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Sous-emploi agricole et migrations rurales en Chine, faits et chiffres

Fin février 2001, le Bureau national des statistiques (SSB) publiait les premiers résultats du recensement général de la population effectué le 1er novembre de l’année précédente. Ce communiqué présentait une surprise de taille : alors que la population urbaine (389 millions de personnes en 1999) était auparavant estimée à 31% de la population totale, son pourcentage passait à plus de 36% avec plus de 458 millions de citadins. Les années précédentes, l’augmentation de la population urbaine (par croît naturel et absorption des paysans des banlieues) n’avait été en moyenne que de 8 à 9 millions de personnes et par an. D’où venait donc ce saut de 60 millions de nouveaux urbains mis à jour par le recensement ?

Tout simplement, les migrants ruraux, résidant en ville lors du recensement, avaient été officiellement découverts et comptabilisés par les autorités statistiques. Bien entendu, le phénomène des migrations rurales est déjà fort ancien, et tant les autorités chinoises que les habitants des villes connaissent de longue date ces « ouvriers paysans » (appelés mingong) venus en nombre offrir leur force de travail pour les travaux les plus pénibles ou les moins rémunérés. Apparu dès le milieu des années 1980, ce phénomène a pris toute son ampleur au cours des années 1990, suscitant nombreux témoignages journalistiques et études sociologiques. Pour autant, l’ampleur du phénomène reste mal connue alors même qu’il bouleverse tout le paysage de l’emploi tant en milieu rural qu’en ville, et qu’il provoque une remise en cause du système d’enregistrement civil des populations (hukou) discriminant ruraux et urbains.

Le présent article va donc s’efforcer de faire le point sur les données statistiques concernant et le sous-emploi agricole et les migrations rurales, afin d’en estimer les enjeux, tant politiques qu’économiques, alors même que la Chine risque de devoir faire face à une recrudescence de l’exode rural suite à son entrée dans l’Organisation mondiale du commerce.

Le sous-emploi agricole, une notion très relative

La presse chinoise officielle cite souvent le chiffre de 150 millions de « paysans en surplus » risquant donc de submerger à tout moment le marché urbain de l’emploi(1). Mais que signifie ce chiffre ?

Il faut tout d’abord remarquer que la main d’œuvre agricole, après avoir augmenté de 285 millions de personnes en 1978 à plus de 340 millions au début des années 1990, est maintenant stagnante ou en voie de régression (environ 330 millions en 2000) alors même que la main d’œuvre rurale ne cesse de progresser (305 millions en 1978, 480 millions en 2000). Cette évolution qui s’explique bien sûr par la montée en puissance des entreprises rurales non agricoles (« Towns and Village Entreprises », ou TVE) marque en fait un tournant fondamental, bien souvent ignoré, qui fait que les actifs agricoles constituent désormais moins de la moitié de la totalité des travailleurs en Chine, et ce depuis le milieu des années 1990 (voir tableau 1)(2). En d’autres termes, la Chine, encore massivement rurale, a basculé dans une économie où les « agriculteurs », stricto sensu, sont devenus minorité.

Tableau 1 - Main d’œuvre en milieu rural et dans l’agriculture, 1978-2000 (millions de personnes)

Sources : Annuaire Statistique de la Chine 2001 (main d'œuvre rurale et agricole, pp. 363-364) et Annuaire Statistique de l'Emploi 2001 (main d'œuvre totale, p. 8)

Pour autant, même si l’agriculture n’employait plus que 46% de la main d’œuvre chinoise en l’an 2000, elle ne constituait que 16% du PIB, soulignant la moindre productivité du secteur agricole. Et avec près de 330 millions d’actifs, la surpopulation paysanne est manifeste, bien illustrée par la petitesse des exploitations familiales. En ne prenant en compte que les foyers agricoles (et recensés comme tels dans le recensement agricole de 1997, portant sur 1996)(3), 193 millions de familles (sur 214 millions de foyers ruraux) se partageaient quelque 130 millions d’hectares cultivés, soit une moyenne de 0,67 hectare par ferme(4). Comment assurer le plein emploi de la main d’œuvre agricole disponible, près de deux personnes par ferme, sur une aussi petite surface ?

C’est là que se pose le problème du sous-emploi agricole en Chine. Mais comment le mesurer ?

Pour ce faire nous disposons des données d’enquête, disponibles depuis 1985, réalisées chaque année par le bureau des Prix et fournissant, outre les chiffres des coûts et revenus des différents produits agricoles, le détail des journées de travail fournies pour chaque culture ou chaque activité d’élevage dans les foyers enquêtés. Sur cette base, et en appliquant ces données aux superficies récoltées chaque année, aux nombres d’animaux élevés, etc., nous avons pu reconstituer le nombre de journées de travail requises pour les travaux agricoles de 1985 à 2000 (voir tableau 2). Si nous supposons qu’un actif agricole à temps complet travaille 280 jours par an (chiffre retenu par le bureau des Prix)(5), nous pouvons donc en déduire l’équivalent du nombre d’actifs agricoles requis chaque année par les travaux agricoles, et, par différence avec le nombre total officiel de la main d’œuvre comptée comme agricole, le nombre de travailleurs apparemment non occupés.

Tableau 2 - Estimation des besoins et surplus de main d’œuvre agricole, 1985-2000 (mln. de journées, mln. de travailleurs)

Sources : Recueil des matériaux sur les coûts et recettes des produits agricoles de tout le pays, 1986-2001, et Annuaire statistique de la Chine, op. cit., diverses années.

Ce calcul fait apparaître un « surplus » de main d’oeuvre agricole apparemment considérable puisque variant entre 30 et 40% des actifs agricoles, leur nombre augmentant d’ailleurs au cours des dernières années, de 85 millions de personnes en 1995 à plus de 135 millions en l’an 2000. Nos chiffres, pour la période considérée, sont cependant inférieurs aux estimations publiées en Chine, qui vont de 120 millions(6) à 152 millions de « paysans en surplus »(7).

