BOOK REVIEWS

Lin Yi-Min, Between Politics and Market Firms, Competition and Institutional Change in Post-Mao China

by  Marina Thorborg /

Dans la première phase de la période de transition des années 1990, on a souvent comparé la Chine avec la Russie et les Etats de l’Europe de l’est. Ces comparaisons contribuèrent à souligner le contraste entre une Chine dont le processus de développement était perçu comme une réussite et une Russie où tout semblait laissé au hasard. On arrivait ainsi à la conclusion selon laquelle la Chine aurait mis en place des réformes dans le bon ordre, c’est-à-dire en donnant la priorité à l’économique sur le politique, alors que la Russie, en procédant en ordre inverse, aurait opté en faveur d’un mauvais calendrier.

À partir de 1991, la dislocation du bloc soviétique favorisa l’émergence d’une nouvelle donne dans le débat politique et économique en Europe occidentale. Alors que bien des analyses de la transition économique s’étaient attachées, des années 1950 au milieu des années 1980, à démontrer comment les économies en développement et les économies de marché pourraient, devraient ou auraient à se transformer en des économies planifiées, jugées plus rationnelles et plus égalitaires, ce courant de pensée échoua à rallier de nouveaux adeptes après 1991. Ce ne fut pourtant qu’en Europe de l’Est, et tout particulièrement en Hongrie, que l’on pût assister à un débat passionné sur les modalités d’un développement économique qui reposerait sur le passage d’une économie planifiée à une économie de marché. Les désavantages d’une économie planifiée aux faibles contraintes budgétaires et donc peu compétitive sur un marché mondial où la rigueur budgétaire est de mise furent ainsi exposés. Selon ses pourfendeurs les plus connus, à l’image de Janos Kornai et d’Ivan Szelenyi, les principales caractéristiques d’une économie socialiste planifiée sont sa tendance à gaspiller les ressources, son inefficacité et son incapacité à offrir à ses citoyens autre chose qu’un faible niveau de vie et un sentiment de peur grandissant face à un Etat totalitaire proche du modèle orwellien de « Big Brother » (1).

Les analyses théoriques de la transition d’une économie planifiée à une économie de marché eurent, dès le départ, tendance à insister sur le caractère crucial du rythme de développement dans un processus de transformation réussi. Aussi le modèle du « Big Bang » auquel s’opposait une approche « graduelle », c’est-à-dire un modèle de réforme rapide et global et non un modèle par étapes successives, fut-il retenu comme l’une des alternatives principales. Une décennie de changement en Europe de l’Est montra cependant que certains facteurs essentiels à la réforme furent sous-estimés car considérés comme acquis par les experts occidentaux engagés dans cette transition. Habitués à un système d’équilibre des pouvoirs au plus haut niveau de la société, ils ont en quelque sorte présupposé qu’un système monolithique pourrait être transformé facilement. Dans les pays où des forces d’opposition existent — comme une puissante église indépendante et des syndicats à l’image du cas polonais avec l’église catholique et le syndicat Solidarité — l’évolution vers une société pluraliste fut rendue plus facile. Plus la société civile était développée, plus la période de transition fut courte. Une relation inverse pourrait par ailleurs être observée entre le rythme des transformations institutionnelles et la croissance de l’économie informelle (2). L’héritage étatique laissé par les Habsbourg en Europe centrale — une administration publique et judiciaire efficace, une puissante fonction publique et une société civile plus développée que dans des pays situés plus à l’est de l’Europe — fut considéré comme une des explications à la plus grande rapidité des transformations de cette région. Les évolutions institutionnelles apparaissent en effet dans ce cas de figure comme une condition sine qua non de développements ultérieurs sur la route conduisant à une économie de marché rentable et à une société pluraliste. Aussi la perspective d’adhésion à l’Union européenne fut-elle envisagée comme un facteur déterminant dans l’accélération du rythme des réformes.

Au cours du débat sur les économies en transition de l’ancien bloc soviétique, on parvint à distinguer différents facteurs ayant influencé le processus de développement comme les groupes de pression, la corruption de l’administration et l’accaparement de l’Etat (3). Peu de personnes firent prévaloir la stabilité sur la démocratie ou trouvèrent des excuses à l’existence de différentes formes de corruption (4).

