BOOK REVIEWS
Alain Le Pichon, Aux origines de Hong Kong — Aspects de la civilisation commerciale à Canton : le fonds de commerce de Jardine, Matheson & Co., 1827-1839
Etant donné le lien intime qui unit la compagnie Jardine, Matheson & Co. à lhistoire de Hong Kong, on pourrait penser que cet ouvrage va nous parler des débuts de la colonie britannique. Il nen est rien. Lauteur a choisi de couvrir la période 1827-1839, époque de la collaboration entre William Jardine et James Matheson, les deux fondateurs de la firme. Nous assistons donc aux premiers pas, hésitants et difficiles, dune compagnie qui deviendra plus tard un symbole de stabilité et de solidité, et nous découvrons ainsi ce que lon pourrait appeler la préhistoire de Hong Kong. Jusquen 1840, en effet, lîle nabritait que quelques villages de pêcheurs et le commerce de lOccident avec la Chine se faisait 80 km au nord, sur un tout petit territoire appartenant à la ville de Canton, seul lieu où les « barbares occidentaux » avaient été autorisés par lEmpereur à pratiquer le commerce. Cette magnanimité saccompagnait dun certain nombre de contraintes, notamment lobligation de commercer par lintermédiaire dune dizaine de marchands chinois patentés et réunis dans une association, le cohong, disposant dun monopole commercial en principe absolu. Les étrangers ne pouvaient entrer en contact avec ladministration chinoise que par lintermédiaire des membres du cohong (ou « honguistes ») et nétaient pas autorisés à quitter leur quartier ni à y faire venir des femmes « barbares ». Ce « système de Canton » a fonctionné, bon an mal an, pendant plus dun siècle. Il était largement fondé sur lentente entre deux monopoles, celui du cohong et celui de lEast India Company, l« honorable compagnie », seule autorisée par le gouvernement britannique à contrôler le commerce avec lInde et avec toute lAsie orientale. Louvrage dAlain Le Pichon traite de lépoque où ce système commence à seffondrer. Dans cette mesure seulement, il nous parle de Hong Kong, car la cession officielle du « port parfumé » à la couronne britannique par le traité de Nankin, en 1842, constituera la solution la plus solide et la plus durable aux problèmes causés par la disparition de la forme dépassée de commerce international que symbolisait Canton. Si les Britanniques dominent à lépoque le négoce avec la Chine, cest parce que lAngleterre est alors la plus grande puissance commerciale du monde et quelle est particulièrement présente en Asie grâce à lEast India Co. Cest également parce que les Anglais ont acquis au cours des XVIIe et XVIIIe siècles la passion du thé, plante alors uniquement cultivée en Chine. Les taxes sur limportation de la thea sinensis apportent au gouvernement britannique environ 10% de ses recettes, ce qui justifie un contrôle serré de son commerce.
La période traitée par louvrage dAlain Le Pichon est particulièrement intéressante du point de vue de lhistoire de Chine et de celle des relations internationales, car elle correspond aux dernières années de la fermeture de cet immense empire, après léchec des tentatives diplomatiques de Lord Macartney, puis de Lord Amherst. Fairbank et dautres sinologues lont déjà abordée sous cet angle de louverture de la Chine, ouverture qui se fera finalement par la force, lors de la première « guerre de lopium » débouchant sur le Traité de Nankin. Mais cette grande histoire, déjà racontée par dautres, nest pas le sujet du travail dAlain Le Pichon. Son livre, version allégée et légèrement remaniée dune thèse, sintéresse uniquement à lhistoire de la maison de commerce qui, en 1832, prendra le nom de Jardine, Matheson & Co., bien que les deux hommes y aient travaillé ensemble dès 1827, alors quelle sappelait encore Magniac & Co. La source principale de lauteur est constituée par les archives de la société, déposées à lUniversité de Cambridge en 1934. Alain Le Pichon nest pas le premier à les dépouiller, mais il affirme être le premier à le faire dans le dessein de comprendre et de décrire cette compagnie, et à travers elle un aspect de la « civilisation commerciale », à cette époque charnière de son développement. Le lecteur découvre en effet le fonctionnement de lentreprise, les réseaux quelle met en place, de Canton à Calcutta, Bombay et Londres, en passant par Singapour et dautres lieux encore, les métiers quelle doit maîtriser, ses soucis financiers, les efforts pour améliorer la qualité et répondre aux désirs de la clientèle, les dangers