Ce « surplus » est en fait tout relatif. D’abord, nos estimations, fondées sur quelques coefficients, restent très approximatives. Définir un emploi à plein temps en agriculture est déjà en soi une tâche très difficile, et elle l’est davantage en Chine où la grande majorité des exploitations sont polyvalentes, les paysans passant chaque jour un peu de temps pour des activités très diverses (cultures, animaux domestiques, etc.), dont le calcul est fort malaisé. Notre calcul ne tient pas compte non plus de multiples tâches annexes (ramassage du bois de chauffe, pâture des bœufs de labour, etc.) qui occupent une large partie du travail quotidien des agriculteurs (ou de leurs enfants)(8). N’ont pas été comptées non plus des activités fort importantes comme la pêche (même si le nombre de « pêcheurs » ou aquaculteurs à temps plein est faible). La charge réelle de travail est donc plus importante que celle qu’il est possible de calculer.

Plus encore un volant de main d’œuvre « surnuméraire » est nécessaire pour faire face aux pointes saisonnières de travail. De ce point de vue la notion de jour de travail standard de huit heures utilisée par le bureau des Prix est illusoire dans la mesure où, suivant les besoins, les agriculteurs ne peuvent que travailler deux à trois heures par jour en certaines saisons (hiver, jours de gel, de pluie, etc.), et plus de dix heures à d’autres périodes de l’année. Dans ces périodes de pointe, il arrive souvent que la main d’œuvre familiale, pourtant globalement excédentaire, ne soit pas suffisante, les agriculteurs ayant alors recours aux échanges de l’entraide pour pallier ce manque(9). L’agriculture présente en effet une forte saisonnalité. Par exemple, dans la zone rizicole de la Chine centrale, la période allant de mai à juillet est une saison de pointe et nos observations de terrain ont montré que, même avec des taux de main d’œuvre surnuméraire de 30% pour la moyenne de l’année, les familles manquaient de bras pour assurer en un temps très court récoltes et repiquages successifs(10). De ce point de vue, une marge de 20 à 30% de travailleurs surnuméraires semble un phénomène normal.

Une étude plus fine de cet emploi agricole montre que les agriculteurs ajustent en fait leurs apports de travail en fonction des coûts d’opportunité. De façon générale, le nombre de jours de travail affecté à chaque culture a considérablement décru au cours des quinze dernières années, diminuant notamment d’un tiers pour le riz et le blé (voir tableau 3) : les agriculteurs ont mécanisé certaines opérations (labour, etc.) tandis que les opportunités d’emploi se présentaient plus nombreuses hors de l’agriculture. De façon plus conjoncturelle, les apports de main d’œuvre ont diminué certaines années pour des cultures dont les prix étaient devenus défavorables (cas du soja, travail baissant de 35% de 1996 à 2000, cas des pommes, etc.). Quand ces cultures, comme le coton, consomment beaucoup de travail, une réduction à la fois des apports de travail et des superficies récoltées peuvent affecter considérablement la demande totale de travail agricole (et inversement en cas de meilleurs prix).

Tableau 3 - Evolution des apports de travail par récoltes (jours/ha récolté)

Source : Recueil des matériaux sur les coûts et recettes des produits agricoles de tout le pays, 1986-2001.

Ces considérations permettent d’expliquer la soudaine augmentation du taux de surplus de main d’œuvre apparue au cours des trois dernières années, ce taux passant de 30 à plus de 40% des actifs agricoles disponibles (voir tableau 2). La baisse du travail agricole requis n’a certes pas été due à une quelconque avancée technologique en agriculture, mais plus simplement à l’effondrement des prix agricoles, résultant en une baisse continue du taux de croissance des revenus paysans(11). La diminution des jours de travail consacrées aux cultures, particulièrement marquée à partir de 1997, reflète donc une réaction tout à fait rationnelle de la part des agriculteurs.

Mais que sont donc devenus les quelque 40 millions d’équivalents d’emplois à temps plein qui ont été ainsi désinvestis de l’agriculture ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord analyser l’évolution des emplois non agricoles à la campagne.

Le plafonnement des emplois ruraux non agricoles

Ces emplois non agricoles ont fortement progressé depuis la décollectivisation et les réformes rurales, passant de 67 millions de personnes en 1985 à plus de 150 millions en 2000 (voir Tableau 4). Cette progression extraordinaire semble toutefois s’être essoufflée depuis le milieu des années 1990. A cet égard, les chiffres officiels peuvent faire illusion. Tandis que l’on recensait 151 millions de non agricoles à la campagne en l’an 2000, le détail de l’emploi par branches fait apparaître un tassement des actifs dans l’industrie (autour de 40 millions d’ouvriers ruraux depuis 1995) et une faible progression des autres secteurs (de 22 à 27 millions pour la construction de 1995 à 2000, de 10 à 12 millions pour les transports, de 12 à 18 millions pour la restauration et le commerce). Ce ralentissement de l’emploi rural non agricole est bien reflété par les effectifs des TVE (entreprises rurales non agricoles), qui, comptés sur une base différente de celle des statistiques de l’emploi tenues dans les districts (county ou xian) montre une stagnation de ces effectifs à 128 millions de personnes. Seule la catégorie « autres » présente une forte augmentation, de 44 à 54 millions de personnes.

