BOOK REVIEWS

Edmund Terence Gomez et Michael Hsiao Hsin-Huang éds., Chinese Business in South-East Asia. Contesting Cultural Explanations, Researching Entrepreneurship

by  Gilles Guiheux /

Cet ouvrage, dont la publication est dirigée par Edmund Terence Gomez (University of Malay, Kuala Lumpur) et Michael Hsiao (Academia Sinica, Taipei), rassemble diverses contributions à un atelier réuni à Taipei en novembre 1997 sur le thème du capitalisme chinois en Asie du Sud-Est. Le texte, qui fait bien sûr écho aux innombrables articles de presse et ouvrages de vulgarisation parus, dresse ainsi un état des lieux de la recherche académique sur le sujet. Une de ses qualités, et non des moindres, est de rassembler celle-ci dans vingt-cinq pages de bibliographie. L’ouvrage débute par un long et passionnant chapitre introductif signé des deux co-éditeurs qui met en perspective les acquis et les faiblesses des travaux académiques déjà réalisés. Suivent ensuite six textes, d’inégale qualité, consacrés aux cas particuliers de Singapour, de la Malaisie, de la Thaïlande, des Philippines, de l’Indonésie et des investissements taiwanais en Asie du Sud-Est. À chaque fois, les auteurs se livrent tant à une critique de la littérature existante qu’à l’exposé d’un programme de recherches à venir.

On retiendra deux critiques principales adressée à la bibliographie existante. Celle-ci a d’abord eu tendance à considérer les communautés d’affaires chinoises en Asie du Sud-Est comme des ensembles homogènes, alors qu’elles sont traversées par de nombreux clivages. Ces communautés sont plurielles parce qu’elles sont le fruit de migrations successives. Il existe aussi des différences de générations, celles qui sont nées dans le pays d’accueil n’ayant pas le même rapport à la société et à l’Etat de ce pays. Ces différences sont aussi géographiques ou dialectales puisque ces communautés sont originaires de régions de Chine distinctes. Enfin, ces communautés sont aussi socialement divisées — tous les entrepreneurs chinois d’Asie du Sud-Est ne sont pas à la tête de conglomérats multi-sectoriels !

Deuxièmement, la question de la contribution des réseaux ou organisations propres à la communauté chinoise (intra-ethnic business networks) à la prospérité économique reste très largement encore à poser. Le meilleur exemple qui soit de coopération économique à l’intérieur d’une communauté chinoise est sans doute la création en 1932 de la Overseas Chinese Banking Corporation (COB) sur la base de trois banques contrôlées par des entrepreneurs hokkien de Singapour. Mais les organisations régionales ou dialectales ont perdu de leur efficacité économique et de nouvelles organisations, comme le Rotary Club, le Lions Club ou les associations d’anciens élèves jouent un rôle nouveau à élucider. L’accent a été trop souvent mis sur la supposée harmonie de communautés d’affaires qui sont de fait traversées par des conflits insuffisamment étudiés. Dans le cas des Philippines, Theresa Chong Carino montre qu’un des facteurs de succès des grands entrepreneurs chinois tient aux relations qu’ils ont su tisser avec les élites non chinoises du pays (p. 114).

Un objet a été particulièrement délaissé par la recherche académique et mériterait qu’on s’y attache de plus près : les petites et moyennes entreprises qui forment l’essentiel de la démographie des entreprises chinoises en Asie du sud-est. Alors qu’on s’est trop exclusivement intéressé aux grandes entreprises et à leurs dirigeants, il reste donc à expliquer leur dynamisme. Les futures recherches devraient s’attacher à répondre à trois questions. Comment les politiques publiques contribuent à expliquer les formes de développement des entreprises chinoises ? Comment se sont historiquement construits des marchés locaux du capital ? Enfin, les auteurs s’accordent tous sur la nécessité de conduire une critique raisonnée des arguments culturalistes, lesquels fonderaient l’existence d’un « capitalisme chinois ». Il faudrait revenir en particulier sur la manipulation par les individus, les groupes sociaux ou les Etats concernés de l’idée d’une identité proprement chinoise.

À cet égard, le dernier chapitre est particulièrement éclairant puisqu’il teste l’hypothèse de l’affinité culturelle comme base de coopération économique à l’épreuve des investissements réalisés par les entreprises taiwanaises en Malaisie. Est-ce ou non parce que la Malaisie est le pays d’Asie du sud-est qui compte l’une des plus importantes communautés chinoises (28% de la population) que les investissements taiwanais y sont particulièrement nombreux ? La réponse de I-Chun Kung est clairement négative. Si les entrepreneurs taiwanais s’y installent, c’est qu’ils trouvent sur place à employer des cadres malais qui ont poursuivi leurs études supérieures à Taiwan même. Ce n’est donc pas parce que les investisseurs partagent avec leur pays d’accueil une même identité culturelle chinoise — concept bien vague —, mais parce qu’un grand nombre d’étudiants malais sont familiers des réalités taiwanaises qu’il y a là une base pour la coopération économique.

Sur certains points, le lecteur restera sur sa fin. Pourquoi s’être limité à l’Asie du Sud-Est alors qu’on aurait personnellement souhaité que soient prises en considération les entreprises hong kongaises ou taiwanaises ? Les questions théoriques et méthodologiques soulevées par les auteurs concernent les modes d’organisation du capitalisme dans l’espace chinois en général. On pourrait ainsi envisager que ces questions soient référées aux acquis de l’histoire économique de la Chine pré-communiste ou aux formes de développement de l’entrepreunariat dans la Chine contemporaine. Pour sortir des impasses du culturalisme, les auteurs ont choisi de privilégier l’étude de ces entreprises parce qu’elles sont contrôlées ou gérées par des populations minoritaires (mais alors pourquoi envisager le cas de Singapour où les populations chinoises sont majoritaires ?). On attend avec impatience de voir combien une analyse comparative qu’ils appellent de leurs vœux (p. XIII) entre les entreprises chinoises en Asie du sud-est et les entreprises d’autres diasporas (indienne, japonaise, coréenne, juive ou arménienne) dans d’autres parties du monde peut contribuer au débat. Une telle comparaison pourrait en particulier servir de base à la fabrication d’outils conceptuels qui font pour l’instant cruellement défaut. On a compris que ces textes, riches en questionnements méthodologiques et théoriques, et qui appellent à une sociologie économique qui soit aussi politique et historique, ne constituent que le premier d’une série de volumes dont on attend désormais la publication avec impatience.