qui la guettent. Les plus graves peuvent venir de décisions administratives imprévues, mais surtout des faillites des débiteurs ou des défaillances de correspondants lointains quil faut remplacer rapidement, chose malaisée à une époque où les transports et communications se font par la marine à voile. On comprend que la survie dune entreprise peut dépendre, dans un moment de difficultés financières, dun facteur humain aussi aléatoire que la solidité plus ou moins grande dune amitié commerciale. Les précisions sur la gestion comptable, les différents moyens de paiement utilisés à lépoque, le fonctionnement du commerce du thé du côté chinois, le rapport entre leffondrement du commerce de lindigo à Calcutta et laccroissement des ventes dopium à la Chine sont très utiles et, à notre connaissance, originales. Lauteur nous présente également, à travers Jardine et Matheson, deux personnages dentrepreneurs de cette époque, très différents lun de lautre, mais remarquablement complémentaires et solidaires. Laîné, Jardine, est un Ecossais dorigine modeste et de nature économe, qui, après avoir été aide-médecin pendant quinze ans sur les bateaux de lEast India Co., a décidé de tenter sa chance dans le commerce. Matheson, Ecossais également, de famille plus aisée et qui a fait des études non terminées à Edimbourg, correspond mieux à limage de laventurier marchand dopium. Il est dynamique, créatif et souvent rebelle, mais moins solide gestionnaire que son associé.
Au-delà de la « petite histoire », que nous présente cette monographie, dune maison de commerce qui nen est alors quà ses débuts, ce qui intéressera sans doute le plus le lecteur, cest sa rencontre avec la « grande histoire » de louverture de la Chine, même si celle-ci nest appréhendée ici que du point de vue limité qui est celui de lauteur. Alain Le Pichon nous présente les différents acteurs du système commercial de Canton : les deux monopoles, le chinois et langlais, et les commerçants étrangers indépendants qui, peu à peu, avec Jardine et Matheson à leur tête et grâce au développement des idées de liberté commerciale en Angleterre, vont obtenir la fin du monopole britannique. On se trouve alors, selon lexpression de Tocqueville, dans une atmosphère de « révolution sans violence », symbolisée par la Loi sur les entrepôts de 1832 (qui abolit le monopole des entrepôts pour les produits destinés à lexportation), suivie la même année par la Loi de réforme électorale qui consacre le partage du pouvoir entre laristocratie terrienne et la bourgeoisie industrielle et commerciale montante. Louvrage montre le travail « publicitaire » qui est réalisé, tant à Canton quen Angleterre, pour attaquer les monopoles « liberticides ». Même si la nécessité de renouveler celui de lEast India Co. donne loccasion, en 1833, den finir dabord avec le britannique, cest surtout le chinois qui est visé et qui suscite le plus grand ressentiment. Le « mécontentement » (titre dun article significatif publié par le Chinese Courier en 1832 et cité par Le Pichon) ne sadresse pas tant au monopole du cohong quau système de Canton dans son ensemble. Le quartier étranger de Canton est comparé à un « grand monastère » voire à une prison, à cause des restrictions citées plus haut. (Ce quartier nest pas sans rappeler les ghettos de luxe dans lesquels le Parti communiste chinois a eu tendance à enfermer les étrangers depuis les années 1950). Enfin, ce que les commerçants jugent le plus intolérable, cest larbitraire des règlements, larrogance des mandarins et leur cupidité.
Les marchands étrangers navaient pas les moyens dabattre par eux-mêmes le monopole chinois, mais lauteur montre bien comment la disparition de lun a rapidement mené à leffondrement de lautre. Sollicités directement par les commerçants étrangers, les grossistes chinois prennent conscience de limportance de leur rôle et du caractère parasitaire des « honguistes ». Ces négociants chinois se transforment eux aussi en commerçants modernes, et les « honguistes » sont obligés de les imiter ou de faire faillite. Cette évolution a des conséquences administratives et politiques dautant plus délicates quune partie importante des échanges concerne un produit illicite en Chine : lopium. Lauteur commence par nous présenter de façon détaillée ce commerce, puisque au départ, cest-à-dire jusquen 1834, année de labolition du monopole de l « honorable compagnie », lopium était le seul produit que pouvaient vendre les indépendants.