Que représente cette dernière catégorie ? En fait, les Annuaires agricoles, pour les années 1985-1992, chiffrent de 6 à 8 millions le nombre des personnels administratifs (santé, éducation, gestion, etc.) inclus dans cette catégorie « autres », le reste des emplois non précisés montant de 13 à 23 millions des personnes (sur un total allant de 19 à 31 millions « autres », voir Tableau 4). Pour les trois années 1997-1999, ces mêmes annuaires ne donnent plus le détail des personnels administratifs, mais indiquent que dans la catégorie « autres » sont comptés des actifs travaillant à temps partiel hors de leur lieu d’origine : 25 millions en 1997, 27 millions en 1998 et 20 millions en 1999(12). En d’autres termes, la main d’œuvre rurale non agricole officiellement recensée compte des migrants, dont le nombre peut être estimé de 20 à 30 millions pour ces dernières années, probablement en forte progression pour l’an 2000.

Ce fait est confirmé par les données du Premier recensement agricole de 1997. Pour l’année 1996, ce recensement comptait que 76% de la main d’œuvre en milieu rural était employée dans l’agriculture(13). Si, dans le nombre officiel d’actifs ruraux rapportés par les Annuaires statistiques (453 millions de personnes, voir tableau 4), nous soustrayons 23 millions de personnes supposées être des migrants, les 323 millions d’actifs agricoles représentaient 75% des actifs réellement présents à la campagne(14).

Tableau 4 - Actifs agricoles et non agricoles en milieu rural, 1978-2000 (mln. de personnes)

Source : Annuaire statistique de la Chine, op. cit., 2001.

L’examen des chiffres, très imprécis et parfois contradictoires, de l’emploi en milieu rural fait donc apparaître que la réduction des temps de travaux et de l’emploi agricole consécutif à la décollectivisation a dans une première étape été compensée par une forte augmentation des emplois non agricoles à la campagne, notamment dans les entreprises rurales (TVE) dont les effectifs ont quasiment doublé de 1985 à 1995. Pour ces dernières années, cette source d’emplois nouveaux semble s’être tarie, et les excédents de main d’œuvre agricole ont dû prendre le chemin de l’émigration. Une partie de ces migrants est officiellement dénombrée dans les vingt à trente millions de travailleurs partis temporairement ou sous contrat comptés au niveau des districts. Ce nombre n’est cependant que la partie émergée de l’iceberg. Nous allons voir en effet que les migrants saisonniers sont en fait beaucoup plus nombreux, concernant précisément ces 30 à 40% de la main d’ouvre comptée comme agricole, mais qui ne trouve pas à s’employer pleinement dans l’agriculture, notamment en période de morte-saison.

Les migrations de la main d’œuvre paysanne

Nous avons vu que les paysans ajustaient en fait leurs apports de travail dans l’agriculture en fonction du coût d’opportunité de la main d’œuvre : d’une part en fonction des revenus agricoles attendus et d’autre part des opportunités d’emploi non agricoles.

Ce n’est donc pas le « surplus » de main d’œuvre agricole qui va pousser hors de ce secteur la main d’œuvre surabondante, mais bien plus le décalage des revenus entre citadins et ruraux qui va attirer les migrants vers les villes. Or cette différence de revenus, qui s’était quelque peu réduite lors de l’immédiate après-décollectivisation, n’a fait que s’accroître depuis 1985.

En 1978, le revenu rural n’équivalait qu’à 39% de celui des urbains. En 1985, il en représentait désormais 54%, mais pour retomber en 2000 à 36% seulement (voir Tableau 5). Le salaire d’un employé en ville est en effet de plus de 170% plus élevé que celui d’un paysan, et celui d’un ouvrier d’une entreprise rurale est de plus de 60% supérieur à celui d’un ouvrier agricole. Il faut noter d’ailleurs que dans les revenus ruraux, près de la moitié en est désormais constituée par la part non agricole des activités familiales et les salaires (des ouvriers des entreprises rurales ou des migrants).

Tableau 5 - Revenus urbains et ruraux en Chine, 1978-2000 (yuans courants)

Source : Annuaire statistique de la Chine, op. cit., 2001.

Les urbains gagnent donc près du triple de ce que gagnent les paysans. En fait le fossé entre campagnards et citadins est encore plus grand dans la mesure où ce rapport de revenus ne prend pas en compte les services dont jouissent les urbains (santé, éducation, etc.). De ce point de vue, il semblerait que les paysans chinois, dont les conditions de vie se sont détériorées ces dernières années (avec le fardeau grandissant des retenues collectives, des taxes, frais d’éducation, de santé, etc.)(15), soient dans une situation relative encore plus défavorable que celle de la moyenne des pays couverts par les statistiques de l’ONU (les ratios des revenus urbains/ruraux y étant en majorité inférieurs à 1,6 contre 2,8 en Chine)(16).

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les villes aient un pouvoir d’attraction grandissant pour les paysans. Avant 1978, les migrations, et a fortiori l’exode rural, étaient empêchés par le système d’enregistrement des populations (hukou) fixant les paysans dans leur Commune populaire d’origine, complété par le monopole étatique pour l’approvisionnement et la vente des produits agricoles (tonggou tongxiao)(17). Ce n’est qu’avec la décollectivisation, l’abolition des Communes populaires, et la libéralisation du commerce des denrées de base en ville que les paysans ont pu commencer à migrer. En 1984, l’Etat, dans un document officiel, autorisait les paysans à aller travailler dans les petits bourgs sous la condition de « s’arranger eux-mêmes pour leur ration de grains » (zili kouliang, en d’autres termes de se ravitailler sur le marché et non auprès des boutiques à prix subventionnés de l’Etat, réservées aux urbains). Dans le même temps, le gouvernement central encourageait le développement des entreprises rurales (TVE). Peu après, la réforme commençait à toucher les secteurs urbains, dont l’économie, en particulier dans les régions développées et côtières, allaient connaître des taux de croissance spectaculaires. Les conditions étaient donc mûres pour le démarrage d’un exode agricole vers les emplois ruraux non agricoles et un exode rural vers les villes(18).

