gouvernement de réforme de Liang Hongzhi nétait pas une simple création des occupants, mais « plutôt le résultat négocié entre divers intérêts chinois et japonais à travers un processus de dialogue dont lissue était tout à fait incertaine » (p. 84). Les négociations et les pressions entrecroisées finirent par fracturer le contrôle de Tokyo (« The Creation of the Reformed Government in Central China, 1938 », pp. 79-101).
Les historiens du régime français de Vichy ont élaboré une distinction entre la « collaboration » et le « collaborationnisme », entendant, par ce dernier terme, lengagement et lidentification idéologique avec le nazisme allemand. Ce concept paraît difficilement applicable au cas chinois (Barrett p. 8). Certes, en manipulant les idées de Sun Yat-sen sur le panasianisme, Wang Jingwei sefforça de combiner le nationalisme chinois avec la théorie japonaise de la Grande Asie Orientale. Mais son effort produisit peu deffets, aux plans théorique et quotidien, compte tenu de la présence de 800 000 à 1 000 000 de soldats japonais au sud de la Grande Muraille. David Barrett relève finalement plus de convergences que de divergences entre les régimes de Wang Jiangwei et de Tchiang : orthodoxie idéologique, dominance du fractionnisme, promotion du culte personnel, tendances moralistes et conservatrices, campagne militaire anti-communiste, rétablissement du système des baojia, etc. Un seul point  majeur, il est vrai  séparait les deux rivaux : Wang Jingwei acceptait les revendications japonaises que Tchiang avait toujours refusées. Pour lauteur («The The Wang Jingwei Regime, 1940-1945 : Continuities and Disjunctures with Nationalist China », pp. 102-115), ces divergences perdaient de leur sens à mesure que se profilait la défaite japonaise. Mais on peut objecter que le culte de la pleine souveraineté chinoise, profondément ancré dans les masses, na jamais cessé pour celles-ci dêtre essentiel. Comme Tchiang, le Parti communiste chinois, véritable vainqueur de la guerre sino-japonaise, ne sest dailleurs jamais départi de sa promotion.
A linstar de Wang Jingwei, beaucoup de politiciens de la collaboration ont cherché une justification rétrospective dans leur souci déclaré de préserver la survie et les intérêts de la nation chinoise. On a vu plus haut que leurs véritables motivations, quand elles nétaient pas purement opportunistes, étaient souvent moins nobles. Sur le plan régional, la plupart des dirigeants administratifs et militaires du KMT sétaient enfuis avant larrivée des Japonais, abandonnant purement et simplement la population ordinaire aux envahisseurs, et ce sont souvent les notables-marchands des chambres de commerce qui se retrouvèrent en première ligne face à loccupant. A Zhengzhou (Lo Jiu-jung) comme à Shaoxing (Schoppa), tombés tous les deux en 1941, ces élites acceptèrent de collaborer en vue de ramener lordre et la stabilité nécessaires à la préservation des intérêts de tous, ceux de la communauté locale et les leurs propres. Il y eut aussi quelques déclassés pour sincorporer dans la milice de collaboration comme hommes de main (goutuizi) sans vergogne. Dans tous les cas, lÉtat nationaliste a gravement failli à ses missions par son imprévoyance et ses éclatantes carences. Il en a retiré une image dautant moins flatteuse que ses responsables ont souvent moins pâti de la justice de laprès-guerre que les « collaborateurs » involontaires ou peu conscients, abandonnés sans directive précise à lapproche de lennemi.
Le sort de Shanghai sous loccupation a déjà fait lobjet de plusieurs ouvrages importants (1). Le terrain y fut propice à toutes sortes dintrigues, darrangements, de résistance ou de collaboration. Dans le présent livre, Parks Coble confronte la politique économique nippone et la réaction des capitalistes shanghaïens (« Japans New Order and the Shanghai Capitalists : Conflict and Collaboration, 1937-1945 », pp. 135-155).Tout en criant fort pour promouvoir une « zone de co-prospérité dans la Grande Asie Orientale », le Japon se soucia avant tout de semparer des biens et des ressources, de contrôler les prix et les entreprises chinoises pour satisfaire ses besoins militaires et ses objectifs impérialistes. Les capitalistes autochtones qui ont accepté de collaborer pour préserver ou récupérer leurs usines, ou pour partager laccès aux matières premières, tombèrent rapidement dans la désillusion. Un secteur très particulier a cependant connu la prospérité : celui des cinéastes shanghaïens, qui utilisèrent un cadre institutionnalisé de coopération sino-japonaise pour produire une quantité importante de films aux thèmes romantiques ou fantastiques, répondant ainsi au désir bien compréhensible de la population déchapper à la sombre ambiance quotidienne de loccupation. Poshek Fu voit dans laction du producteur Zhang Shankun, principal intervenant de ce genre dentreprises, une sorte de « collaboration passive » et de «résistance indirecte ». En effet, Zhang sefforça détendre son empire cinématographique tout en assurant des moyens matériels de survie à une équipe de 1 300 personnes. Pour éviter dêtre compromis, il se procura laval de Chongqing et sabstint de transmettre, par ses films, les messages politiques et culturels de loccupant. Le cinéma shanghaien démontre quil est impossible dappliquer des formules toute faites aux expériences de collaboration : la résistance pouvait exister dans celle-ci, la collaboration dans celle-là, et les deux sentremêler ailleurs (« Resistance in Collaboration : Chinese Cinema in Occupied Shanghai, 1941-1945 », pp. 180-198).
Cet ouvrage collectif renferme donc une grande richesse déléments utiles à notre connaissance et à notre compréhension de lépoque. On regrettera en passant que les éditeurs omettent détablir un index en caractères chinois des noms propres et des principaux termes concernés. La réduction ou lomission de ces transcriptions, pourtant précieuses pour le chercheur, semblent obéir à une tendance générale outre-Atlantique ; alors que le développement de linformatique a rendu leur affichage beaucoup plus facile quil y a dix ou vingt ans.
 
         
        