Très peu d’éléments de ce débat furent retranscrits dans une sphère chinoise dans laquelle l’accent était mis sur la stabilité autoritaire bien plus que sur l’avènement d’une démocratie et ceci tout particulièrement dans le cadre des discussions sur le futur marché de la RPC. Certains spécialistes de l’économie chinoise à l’image de Thomas Rawski et de Nicolas Lardy ont toujours su garder une attitude critique dans ce débat et notamment relativement aux taux de croissance affichés par Pékin (5). Une avalanche d’ouvrages et d’articles saluant les performances supposées glorieuses de la Chine inonda néanmoins le monde de l’édition en s’inscrivant dans la droite ligne d’une interprétation hyper-positive des réalités chinoises et en opposition avec les difficultés abyssales rencontrées par la Russie, les pays de l’Europe de l’Est et voire plus récemment par le Japon (6). En formulant ces analyses, certains auteurs donnaient l’impression d’être guidés par des intentions bien pensantes. Cependant, ils n’hésitèrent pas à sélectionner leurs données chiffrées non pas en fonction d’un esprit critique et indépendant mais selon des échelles de mesure différentes dans le cas de la Chine que dans celui de l’ensemble des autres pays. Certains des plus connus de ces experts autoproclamés étaient des anciens hommes politiques reconvertis en consultants et avaient donc intérêt à fournir une évaluation des plus positives de l’économie chinoise. De plus, le public avait dans son ensemble tendance à voir en ces experts leur ancienne fonction officielle ce qui leur accordait une crédibilité sans commune mesure avec leur position du moment en contribuant dans tous les cas à renforcer les analyses positives de la situation chinoise.

Le point de départ d’une évaluation plus objective des performances chinoises peut être daté avec la publication, en 1994, d’une étude presque inconnue de la Banque Mondiale (7). Avec des taux de croissance en baisse, peu d’investissements directs étrangers créant des profits depuis le boom irraisonné de l’investissement du milieu des années 1990 et une absence de plus en plus visible de sérieux dans la publication des données statistiques, un certain nombre de livres et d’articles ont fini par remettre en question les fondements des prévisions enthousiastes sur la croissance chinoise, les différentes échelles de mesure adoptées dans l’étude de ce pays et la conviction selon laquelle les réformes économiques pouvaient prévaloir sur les réformes politiques (8).

Dans cette atmosphère de renouveau critique à l’égard des perspectives économiques chinoises, on ne peut recommander aucune meilleure étude de fond que Between Politics and Markets Firms, Competition and Institutional Change in post mao China de Yi-min Lin, maître de conférences au département de sciences sociales de l’Université de Sciences et de Technologies de Hong Kong. En essayant de prendre la mesure des réformes menées en Chine depuis 1978 et d’arriver à une plus grande compréhension de la complexité des problèmes posés par la transformation de ce qui est encore aujourd’hui un puissant parti-Etat , Yi-min Lin a réussi à produire un outil d’analyse des plus valables pour étude approfondie des changements institutionnels chinois. Pour un lecteur soucieux de développer un sens critique en se repérant dans le foisonnement d’ouvrages prenant parti pour ou contre les changements économiques chinois, voici l’ouvrage qui expose le fonctionnement du système économique chinois. A travers son analyse des changements institutionnels de ces dernières années, l’auteur a en effet contribué à pacifier le débat.

Le cœur de l’argumentation peut être résumé pertinemment par cette citation : « l’Etat communiste est passé d’un système instrumentalisé socialement par la direction centrale, guidé par l’idéologie et organisé à travers un réseau de relations hiérarchiques (Shurman, 1968), à un semblant d’économie de marché dans laquelle le centre perd tout contrôle cohérent, toute autorité étatique et où les richesses sont largement échangées par les agents de l’Etat à différents niveaux et en fonction d’intérêts personnels » (p. 6).

L’étude consacrée aux profits illégaux est particulièrement éclairante car elle permet d’expliquer pourquoi un Etat-parti omnipotent, mis à part sous le règne de la terreur, ne fera jamais le poids face à un système pluraliste dans le combat contre les abus de pouvoir. On peut également ajouter au bilan positif de cet ouvrage l’analyse lucide et détaillée de la relation entre une décentralisation accrue des pouvoirs et l’apparition d’une corruption endémique en l’absence d’une autorité de contrôle extérieure. L’auteur se fait donc indirectement l’avocat d’un choix en faveur d’une réforme politique qui précéderait la réforme économique, montrant ainsi combien il est inadéquat à moyen et long terme qu’un parti unique fasse la promotion de la rentabilité économique et de l’Etat de droit.

Les quelques coquilles que nous avons relevées ne portent pas atteinte à la qualité générale du travail. Le fait que l’auteur souligne plusieurs fois la diminution du taux de croissance chinois alors que le chapitre VII s’ouvre sur des taux de croissance en hausse non plus. La dernière impression que l’on garde à la lecture de cet ouvrage est celle de l’incroyable corruption qui gangrène la société chinoise et contribue ainsi à creuser le fossé — dans les mêmes proportions qu’en Amérique latine — entre pauvres et riches. Une véritable réforme semble impossible avant que les citoyens les plus touchés par la corruption n’aient le droit de se prononcer pour la combattre. La comparaison entre la Chine d’une part et l’Europe de l’Est et la Russie d’autre part met en lumière de nombreuses similitudes, telles les spéculations sur l’argent des retraites ou les incertitudes sur les chiffres du chômage. Mais en Chine, à l’inverse des pays de l’Europe de l’est, aucune réforme politique capable d’enrayer la montée de ces problèmes n’a encore été encore engagée.

Traduit de l’anglais par Leïla Choukroune