Les migrations proprement dites de la main d’œuvre rurale commençaient donc dès la moitié des années 1980(19). Au cours des années 1990, le phénomène s’amplifiait et les « vagues des ouvriers-paysans » (mingong chao) attiraient désormais l’attention de nombreux chercheurs tant étrangers (Solinger, Rozelle, West, etc.)(20) que chinois (Cai Fang, Lu Xueyi, etc.).

Les études alors réalisées permettent de dresser un portrait type de ces migrants paysans : jeunes, disposant d’une meilleure éducation, travaillant majoritairement dans les villes et les régions développées, migrant grâce à leurs propres réseaux de parenté ou de compatriotes villageois, etc. (voir l’encadré : Quelques caractéristiques des migrants).

Quelques caractéristiques des migrants

Age. Les migrants sont le plus souvent jeunes : d’après une enquête de la Confédération nationale des syndicats ouvriers (CNSO) auprès de 4 400 ouvrier-paysans, 86% d’entre eux ont moins de 35 ans, dont 59% moins de 25 ans. Leur âge moyen est de 27,5 ans, soit 10,7 ans de moins que la moyenne des ouvriers (1). Beaucoup de jeunes ruraux entrent directement dans la « vague » de migrants après leurs études, un tiers d’entre eux n’ayant pas d’expérience comme agriculteur.

Education. Les migrants ont une éducation supérieure à la moyenne : d’après l’enquête de la CNSO, les niveaux d’éducation se répartissent ainsi : illettrés 1,4%, primaire 11,2%, collège 65%, lycée 21,6%, écoles spécialisée et plus 0,7% (moyennes correspondantes des ruraux en Chine : 16,9%, 47,2%, 30,7%, 4,9% et 0,3%) (2).

Profession. De façon générale, les migrants acceptent les tâches que refusent les citadins (travaux sales, dangereux, pénibles, etc.), surtout dans les secteurs de la construction, les services, les ateliers manufacturiers, etc. D’après l’enquête de Banque agricole de Chine (ABC), les migrants s’emploient dans ces secteurs comme suit : industrie 22%, construction 33%, transport 10%, commerce et restauration 31%, agriculture 4% (3). En fait, derrière ces chiffres se cachent souvent des conditions de travail épouvantables pour beaucoup de migrants.

Durée de travail. En raison de la saisonnalité de l’agriculture et de la demande des employeurs, les migrants ne peuvent généralement pas travailler à temps plein, mais seulement quelques mois dans l’année. D’après l’enquête de la Banque agricole de Chine, un migrant travaillait en moyenne 207 jours dans l’année (en 1993) (4). Une autre enquête sur des migrants du Henan donnait une durée similaire, de 215 jours/an en 1993 (5). Une bonne partie des migrants retourne en fait au village pour travailler aux champs pendant la saison de pointe : 26% d’entre eux d’après le CNSO (6), et jusqu’à 58% des migrants d’après une enquête de Cai Fang, retournant au moins une fois dans l’année pendant la saison de pointe agricole (7).

Sur ce point essentiel, les enquêtes sur les migrants du Sichuan et de l'Anhui montrent des durées similaires : en 1994, les migrants de Sichuan restaient en moyenne 8,12 mois sur leur lieu de travail (6,48 mois pour les migrants de l'Anhui), et 8,57 mois en 1995 (7,19 pour Anhui) ; 29% d'entre eux séjournaient pour 7-10 mois, 54% pour plus de 10 mois.

Ancienneté de la migration. Les migrants travaillent hors de leur pays natal, mais ne s’installent pas pour autant définitivement dans leur lieu de travail. Avec le temps, l’ancienneté de leur immigration n’en augmente pas moins : 28% depuis 10 ans, 54% depuis plus de 5 ans (8). L’enquête du CNSO montre que l’ancienneté moyenne du travail à l’extérieur pour les migrants est de 6,51 ans. D’après le Quotidien des Jeunes Chinois (9), une enquête effectuée en 1999 dans les grandes villes auprès de 1000 migrants a montré que 19% étaient en ville depuis plus de 2 ans, 17% plus de 3 ans, et 30% plus de 4 ans ; 46% des migrants interrogés n’avaient pas de l’intention de retourner s’installer au village.

Moyens de migration. Les réseaux de villageois et de parenté sont les canaux principaux pour la migration. D’après une enquête auprès de 300 familles, 9% des migrants ont accompagné des membres de leur famille, 15% ont été invités par des parents originaires du même village; 51% par des compatriotes villageois, 9,2% par les parents extérieurs et 5% s’étaient débrouillés tout seuls. Seulement 6% ont été aidés par la collectivité villageoise ou le gouvernement du canton et 3% invités directement par les entreprises employeuses (10).

Retours de migration. Si d’un côté, de plus en plus de paysans quittent leur village pour travailler à l’extérieur, il n’en existe pas moins un phénomène de migration inverse, une partie des migrants retournant dans leur village. Une enquête du ministère de l’Agriculture effectuée en août et septembre 1999 auprès de plus de 2000 actifs ruraux dans 6 provinces (Hebei, Shaanxi, Anhui, Hunan, Sichuan et Zhejiang) montre ainsi qu’à côté de 78% de non-migrants, et 13% de migrants, plus de 8% des actifs sont comptabilisés comme anciens migrants de retour au village (11). Ces retours s’expliquent par la pénibilité des travaux en ville : en vieillissant les migrants âgés deviennent moins compétitifs sur le marché du travail. Surtout, le système actuel du hukou empêche les migrants d'installer leur famille à la ville, les obligeant tôt ou tard à retourner dans leur campagne (où le pécule ramené et l'expérience acquise en ville leur permettent d'y trouver, ou d'y créer, des emplois non agricoles décents).

1. CNSO, op. cit., 1998, p. 4.

2. Annuaire de la population chinoise 1998, op. cit., pp. 34-35.

3. Han Xiaoyun, « Revenus, Consommations et les Caractéristiques Sectorielles », in Zhongguo Nongcun Jingi (Economie rurale de la Chine), n° 5, 1995, pp. 40-44.