Le débat sur le caractère plus ou moins immoral de ce commerce sest perpétué depuis cette époque, et il nest pas possible de le trancher ni même den rendre pleinement compte ici. Alain Le Pichon demande au lecteur de ne pas juger la situation de cette époque avec les critères daujourdhui, de garder à lesprit que ce commerce était légal dans lInde britannique ainsi quen Angleterre et que, même en Chine où il était interdit officiellement, il représentait la moitié de tout le commerce de Canton, ce qui signifiait une tolérance de fait des autorités chinoises, qui touchaient leur part de ce trafic. La conclusion de lauteur sur cette question est que lopium a joué un rôle dans le développement de la liberté du commerce contre les monopoles mercantilistes, rôle historiquement positif, bien que le produit concerné soit une drogue aux effets pernicieux (p. 56). Il raconte également comment le truculent pasteur allemand Carl Gutzlaff, lun des très rares étrangers parlant chinois à Canton, a accepté de partir comme interprète sur un bateau que Jardine et Matheson avaient décidé denvoyer remonter la côte vers le nord de la Chine afin de découvrir de nouveaux débouchés pour leur opium. Dans chaque port, après avoir aidé aux transactions, le révérend senfonçait dans les terres pour y distribuer des milliers de tracts évangélisateurs. On peut se demander si son compatriote Karl Marx a été inspiré par cette aventure lorsquil a comparé un peu plus tard la religion à un « opium du peuple ».
Linterdiction du commerce de lopium en Chine, décrétée par édit impérial dès le début du XVIIe siècle, navait jamais été sérieusement appliquée, contrairement à la prohibition du tabac. Mais, un nouvel édit de 1729, sans interrompre durablement la consommation, eut pour effet de convaincre l « honorable compagnie » de ne plus pratiquer ce commerce en Chine. Alain Le Pichon montre cependant quelle continuait à en profiter, non seulement parce que cétait elle qui vendait la plus grosse partie de lopium en Inde, mais aussi parce quelle empruntait à Canton, auprès des marchands indépendants, une partie des liquidités que leur rapportait leur trafic, en échange de traites payables à Londres ou à Calcutta. Ainsi, elle évitait un transfert maritime dargent métal, coûteux et surtout risqué, pour le paiement de ses achats de thé et de soieries.
Un siècle plus tard, alors que les importations dopium se développaient, les autorités chinoises se sont demandées sil fallait appliquer effectivement linterdiction ou si, au contraire, il valait mieux légaliser ce commerce en tentant dobtenir quil se fasse sous forme de troc, afin déviter la sortie de taels dargent quil entraînait. Les marchands dopium ont été renforcés dans leur bonne conscience lorsquils ont appris que lEmpereur envisageait la légalisation de leur produit. Mais Le Pichon note, de façon intéressante, que Jardine était contre cette mesure qui aurait fait baisser les cours et tari la source de liquidités. Finalement, à la suite de luttes entre cliques à la Cour, décrites dans louvrage de Polachek, The Inner Opium War, cest au contraire lapplication effective de linterdiction qui a été décidée, et le mandarin incorruptible Lin Zexu a été envoyé à Canton à cet effet. Cette histoire, cependant, nest pas racontée dans louvrage et lauteur nous laisse là un peu sur notre faim, à cause de son parti pris darrêter son enquête au départ en retraite de W. Jardine, début 1839, cest-à-dire juste avant léclatement des tensions dont il nous a fait suivre la montée.
En effet, les pétitions envoyées aux autorités britanniques par les commerçants indépendants en 1830 et 1834, labolition du monopole de la Compagnie, puis les désordres qui en résultent et qui font regretter lancien système à ceux-là mêmes  Jardine et Matheson en tête  qui lavaient abattu, tout comme les effets à Canton des hésitations de lEmpereur sur la légalisation de lopium, tout cela ne prend son sens historique quavec les événements qui vont suivre : la confiscation de lopium par Lin Zexu, lutilisation de la force par les Britanniques, la prise de Hong Kong par le capitaine Elliot, puis, à la fin de la première « guerre de lopium », sa cession officielle ainsi que louverture dautres ports.