4. Li Fan, « Ampleur des migrations et autres questions » in Zhongguo Nongcun Jingi (Economie rurale de la Chine), n.

6. CNSO, op. cit., 1998.

7. Cai Fang, « Etude de la mobilité de la main d'œuvre rurales au Shandong : caractéristiques et conséquences », in Zhongguo Nongcun Guancha (China rural survey), nations reste difficile à évaluer. Faute de statistiques sur un phénomène très mouvant par nature, nous en sommes réduits à des enquêtes menées à la campagne, recensant les migrants des villages ou familles investigués. Ces enquêtes ou études conduisent à des estimations assez différentes.

Pour l’année 1993, ces estimations varient de 10,7% de la main d’œuvre rurale recensée comme migrante (Enquête de la Banque agricole de Chine, effectuée en décembre 1993 et janvier 1994, sur un échantillon de 12 673 familles dans 442 districts)(21) à 14,5% (Enquête du Centre de recherche sur le développement du Conseil d’Etat, DRC, faite au niveau de 28 villages dans 28 districts de 18 provinces, entre mai et août 1994)(22). Sur la base de la main d’œuvre rurale de cette année-là (443 millions de personnes), cela ferait une fourchette de 47 à 64 millions de migrants.

Pour l’année 1994, nous disposons des résultats détaillés d’une enquête du ministère de l’Agriculture, effectuée de novembre 1994 à avril 1995 dans 318 villages de 29 provinces, sur un échantillon de 7 677 familles paysannes. Le taux de migrants (en % de la main d’œuvre rurale) alors relevé était de 14,41%(23), soit 64 millions de personnes, chiffre semblable à celui obtenu pour 1993 par la DRC.

Pour l’année 1995, le recensement au centième de la population, effectué par le bureau national des Statistiques, indiquait un montant total de migrants moindre (un certain nombre de migrants échappant au recensement, seulement 54 millions de personnes étaient repérées, dont le hukou ne correspondait pas à leur lieu de résidence lors du recensement)(24).

Nous pouvons donc estimer qu’en ce milieu des années 1990, le nombre de migrants se situait probablement entre 50 et 60 millions de personnes(25).

L’enquête du ministère de l’Agriculture montrait en outre que six provinces agricoles (Sichuan, Anhui, Jiangxi, Hubei, Hunan et Henan) fournissaient à elles seules près de 50% du total des migrants. Plus intéressant encore, la grande majorité, 71%, des migrants allaient travailler dans les « vraies » villes (shi, les « bourgs » des campagnes, jianzhi zhen, étant exclus), soit 45 millions de personnes sur la base d’un total de 64 millions de migrants, dont 22% dans les grandes villes (14 millions de personnes) et 49% dans les villes moyennes et petites (31 millions). Toutefois, la plupart restaient dans leurs provinces d’origine, 30% seulement travaillant hors de leur province (19 millions de personnes)(26), contre 28% (18 millions) dans la même province (mais hors de leur district d’origine) et 42% (27 millions) dans le même district (mais hors de leur canton). Les secteurs manufacturier, du bâtiment et des services absorbaient les deux tiers de cette main d’œuvre migrante (avec respectivement 28, 23 et 15% des migrants)(27).

Ces données d’enquête, du moins en ce qui concerne les migrations inter-provinciales, étaient confirmées par le recensement de 1995, dont on pouvait déduire que 18 millions de personnes provenaient d’autres provinces(28). Cinq des six provinces précitées (Sichuan avec 3 millions d’émigrés, Anhui 1,7 million, Henan avec 1,6 million, Hunan avec 1,5 million, Jiangxi avec 1 million) fournissaient près de la moitié de ces migrants inter-provinciaux.

En 1996, le nombre des migrants semble avoir encore augmenté. Le premier recensement agricole indique en effet que 24 millions des actifs ruraux (dont les familles étaient recensées dans les villages et bourgs) travaillaient en fait hors de leur province d’origine, 21 millions dans leur province mais hors de leur district, et 27 millions dans leur district (mais pas dans le même canton), soit un total de 72 millions de migrants(29).

En quatre ans, de 1993 à 1996, le nombre des migrants aurait donc progressé de 50 millions de personnes à plus de 70 millions. Cet exode saisonnier s’est-il amplifié depuis, ainsi que semblerait le suggérer la baisse récente de l’emploi agricole réel tel que nous l’avons calculé plus haut ? En fait, l’imprécision des statistiques les plus récentes ne permet pas d’apporter de réponse à cette question.

Cette incertitude, reposant souvent sur les différences de définition de base des migrants, est bien illustrée par les résultats de l’enquête menée conjointement en 1999 par le ministère de l’Emploi et le bureau national des Statistiques, auprès des 66 000 familles rurales de l’échantillon du SSB(30).

D’après cette enquête, la plus récente disponible à ce jour, en 1998, les migrants représentaient 20,56% des actifs dans l’échantillon, soit pour la Chine toute entière un total de 95 millions de personnes. Toutefois, 48% de ces migrants (46 millions de personnes) étaient de simple « commuters » travaillant hors du village mais sans quitter leur canton. Les vrais migrants, comparables à ceux des enquêtes précédentes, n’auraient été que de 49 millions de personnes seulement ! Le nombre de travailleurs hors de leur province (19 millions de personnes) n’aurait pas changé depuis 1994, et ceux travaillant hors de leur district (mais dans la même province, 13 millions de personnes), ou dans le même district (mais pas le même canton, 17 millions de personnes) auraient été inférieurs aux estimations des années antérieures. En fait, cette enquête, sans doute biaisée par la nature même de l’échantillon établi pour les besoins des statistiques agricoles, et ne comptant que les migrants travaillant plus de six mois hors de leur lieu d’origine(31), est contradictoire avec les conclusions des autres enquêtes montrant qu’une majorité de migrants allait en ville (dans l’enquête de 1999 du bureau national des Statistiques, 57% des migrants, « commuters » compris, 54 millions, allaient en « ville », mais 19 millions d’entre eux se rendaient en fait dans les chefs-lieux de bourg, jianzhi zhen, dans un milieu de fait rural, ne laissant que 35 millions pour les cités, contre 45 millions en 1994 dans l’enquête du ministère de l’Agriculture, et 42 millions dans le recensement de 1995)(32).

Cette même enquête, pour le même nombre de migrants inter-provinciaux en 1998 que ceux recensés en 1995, tend à accentuer la polarisation spatiale des migrations, avec 83% des migrants hors de leur province d’origine se dirigeant vers les provinces de l’est ou les grandes métropoles de Shanghai et Pékin (dont 49% vers le Guangdong, 7% vers le Zhejiang, 7% vers Pékin, 6% vers Shanghai, 5% vers le Fujian, 5% vers le Jiangsu, etc.), contre 55% lors du recensement de 1995 (26% seulement vers le Guangdong, 8% vers le Jiangsu, 8% vers Pékin, 6% vers Shanghai, etc.). Inversement, six provinces exportatrices de main d’œuvre fournissent les deux-tiers des migrants avec Sichuan et Chongqing (17%), Jiangxi (13%), Hunan (12%), Anhui (11%), Hubei (7%) et Henan (7%), alors que dans le recensement elles n’en apportent que 53% (Sichuan 17%, Anhui 10%, Henan 9%, Hunan 9%, Jiangxi 5%, Hubei 3%).

Par delà toutes ces incertitudes, et sur la base de la progression observée entre 1993 et 1996, il n’est pas irraisonnable de penser que le nombre total des migrants, y compris ceux séjournant moins de six mois hors de leur lieu d’origine, devait atteindre près de 100 millions de personnes en l’an 2000, dont probablement 60 millions travaillant dans les cités, et 30 millions quittant leur province.

Que signifient ces chiffres? Si l’on considère que près de 20 millions de migrants sont déjà comptés dans la main d’œuvre non agricole des campagnes, resteraient donc 80 millions de personnes, officiellement comptées comme main d’œuvre agricole, et travaillant de fait au moins une partie de l’année hors de leurs villages. Ce dernier chiffre doit être rapproché des 100 à 140 millions d’actifs agricoles « en surplus » par rapport au travail réellement absorbé par l’agriculture. En d’autres termes, en morte saison, une majorité du volant de main d’œuvre excédentaire, employée lors des périodes de pointe dans l’agriculture mais apparemment oisive le reste de l’année, part en fait s’employer dans les villes, fournissant le gros des bataillons des migrants saisonniers recensés.

La difficile intégration des migrants en milieu urbain

Soulageant donc le sous-emploi agricole à la campagne, les migrants apportent des revenus non négligeables à leurs familles restées au village. D’après une enquête de Li Qiang, plus de 70% des migrants envoient de l’argent à leur famille(33). En 1998, un migrant gagnant près de 5900 900 yuans par an enverrait ainsi en moyenne près de 2 600 yuans à sa famille, ne consommant lui-même sur place que 2 300 yuans (beaucoup moins qu’un citadin, environ 4 300 yuans par personne et par an, mais plus qu’un paysan, 1 600 yuans)(34).

Pour les paysans, la possibilité de migrer, même temporairement, est donc la bienvenue. Les migrants sont-ils pour autant les bienvenus dans les cités ?

Dans un premier temps, comme pour les immigrés dans d’autres pays, l’opinion publique, relayée par les media, a surtout insisté sur les gênes, voire les troubles apportés à l’ordre public par ces vagues de mingong : engorgement des lignes de chemin de fer lors des grandes migrations du Nouvel An, criminalité accrue, etc. et d’accuser ces « migrants aveugles » de perturber la vie paisible des cités.

Pour autant, ces migrants satisfaisaient aux besoins accrus de main d’œuvre d’une Chine urbaine en plein développement, surtout dans le domaine de la construction et des services(35). Depuis le milieu des années 1990, les tensions entre migrants et citadins prennent une nouvelle tournure. La restructuration des vieilles industries, la réforme des entreprises d’Etat, provoquent une montée du chômage (le taux de chômage, officiellement de 3,5%, avec moins de 10 millions de chômeurs, serait en fait proche de 9%, avec 16 millions de personnes). Le nombre d’employés licenciés (xiagang ou, depuis 1998, bu zhai gang), dont un certain nombre retrouvent à s’employer, aurait augmenté de quelques 3 millions de personnes en 1993 à près de 22 millions en 1999(36). Les conflits potentiels entre migrants et urbains se porteraient-ils maintenant sur le domaine de l’emploi avec cette montée du chômage citadin ?

En fait, les migrants, ainsi que nous l’avons noté plus haut, n’occupent pas les mêmes emplois que les citadins. Les restrictions réglementaires faites à leur entrée dans les entreprises collectives ou, a fortiori, d’Etat, font que 90% sont employés du secteur privé, ou « self-employed » (d’après une enquête auprès de 619 ouvriers-paysans à Pékin, 18% étaient employés dans des entreprises privées, et 53% « self-employed »(37) ; d’après une étude faite à Shanghai, moins de 8% des postes pris par les migrants ont des effets de substitution vis à vis des emplois citadins(38)).

Loin d’être un fardeau pour les finances publiques, comme les employés licenciés qui touchaient en moyenne plus de 1 500 yuans par an de subventions en 1999 (pour un total de 3,2 milliards de yuans pour les fonds de chômage), c’est une main d’œuvre qui ne coûte guère à la collectivité. Et là est d’ailleurs le principal problème social posé par les migrants aux autorités chinoises : comment intégrer ces migrants à la société urbaine, sans en faire des parias dans leur propre pays ?