Si Alain Le Pichon ne nous fait pas vivre la naissance de Hong Kong, il montre bien, cependant, comment le « port parfumé » a été préfiguré par ces bateaux-entrepôts mouillés ailleurs quà Canton, auprès desquels les contrebandiers chinois pouvaient venir se ravitailler hors de tout contrôle et de tout prélèvement officiels. A la lecture de ce passage, damusantes comparaisons historiques viendront à lesprit des habitués du Hong Kong contemporain. Ainsi, le premier lieu de mouillage non-officiel, utilisé par Matheson dès 1821, nest autre que la petite île de Lintin (Lingding, en fait), qui, aujourdhui encore, mais avec la bénédiction des autorités locales de la République populaire, reste un endroit où se pratiquent des activités théoriquement illégales. Les « crabes rapides » (faai haai, en cantonais), petits bateaux ainsi dénommés car pourvus de 20 à 30 rameurs sactivant pour aller plus vite que les bateaux de la douane, font évidemment penser aux fameux « grands (hors-bords) volant » (daai fei) utilisés par les contrebandiers daujourdhui. Alain Le Pichon nous apprend également que, dès août 1838, Lintin, victime dune attention nouvelle de la part des autorités chinoises, avait été remplacé comme principal mouillage illégal par la baie de Hong Kong faisant face à la presquîle de Kowloon, cest-à-dire lendroit où, aujourdhui, se trouve le port du Star Ferry.
Du point de vue de lhistoire générale de cette époque, le principal reproche que lon pourrait faire au travail dAlain Le Pichon est une trop grande dépendance à légard de sa source principale, intéressante certes, mais limitée. Ainsi, nous apprenons peu de choses sur la façon de vivre des deux principaux protagonistes et surtout sur leur environnement. La rivalité violente avec lautre grande maison de commerce indépendante, celle de Dent, est peu traitée. Lauteur ne cite pas le rôle de Dent dans laffaire de la faillite du « honguiste » Hingtai, fortement endetté auprès de Jardine et qui lui fera perdre beaucoup dargent, faillite à laquelle il consacre pourtant un chapitre. Il ne signale pas non plus que Hingtai, avait dû payer une très lourde amende à ladministration chinoise et avait même fait de la prison, en tant que garant du bateau sur lequel un dirigeant rebelle de «&lhlhonorable compagnie» avait fait venir sa femme à Canton, en 1829, scandale sans précédent qui avait suscité une violente colère du vice-roi représentant lEmpereur. Cet événement a pourtant pu jouer un rôle, non seulement dans la situation financière de Hingtai, mais peut-être également dans la sympathie particulière dont il a bénéficié auprès de Jardine.
Cette dépendance à légard de la source principale est sans doute ce qui amène lauteur à brosser un tableau sans doute un peu trop flatteur de ses deux héros. Ce nest évidemment pas sans raison que W. Jardine avait acquis auprès des Chinois le surnom de « vieux rat ». Nétant pas sinisant, lauteur ne nous dit pas quen Chine, tous les rats (laoshu) sont « vieux », non par leur âge mais par leur malice. Jardine était donc considéré comme un « vieux renard ». Alain Le Pichon lui-même nous donne un exemple de sa dureté en affaires, lorsquil rapporte comment celui-ci conseille au capitaine du bateau quil envoie vendre illégalement son opium dans les ports de la côte, de soudoyer les officiels chinois pour quils fassent tirer sur les éventuels bateaux concurrents qui pourraient se présenter. Jardine ajoutait que, si cela ne marchait pas, il convenait de samarrer systématiquement auprès de ces bateaux et de vendre à perte pour dissuader la concurrence de continuer à chercher fortune hors de Canton. Alain Le Pichon ne signale pas non plus que Jardine était également surnommé « tête-en-fer », à la suite dune bagarre au cours de laquelle il était resté imperturbable malgré un violent coup reçu sur la tête. Le portrait tracé pages 505 à 507 mériterait donc, à notre avis, dêtre un peu rééquilibré, même si on peut suivre lauteur dans sa description dun commerçant consciencieux dans son travail et fidèle à sa parole.
Au-delà de ces critiques de détail, il faut reconnaître lapport de la thèse dAlain Le Pichon à notre connaissance dune période importante de lhistoire du commerce international. Cet ouvrage sérieux et bien documenté est, en outre, écrit dans un style agréable et précis (malgré dassez nombreuses coquilles, habituelles chez cet éditeur).
 
         
        