A la différence des citadins, les migrants sont très mal assurés (moins d’un quart des migrants employés bénéficient d’une assurance médicale et moins d’un tiers sont couverts en cas d’accident du travail(39) ; d’après une enquête du ministère de l’Agriculture, ces proportions tombent respectivement à 12 et 25%(40)). Quand ils signent des contrats avec leurs employeurs (moins de 10% des cas dans les entreprises privées), ces contrats sont le plus souvent non valides ou même illégaux (avec des clauses comme « mort et blessures au travail ne sont pas couverts », etc.)(41). Régulièrement de tragiques incendies d’entreprises, avec morts d’employés migrants, sont rapportés par la presse. Et point n’est besoin de parler des conditions de travail qui leur sont faites.

Plus important du point de vue de l’avenir de l’exode rural, est le fait que les frais d’éducation sont prohibitifs pour les migrants au cas où ils voudraient amener avec eux leur famille, interdisant de fait toute installation stable à long terme. Sans hukou urbain, les enfants doivent payer des « frais de compensation » (jie du fei, ou zanzhu fei) pouvant atteindre 2 000 ou 3 000 yuans par an pour suivre les cours de l’école publique primaire en ville. Certains migrants ont bien essayé de créer leurs propres écoles « populaires », indépendantes des autorités urbaines et beaucoup moins onéreuses (320 yuans de frais par semestre), mais celles-ci restent illégales (on en dénombre plus d’une centaine à Pékin, alors que plus de 100 000 enfants de migrants y seraient à l’âge d’être scolarisés)(42).

Ces différences de statut considérables entre citadins et migrants ruraux sont bien le fait d’une politique délibérée de ségrégation(43). Cette politique, dans les grandes villes, prend la forme de réglementations visant à limiter l’entrée des migrants sur le marché du travail (définition de trois catégories d’emplois à Shanghai en 1995, puis à Pékin en 1997: autorisés pour les migrants, restreints, interdits)(44). Même dans les villes de taille moyenne, près de 40 secteurs ou professions seraient interdits aux migrants(45). En conséquence le nombre de migrants dans les très grandes villes serait en déclin (à Pékin, après un pic de 3,3 millions, le nombre de migrants serait retombé à moins de 2 millions)(46).

A défaut d’interdire tout simplement certains types d’emplois, la plupart des localités utilisent des systèmes de « certificats » ou de « cartes » pour essayer de contrôler le flot des migrants : permis de travail, carte de planning familial, carte de résident temporaire (pour la police), etc. En réalité ces systèmes s’apparentent plus à une forme de charges imposées aux migrants par les administrations qu’à un véritable outil de limitation de l’immigration : d’après certaines sources, à raison d’une moyenne de 600 yuans de frais divers par personne et par an, les migrants-paysans contribueraient pour près de 60 milliards de yuans aux frais de fonctionnement de diverses institutions publiques en Chine.

L’introuvable réforme du hukou

Lorsqu’en 1958 avait été officiellement promulgué le système du hukou (livret de famille), différenciant les enregistrements familiaux des habitants des campagnes (nongcun hukou ) et ceux des « villes et bourgs » (chengzhen hukou ), avec pour résultat d’opposer « population agricole » (nongye renkou) et « non agricole » (fei nongye renkou), le but était de fixer les paysans dans le territoire de leur Commune populaire d’origine, empêchant donc toute migration et privilégiant les citadins qui bénéficiaient d’avantages multiples, dont celui des rations alimentaires à bas prix (permettant donc la réalisation d’une « accumulation primitive » aux dépens de l’agriculture).

La décollectivisation, les réformes ont enlevé ce rôle de frein à toute mobilité pour les ruraux. Ainsi que le montrent les exemples précédents, le hukou est devenu essentiellement un outil de discrimination à l’encontre des migrants paysans, leur ôtant l’accès aux privilèges (santé, éducation, etc.) dont bénéficient encore les urbains(47). Ce système, cette discrimination sont-ils viables à long terme ? Cette question prend un relief tout particulier maintenant que l’entrée de la Chine dans l’OMC devrait accélérer la mobilité des populations, l’exode rural, rendant encore plus aigus les problèmes d’intégration des migrants en milieu urbain.

En réalité, le problème de la réforme du hukou s’était posé dès 1984, lorsque les paysans avaient été autorisés à s’installer dans les bourgs, à la condition de pourvoir eux-mêmes à leur alimentation (Cf. supra, le système du zili kouliang). Cette réforme apportait une souplesse certaine dans le domaine de l’emploi en encourageant la mobilité géographique et professionnelle des paysans. Mais les hukou urbains conservant de nombreux avantages, les spéculations, la corruption, se sont multipliées avec l’achat au noir de hukou citadins (un hukou à Pékin pouvant se vendre jusqu’à 100 000 yuans au marché noir)(48).

Au cours des années qui ont suivi, de nouveaux systèmes d’enregistrement de la population ont donc été tentés, visant en fait pour l’essentiel à limiter le nombre de migrants dans les grandes villes : systèmes de résidence temporaire à Pékin en 1985, à Tianjin, Shanghai et Wuhan en 1988, etc. Au cours des années 1990, de nombreuses villes ont également institué une catégorie spéciale de hukou, appelée « blue-sealed hukou », ou hukou quasi-urbain (zhun chengzhen hukou ), donnant accès à certains avantages normalement réservés aux seuls citadins(49). En fait l’acquisition de ce hukou était soumise à des conditions très strictes en matière de niveaux de qualification, de possession de logements spacieux, réservant son accès à une minorité de travailleurs dont les capitaux ou le savoir-faire étaient recherchés. Les détenteurs de ce précieux sésame sont donc restés numériquement marginaux (passant au plus de 88 000 personnes en 1993 à 320 000 en l’an 2000 au Liaoning, mais ne concernant que 1 000 personnes à Shanghai en 1997)(50).

En 2001, des réformes de plus grande envergure étaient annoncées, suscitant un grand intérêt dans les media. Dans la province du Guangdong, la distinction des hukou agricole et non-agricole devrait disparaître, avec l’institution d’un seul « hukou de résidence » (jumin hukou)(51). Le gouvernement de la province du Fujian décidait également de mettre en place un système similaire en 2002(52), les différentes types de hukou provisoires (zili kouliang hukou, blue-sealed hukou, etc.) étant supprimés. Pour d’autres villes, les différents quotas appliqués aux permis de résidence des migrants seraient remplacés par des systèmes de « conditions d’admission » (zhunru tiaojian).

Ces annonces spectaculaires ne devraient pas cependant être suivies d’effets notables. Les conditions d’obtention du nouveau hukou à Shenzhen et dans le Guangdong n’ont pas encore été publiées. De façon générale, les conditions d’admission dans les grandes villes restent, comme par le passé, prohibitives : pour Pékin il faut être patron (ou co-actionnaire) d’une entreprise privée ayant embauché cent Pékinois par an pendant trois ans, ou avoir payé 800 000 yuans de taxes par an pendant trois ans consécutifs, etc(53). La seule exception semble être la ville de Shijiazhuang où les conditions étaient beaucoup moins exigeantes (seulement deux ans de séjour, pas de savoir-faire spécial requis, ni de restrictions dans les types d’emplois)(54). En fait dans cette capitale du Hebei, sinistrée par le chômage, les opportunités d’emploi pour les migrants semblent très faibles et la réforme n’a guère eu d’effets(55).

Plus significative est sans doute l’ouverture totale des petites villes et des bourgs, mise en œuvre depuis le 1er octobre 2001. Aux conditions d’y avoir un logement fixe et un travail stable, les paysans peuvent désormais changer leur hukou sans frais (tout en ayant la possibilité de garder leurs terres louées dans leur village d’origine comme à Fenghua, dans le Zhejiang)(56). Mais il s’agit là bien plus de la reconnaissance d’un fait accompli : il y a bien longtemps que les paysans se sont installés dans les bourgs, y ont monté leurs entreprises et y ont acheté leur demeure. La réforme porte d’autant moins à conséquence que les résidents de ces bourgs ne jouissent pas des mêmes avantages que les citadins des grandes villes : les diplômés des écoles n’y ont plus d’affectation désignée dans les administrations ou entreprises d’Etat, n’ont pas de priorité pour l’accès aux universités, la protection sociale y est pratiquement inexistante et les soins aussi chers qu’à la campagne, etc.

La mesure la plus importante sera peut-être celle, décidée par la commission du Plan, annonçant l’annulation des « sept frais » jusqu’ici imposés aux migrants, dès avant la fin de février 2002(57). Pour les migrants, une telle mesure, si elle est vraiment appliquée, aura bien plus de signification que les « réformes du hukou » dont il est maintenant beaucoup question.

 

Les incertitudes tenant tant au statut futur du hukou qu’à l’ampleur même des migrations rurales renvoient aux défis auxquels sont confrontées les autorités chinoises à la veille d’une mutation majeure qui est en train de s’esquisser, celle de l’urbanisation d’un pays encore majoritairement rural, avec le déclin, voire la disparition à terme de la plus grande paysannerie du monde.

Le clivage entre « ruraux » et « urbains », entretenu par leurs statuts respectifs, aggravé par le fossé grandissant entre leurs revenus, ne semble pas près de disparaître. Pays en développement, la Chine a déjà beaucoup de mal à financer la nouvelle couverture sociale de ses citadins, laquelle doit se substituer de ce point de vue aux protections des anciennes « unités de travail » (danwei). Il est hors de question que les paysans migrant en ville puissent en bénéficier, du moins dans le court terme. L’ancienne ségrégation entre paysans et citadins va donc sans doute perdurer au travers des mesures discriminatoires faisant des « paysans ouvriers » des citadins de seconde zone.

Encore pour apprécier ce phénomène faudrait-il connaître plus précisément les flux des migrants, la situation étant fort différente d’un type de cité à l’autre. Si, comme les chiffres semblent l’indiquer, les très grandes villes, comme Pékin ou Shanghai, réussissent à contenir le flot de ces « immigrés » de l’intérieur, alors le phénomène des bidonvilles proliférant autour des mégapoles, tel qu’il apparaît en Asie du sud ou en Amérique Latine, pourra-t-il être évité.

Restera le problème des villes moyennes ou petites. Si le développement des bourgs, contrairement aux attentes des autorités chinoises, était compromis par la crise de croissance des TVE, c’est vers ces cités que les migrants vont se tourner. Leur intégration dépendra autant des mesures prises par les autorités locales que conditionnée par les modalités mêmes des migrations : les paysans ouvriers se dirigent-ils d’abord vers les chefs-lieux de leurs propres districts, ou vers les villes d’autres districts, d’autres provinces ? Quels rapports continuent-ils d’entretenir avec leurs villages d’origine, comment les structures des familles paysannes s’adaptent-elles aux contraintes des migrations, etc. ? Voilà autant de questions autour desquelles se dessineront les traits de l’exode rural à venir, lequel fera que la Chine ne ressemblera plus jamais à ce qu’elle fut pendant des siècles. Y répondre nécessitera beaucoup plus d’informations, beaucoup plus de recherches que celles dont nous disposons actuellement.

 

Cet article nous a été soumis indépendemment de la constitution du dossier sur l’OMC et n’a donc pas été rédigé exclusivement dans cette perspective. La rédaction remercie les auteurs d’avoir accepté qu’il soit néanmoins inclus dans ce numéro spécial.